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Full text of "Le Monde moderne"

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ïi.  ^  V 


I 


Le  Monde 


Aioderne 


\\\\\. 


REPRODUCTION       INTERDITE 

des  articles  et  des  ill-jstrations 


DROITS   DE   TRADUCTION   RESERVES 

jour  tous  pay-:.  y  compris  la  Suède,   la  Norvège,   la  Hollande  et  le  DanemarcU 


Le  Monde 


Moderne 


TOME     XVIII 


PARIS 

Félix    JUVKN,     Kihtkur 

122,  rue  Réaumur,   122 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lemondemoderne18pari 


PATAFLOU  !    CE    FUI     UN    TREMBLEMENT    TERRIBLE 


EN-TUE-SEPT-D  UN-COUP 


I 


A  l'époque  —  je  vous  parle  de  quel- 
que six  cents  ans  en  arrière  —  la  ville, 
où  se  passa  le  conte  extraordinaire- 
nient  \-éridique  que  je  vais  \  ous  conter, 
avait  un  quartier  qu'on  appelait  La 
Val- fera. 

On  sait  que  la  science  est  essentiel- 
lement positive,  et  quelle  a  sur  les  arts 
et  les  lettres  l'inappréciable  avantage 
de  la  certitude.  Vous  ne  serez  donc  pas 
étonnés  si  les  quatre  ou  cinq  cents 
érudits  qui,  depuis  quatre  ou  cinq  siè- 
cles ont  entrepris  de  fouiller  les  ori- 
gines et  les  antiquités  de  la  ville,  n'ont 
pas  encore  réussi  à  se  mettre  d'accord 
sur  la  signification  exacte  de  ces  deux 
mots  :  La  Val-fcra. 


Les  uns,  de  fait,  le  traduisent  par  la 
vallée  ou  leva/  sauvage^  et  ils  en  dédui- 
sent qn  autre  temps  ce  quartier,  situé 
entre  deux  collines,  était  absolument 
ou  presque  inhabité  a  cause  de  l'épais- 
seur du  bois  dont  il  était  cou\ert. 

Les  autres  concèdent  qu'il  est  bien 
question  d'une  vallée,  mais  que  l'épi- 
thète  de  fera  lui  vient  de  nombreuses 
bêtes  fau\  es  et  même  féroces  [fcras^  en 
effet,  en  languedocien)  qui  y  pullu- 
laient. Enfin,  d'autres  savantasses  in- 
trigués d'un  si  passionnant  problème, 
sont  arrivés  du  Nord,  de  l'Ouest  et  de 
l'bvSt  pour  l'étudier  sur  place.  Dédai- 
gneux comme  il  con\ient,  de  toute 
étymologie  paioise^  qui  fournissait  des 
explications  vraiment  trop  faciles  ,  tel 
de  ces  grands  érudits  —  mais  celui-là 


EN-TUE-SEPT-D 'UN-COUP 


était  venu  de  Paris  tout  exprès!  — 
rejoignant  ces  deux  mots  Val-fèra  avec 
l'article  la  et,  par  une  intuition  vrai- 
ment géniale,  introduisant  une  apos- 
trophe entre  17  et  l'a  obtint  laval- 
fèra . 

La  solution  était  trouvée. 

Il  fallait  être  ignorant  comme  des 
provinciaux  pour  ne  l'avoir  pas  deviné 
plus  tôt.  Laval-fèra  était  pour  I'cTO^/c- 
fer;  par  la  déplorable  prononciation 
des  indigènes  l'e  final  de  avale  était 
tombé  pour  se  reporter  illégalement  à 
la  fin  du  mot  fer  et  s'y  était  transmué 
en  a,  que  d'ailleurs  les  indigènes  pro- 
noncent à  la  façon  espagnole  ou  ita- 
lienne —  6  martyre  de  la  langue  fran- 
çaise dans  la  bouche  de  ces  barbares 
de  langue  d'oc  ! 

Conclusion  :  —  Le  quartier  avait  été 
évidemment  dénommé  Vavale-fer^  en 
souvenir  d'un  charlatan  qui  y  aurait 
^écu  autrefois  et  aurait  acquis  une 
grande  renommée  auprès  des  gens  de 
ces  pays  —  faciles  à  l'enthousiasme 
comme  à  tous  les  excès  !  —  en  avalant 
du  fei',  peut-être  même  du  feu  et  des 
étoupes.  —  Mais  la  science  n'ose  pas 
être  encore  trop  affirmative  sur  ce  der- 
nier point. 

Je  vous  laisse  à  choisir  entre  toutes 
ces  opinions  :  j'ai  la  mienne,  que  je 
garde  pour  moi.  Aussi  bien  est-ce  sur 
d'autres  points  que  j'ai  dû  fixer  ma 
critique  —  et  combien  assidue,  patiente 
et,  je  l'espère,  ingénieuse.  Car  le  récit 
que  je  vais  vous  faire  nous  a  été  trans- 
mis par  la  tradition  sous  d  innombra- 
bles versions,  qui  diffèrent  selon  les 
localités  où  on  les  recueille  :  or,  il  n  y  a 
pas  de  bourg  ni  de  village  qui  n'ait  la 
sienne,  qu'il  tient  pour  la  seule  authen- 
tique. 

Vous  jugerez  avec  quelle  pru- 
dence perspicace  j'ai  dû  me  débrouiller 
entre  tant  de  prétentions,  pour  arri\er 
à  un  texte  dont  la  \éracité  défie  tous 
les  scepticismes  et  toutes  les  cri- 
tiques ! 

Sur  quoi,  je  commence  . 


I 


A  l'époque  —  en  cette  \  ille  où  se  trou- 
\  ait  ce  quartier  de  la  Val-fèra,  et  qui 
était  sans  doute  Montpellier,  mais  je 
n'ose  l'affirmer  —  vivait  un  cordon- 
nier que  l'on  appelait  Jean  Farinel. 
C'était  un  grand  drôle,  dru  et  vigou- 
reux, bellàs  même,  je  garde  le  mot 
parce  que  bellâtre  ne  le  traduirait  pas 
bien.  Le  moule  où  il  fut  coulé,  dut 
être,  je  vous  assure,  des  plus  parfaits 
pour  la  forme  comme  pour  la  qualité, 
car  par  ses  dehors,  Jean  Farinel  vous 
figurait  l'image  accomplie  de  l'homme, 
—  et  il  était  de  poils  noirs,  c'est-à-dire 
de  la  couleur  qui,  fussiez-vous  blond, 
est,  vous  ne  pouvez  en  disconvenir, 
celle  qui  convient  aux  vrais  mâles! 

Avec  cela,  au  fond,  il  était  le  meil- 
leur enfant  de  son  quartier;  quoique 
taillé  pour  la  dispute  et  la  lutte,  on  ne 
le  voyait  jamais  là  où  l'on  se  querellait. 

11  est  vrai  qu'on  ne  lui  cherchait 
guère  chicane  :  réputé  pour  une  quasi- 
timidité  de  fillette,  on  ne  se  risquait 
pourtant  à  Xallisser  (taquiner)  de  peur 
que  l'envie  ne  le  prît  de  se  ser\ir  de 
ses  mains  qui,  étalées,  étaient  de  \  rais 
battoirs  de  lessiveuses  et  qui,  resser- 
rées, semblaient  des  masses  d'armes, 
hérissées  —  en  guisé  de  pointes  —  des 
jointures  de  ses  phalanges,  aussi  dures 
que  le  fer. 

11  ne  passait  pas  pour  très  cspiiilc; 
pourtant,  sa  naïveté  n'allait  pas  sans 
un  brin  de  malice  ;  elle  était  comme  un 
vase  d'eau  où  trempe  un  brin  de  sauge 
ou  de  mentastre  :  l'eau  n'en  est  pas 
modifiée;  mais  elle  en  prend  un  par- 
fum qui  l'égaie. 

'J'el  se  trouvait  Jean  I''arinel  :  bon 
travailleui-,  bon  camarade,  et,  si  je 
n'ajoute  pas,  pour  ache\ei-  l'épitaphe, 
bon  époux  et  bon  père,  c'est  qu'il  était 
encore  en  giâce  de  célibat. 

Par  une  lourde  après-dinée  d'août, 
lourde  d'une  moite  chaleur  marine  qui 
poissait  tout,  Jean  l*'arinel.  son  repas 
à   peine  terminé,   tomba  les  coudes  et 


E.\-T  UE- SE  PT-D"  UN-COUP 


le  nez-  sur  sa  table,  en  son  échoppe,  et 
s'endormit. 

Le  proverbe  languedocien  dit  :  haïs- 
sable comme  une  mouche  au  mois 
d'août,  et  le  proxerbe  a  raison.  Agour- 
mandies  encore  par  les  restes  du  déjeu- 
ner, ces  taquines  bestioles  voletaient 
et  tournoyaient  autour  du  pauvre  dor- 
meur :  empressées,  affairées  et  bour- 
donnantes, elles  faisaient  à  la  fois  le 
bruit  d'une  eau  bouillante  qui  frémit, 
et  d'une  toupie  qui  ronfle.  Et,  dans 
leur  vire-voltes  croisées,  elle  s'arrê- 
taient, soit  pour  se  lisser  les  ailes,  soit 
pour  lui  sucer  la  sueur  qui  lui  perlait 
des  pores,  tantôt  sur  les  tempes,  tan- 
tôt sur  la  nuque,  tantôt  sur  les  oreilles, 
tantôt  sur  les  joues  ou  les  lèvres  de 
Jean  Farinel. 

Le  misérable,  quand  même,  s'obsti- 
nait à  dormir;  mais  de  quel  sommeil 
inquiet,  nerveux,  convulsif!  Par  brefs 
frissonnements,  il  se  secouait  tout  le 
corps,  comme  un  chat  à  qui  l'on  jette 
des  gouttes  d'eau. 

Enfin,  n'y  tenant  plus,  —  mais 
encore  tout  enivré  de  sommeil  —  il 
dégagea  ses  deux  bras  de  dessous  sa 
face,  qui  y  était  appuyée;  et,  au  hasard, 
à  gestes  rompus,  il  écartait  de  sa  main 
mollement  agitée  l'implacable  pullule- 
ment de  l'ennemi  qui  l'enveloppait. 

Mais,  baste  !  celui-ci  n'en  devenait 
que  plus  rageur  et  plus  agressif  si  bien 
que,  d'un  brusque  sursaut,  Jean  Fa- 
rinel se  redressa,  enfin,  à  demi  réveil- 
lé, et,  à  travers  la  somnolence  qui  lui 
engourdissait  la  vue,  il  se  mit  à  con- 
templer, —  a\ec  une  fureur  qui  crois- 
sait à  mesure  qu  il  prenait  plus  cons- 
cience de  son  réveil,  — •  l'innombrable 
mouscaille  qui  se  mêlait  en  tourbillons, 
s'abattait  en  nuées,  grouillait  sur  la 
table,  et,  tout  autour,  s'éparpillait  au 
soleil  en  pétillements  vifs  et  pressés, 
semblablement  aux  étincelles  d'une 
bûche  embrasée  que  l'on  cognerait  à 
coups  de  pincettc. 

l'3xaspéré,  il  leva  la  main;  ce  mou- 
vement les  fit  toutes  s'envoler  et  les 


répandit  dans  la  pièce  :  mais  les  gran- 
des colères  sont  parfois  patientes.  — 
Il  attendit  et  resta  immobile. 

Elles  se  renhardirent  bien  vite:  — 
puis,  quand  un  certain  nombre  de  ce 
importunes  se  furent  rassemblées  au- 
tour de  la  même  miette,  il  n'hésita 
plus  —  il  laissa  retomber  sur  la  table 
sa  grande  luanasse  large  ouverte,  de 
toute  sa  pesanteur  ! 

Pataflou  !...  —  Ce  fut  un  tremble- 
ment terrible.  —  Jean  Farinel  n'avait 
pas  calculé  sa  force.  Les  verres,  les 
bouteilles,  les  assiettes  bondirent,  se 
choquèrent  et  tombèrent  à  terre  avec 
de  si  violents  fracas  de  brisures  que 
les  voisins  en  furent  épouvantés  ! 

La  rue  où  habitait  Jean  Farinel  n'é- 
tait pas  probablement  très  large. 

Aussi,  en  moins  d'une  seconde,  un 
tumulte  d'hommes,  de  femmes,  d'en- 
fants se  précipita  et  envahit  l'échoppe 
du  cordonnier. 

On  le  trouva  assis  sur  une  chaise 
près  de  sa  table  fendue,  et  riant  d'un 
gros  rire  d'aise  enfantine,  devant  la 
paume  de  sa  main  droite,  qu'il  tenait 
étalée  tout  près  de  ses  yeux. 

—  Eh  !  qu'y  a-t-il,  Janet  >  Tinter- 
rogea-t-on  avec  anxiété  ! 

Mais  lui,  sans  s'étonner  ni  s'émou- 
voir de  l'émotion  de  ses  voisins  : 

—  \'oilà,  leur  conta-t-il,  riant  tou- 
jours. Je  dormais,  est-ce  vrai?  Les 
mouches  m'embêtaient.  Je  me  réveille  : 
j'étends  la  main,  je  l'aplatis  sur  la 
table  et  j'en  tue  sept  d'un  coup...  est-ce 
■7';-t7î  ?  Regardez  ma  main. . .  Les  cada- 
vres y  sont  encore  collés...  (Comptez! 

—  Bougre  de  Nigandàs  ! 

Ce  fut  le  seul  éloge  qu'il  recueillit 
pour  le  moment. 

Pas  moins,  depuis  ce  jour,  on  ne 
l'appela  plus  que  :  l-^.n-liic-scpt-d'iDi- 
coup  ! 

III 

Puis  le  temps  courut  si  bien  que,  si 
le  surnom  lui  resta,  l'histoire  des  mou- 
ches fut  oubliée  de  tous,  par  une  sorte 


EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP 


AINSI     UAIINACHE.  JEAN    FARINEL    ÉPROUVA    QUELQUE    PEINE    A    SE    METTRE    EN    MARCHE 

DERRIÈRE    LE    CAPITAINE 


d  accord  tacite  et  inconscient.  Il  en 
avait  tué  sept  d'un  coup,  c'était  certain 
et  attesté  :  mais  sept  quoi  ?  Un  gaillard 
d'une  telle  vertu  de  complexion  nepou- 
vait  avoir  eu  affaire  qu'avec  des  enne- 
mis terribles. 

Les  uns  racontaient  donc  que  ces 
sept  victimes  étaient  sept  rivaux  qu'il 
avait  terrassés,  lui  seul  en  une  seule 
bataille!  Non  seulement,  on  désignait 
ces  rivaux  par  leurs  noms  ;  mais  comme 
chacun,  dans  la  ville,  briguant  l'hon- 
neur d'avoir  lutté  avec  un  tel  héros, 
prétendait  être  un  des  sept,  il  se  trou\  a 
bientôt  que  les  sept  furent  sept  cents! 
I^t  le  plaisant  c'est  que  tous  ces  pré- 
tendants racontaient,  chacun,  com- 
ment la  «  chose  »  s'était  passée,  a\cc 
une  si  abondante  et  contradictoire  \a- 
riété  de  détails,  que  ce  récit  tout  de 
même  finit  par  trouver  des  incrédules. 

Il  fallut  trouver  autre  chose  ! 


Certains,  alors,  afiirmèrent  savoir 
d'une  façon  certaine,  qu'il  s'agissait  de 
sept  brigands,  qui  avaient  assailli  Jean 
Farinel  une  nuit  qu'il  traversait,  seul, 
la  forêt  de  la  Val-fèra,  où  les  vaillants 
des  vaillants  n'osaient  se  risquer  de 
jour,  même  en  compagnie. 

11  a\ait  tué  les  sept  brigands  d'un 
seul  coup,  qu'on  expliquait  de  diverses 
façons.  .  D'autres  transformaient  les 
sept  brigands  en  autant  de  loups  ou  de 
sangliers  qu'il  aurait  étouffés  d'un 
seul  brasse-corps:  et,  fin  finale,  toutes 
ces  traditions,  au  lieu  de  s'exclure, 
s'ajoutèrent  l'une  à  l'autre. 

Il  fut  avéré  de  tous  que  Jean  l''aiinel 
avait  l'héroïque  habitude  de  ne  faire 
cas  de  ses  ennemis,  de  quelque  poil 
qu'ils  fussent,  que  s'ils  étaient  au 
moins  sept!  —  (>'estce  qui  expliquait 
qu'on  ne  l'axait  jamais  \u  se  battre 
a\  ec  personne. 


EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP 


Et  la  conclusion  fut  qu'en  ce  terrible 
En-tue-sept-d'un-coup,  la  \ille  possé- 
dait un  héros,  auprès  duquel  ne  pou- 
\  ait  se  mesurer  aucun  d'aucune  autre 
ville  voisine  ou  lointaine,  ni  même  nul 
de  ceux-là  qui  sont  les  plus  célèbres 
pour  leurs  hauts  faits  dans  les  histoires 
anciennes  ou  modernes. 

Quant  à  Jean,  il  laissa  dire  d'abord, 
bonnasse  et  sans  résistance  aux  récits 
qu'on  lui  faisait  sur  lui-même,  et  qu'il 
hésitait  encore  à  se  rappeler:  puis  il 
finit  par  si  bien  se  sou\"enir,  en  effet, 
de  toutes  ces  prouesses  dont  on  le 
glorifiait  que,  lorsqu'on  les  répétait 
devant  lui,  il  intervenait  modestement 
pour  rectifier  ou  embellir  les  détails 
nouveaux  dont  on  les  ornait  chaque 
jour  davantage. 

Et  il  devint  aussi  conxaincu  que  ses 
com  pat  notes,  peut-êt  replus  encore,  qu'il 
était  unTerribleparmi  les  plusTerri  blés  1 

Mais  les   réputations    les   plus   mé- 


ritées ont  des  incon\  énienls  et  il    faut 
payer  sa  gloire. 
E  n-tuc~sept-d'  lin-coup  Qn  fit  lépreuve. 


V 


En  ce  temps-là  les  préfets  ni  les 
sous-préfets  n'existaient  encore  :  la  pa- 
trie de  En-tue-sept-d'un-coup  rele\  ait 
du  domaine  d'un  seigneur  qui  prenait 
le  titre  de  baron. 

Ee  château  du  baron  était  bâti  sur 
une  colline  pierreuse,  qu'on  appelait  à 
cause  de  cela  le  peiroux  et  qui  faisait 
face  à  de  grands  bois  de  garric  qui  se 
rejoignaient  à  la  forêt  de  la    V'al-fèra. 

Du  haut  de  la  tour,  les  hommes  du 
baron  pouvaient  guetter  au  loin, 
depuis  les  montagnes  qui  barraient 
l'horizon  au  Nord,  à  quelques  lieues, 
jusqu'à  la  mer  qui  le  finissait   au  Sud. 

Derrière  le  château,  la  ^•ille  s'allon- 
geait en  ovale,  sanglée   en  une    cein- 


ALORS,     IL    SE    LAISSA    TOMnKK     DKUUIKRK     UN     lOURRÉ    DE    C II KNES -\  LR  FS     IC  T     d'oM  V  AT  R  i:.S 


EN-TUE-SEPT-DUN-COUP 


lure  de  murailles  et  dominée  toute, 
comme  il  convenait,  par  le  donjon  sei- 
gneurial colossal  et  massif. 

Le  baron  était  un  grand  chasseur  de 
tout  gibier,  plus  grand  chasseur  que 
grand  batailleur. 

Ce  jour-là,  il  se  ré^•eilla  avec  l'idée 
d'aller  chasser  dans  la  forêt  de  la  Val- 
fèra.  A  cette  nouvelle,  un  grand  émoi 
se  répandit  parmi  les  gens  d'armes  du 
château;  car,  comme  vous  le  savez, 
la  forêt  de  la  Val-fèra  avait  une  mau- 
vaise réputation,  et  cette  réputation 
s'était  encore  empirée  depuis  quelque 
temps. 

On  se  racontait  avec  terreur  qu'un 
animal  monstrueux  venait  de  s'établir 
dans  la  Val-fèra,  d'où  il  sortait  la  nuit, 
pour  faire  d'effroyables  dégâts  dans 
les  environs. 

Des  champs  entiers  étaient  boule- 
versés comme  par  une  charrue  diabo- 
lique qui  les  aurait  furieusement  la- 
bourés en  tous  sens.  Les  épis  étaient 
jonchés  par  larges  trouées,  pareilles  à 
celles  qu'y  auraient  faites  vingt  cava- 
liers chargeant  de  front  ;  et  des  rangées 
de  vignes  étaient  abattues,  brisées  et 
foulées  si  tellement  que  l'on  eût  dit 
qu'un  tourbillon  y  eût  passé. 

Tout  le  monde  avait  vu  cette  bête 
gigantesque!  mais,  comme  chacun  la 
décrivait  à  sa  façon,  il  était  difficile  de 
s'en  faire  une  idée  bien  précise. 

Les  uns  la  comparaient,  pour  la 
grosseur,  à  un  âne  plus  gros  qu'on 
n'en  aurait  jamais  vu  depuis  qu'on  en 
voit.  La  tête  était  énorme,  et,  par  la 
ressemblance,  évoquait  l'image  très 
compliquée  d'un  taureau  qui  serait  à 
la  fois  un  cochon. 

Comme  la  ville  de  Jean  Parinel  était 
proche  de  la  mer  et  avait  un  com- 
merce maritime  jusqu'en  Kgypte  cl  en 
Syrie,  au  plus  lointain  du  monde  con- 
nu, quelques-uns  qui  avaient  voyagé 
et  avaient  vu  dans  ces  pays  étranges, 
des  choses  tout  à  fait  miraculeuses, 
concluaient  que,  s'il  était  si  énormé- 
ment plus  gros    qu  un   âne,  ce  de\ail 


être  ce  qu'on  appelle  un  éléphant  ou 
quelque  chose  approchant. 

Bref,  le  tremblement  était  dans  le 
pays  et,  quand  le  baron  parla  d'aller 
chasser  dans  la  Val-fèra,  ce  fut  une 
consternation.  Après  s'être  consultés 
les  uns  les  autres,  ses  officiers  délé- 
guèrent vers  lui  son  capitaine  d'armes 
pour  le  mettre  au  courant  de  ce  qui  se 
passait. 

Le  baron  écouta  attentivement;  et 
n'allez  pas  croire  qu'il  donna  le 
moindre  signe  d'effroi  :  au  contraire. 
Mais  il  annonça  qu'il  n'irait  pas  chas- 
ser ce  jour-là.  Alors  le  capitaine  s'en- 
hardit et  lui  dit  qu'il  y  aurait  peut-être 
quelqu'un  qui  pourrait  débarrasser  la 
contrée  de  cette  bête  mystérieuse, 
laquelle,  à  elle  seule,  causait  plus  de 
misère  qu'une  armée  entière  faisant  le 
déodten  pays  ennemi. 

Et  vous  devinez  qu'il  nomma  En-tiic- 
sept-d'îui-coup  ! 

Renseigné  comme  le  sont  tous  les 
princes,  le  baron  n'en  avait  jamais 
entendu  parler;  il  s'étonna  qu'on  eut 
laissé  à  son  échoppe  un  sujet  d'une 
force  et  d'une  vaillance  si  extraordi- 
naires! Il  se  fit  répéter  par  le  capitaine 
toutes  les  prouesses  qu'on  en  racon- 
tait et,  resté  pensif  un  moment,  il  lui 
donna  ordre  d'amener  immédiatement 
au  palais  Jean  En-tue-sept-d'un - 
coup  ! 

Le  capitaine  des  gardes  se  dirigea 
donc  en  toute  hâte  au  domicile  de  Jean 
Farinel.  11  le  trouva  en  train  d'enfoncer 
des  taches  (clous  à  souliers)  dans  le 
talon  d'un  brodequin  qu'il  rapetassait, 
et  le  capitaine,  qui  s'y  connaissait,  vit 
bien,  à  l'entrain  dont  Jean  lançait  son 
marteau,  que  tout  ce  qu'on  a\ait  dit 
de  lui  était  très  véritable. 

Alois  il  lui  apprit  que  le  baron 
l'attendait  en  son  palais. 

De  la  <^onJlée  qu'il  en  eut,  Jean  faillit 
crever  sur  le  moment  et  il  fut  quelque 
temps  à  ratlrapper  son  souffle.  Mais, 
jugeant  qu  il  devait  à  sa  gloire  de  ne 
pas  faire  l'étonné,  il  jeta  son  tablier  de 


EN-T  UP:- SE  PT-D' UN-COUP 


cuir  sur  son  établi  et  dit   simplement 
au  capitaine  : 

—  Je  vous  suis  ! 

Ils  sortirent.  Le  long  des  rues  chacun 
s'arrêtait,  et,  voyant  Jean  la  tête  haute, 
accompagné  du  capitaine  très  respec- 
tueux, chacun  demandait  : 

—  Eh!  dis  donc,  En-tue-sept-d'un- 
coup!  où  vas-tu  donc  ainsir 

Et  lui  répondait  sans  abaisser  ses 
yeux  fichés  orgueilleusement  au  ciel  : 

—  Je  vais  chez  xMgr  le  baron,  qui 
m'atterxd  ! 


V 


Il  arriva  ainsi  au  château  et  fut 
mené  devant  le  baron  qui  se  prome- 
nait dans  sa  salle  d'armes. 

—  C'est  toi  qu'on  appelle  En-lue- 
sept-d'iin- coup?  lui  demanda  le  baron. 

—  Oui,  monseigneur  ;  —  En-lue- 
sept-d' un-coup^  —  c'est  moi! 

—  Si  ce  qu'on  dit  de  toi  est  vrai, 
reprit  le  baron  qui  connaissait  son  his- 
toire sainte,  tu  es  par  la  force  et  par  le 
courage,  un  nouveau  Samson  !... 

—  Je  suis  Jean  comme  mon  patron, 
répondit  modestement  le  héros,  et  Fa- 
rinel  comme  mon  père. 

—  Eh  bien!  écoute!  —  Si  Dieu  t'a 
accordé  à  toi,  infime,  des  dons  si  excep- 
tionnels, c'est  pour  me  donner  a  moi, 
ton  seigneur,  une  preuve  éclatante  de 
sa  bienveillance  particulière,  et  afin 
que  je  t'emploie  à  ma  gloire  et  à  mon 
utilité...  Tu  sais  qu'en  ce  moment  mes 
terres  et  mon  peuple  sont  désolés  par 
un  monstre  énorme  et  singulier,  qui 
me  fait  plus  de  tort  que  n'en  feraient 
tous  mes  ennemis  ensemble. 

((  Je  pourrais  le  faire  chasser  et  tuer 
ou  appréhender  par  mes  gens  d'armes 
mais  leur  vie  m'est  trop  précieuse  pour 
que  je  la  risque  à  un  combat  contre  une 
bête.  C'est  là  un  bénéfice  de  vilain  que 
je  t'ai  réservé.  Tu  comprends?  » 

En- tue- sept -d'un -coup  comprenait 
très  bien,  et  salua.  Mais  il  devait  sentir 
quelque  malaise,   car   il   était   de\enu 


tout  à  coup  pâle  comme  le  plâtre. 
—  Bien!  fit  le  baron.  Puisque  tu 
as  ren\ersé  d'un  seul  soufflet  sept 
rivaux  qui  tins'ultaient  ;  puisque  tu  as 
tué  d'un  seul  coup  sept  brigands  qui 
t'avaient  attaqué;  puisque  d'un  seul 
embrassement  tu  as  étouffé  sur  ta  poi- 
trine, sept  loups  furieux  qui  voulaient 
te  dévorer,  la  tâche  que  je  t'impose  est 
peu  de  chose  pour  toi  ! 

((  Tu  vas  donc  choisir  parmi  ces 
armes  celles  qui  te  conviendront,  puis 
tu  iras  vers  la  Val-fèra,  seul,  et  tu  y 
entreras,  seul,  et  tu  n'en  sortiras 
qu'après  avoir  tué  la  méchante  bête 
qui  me  cause  tant  de  dommages  et 
d'ennuis;  il  faut  que  tu  sois  rentré 
avant  le  soleil  couché. 

((  Et  rappelle-toi  que,  si  tu  la 
manques,  je  te  ferai  pendre  à  ma  plus 
haute  potence,  si  bien  que,  de  tous  les 
points  de  la  ville,  tous  les  vilains  tes 
compagnons,  pourront  contempler, 
pour  leur  instruction,  la  justice  exem- 
plaire que  j'aurai  faite  d'un  mauvais 
serviteur  !  » 

Il  n'y  avait  rien  à  répliquer.  Le 
pauvre  En-tue-sept-d' un-coup  le  sentait 
trop  bien  :  entre  deux  périls.  —  la  bête 
de  la\'al-fèra  et  la  colère  du  baron  — 
le  plus  terrible  était  certainement  la 
dernière,  comme  la  plus  proche  et  la 
plus  immédiate. 

Le  héros  s'inclina  donc,  mais  sans 
rien  dire  :  les  mots  ne  lui  venaient  pas; 
il  n'avait  plus  l'esprit  présent,  et  croyez 
qu'il  ne  le  retrouva  pas  devant  1  amas 
d'armes  de  toutes  sortes,  offensives  et 
défensives,  entre  lesquelles,  par  ordre 
du  baron,  il  avait  à  choisir.  Ce  fut  au 
hasard  de  la  main  qu'il  en  retira  une 
pique,  une  arbalète,  un  casque  vulgai- 
rement appelé  salade,  plusieurs  llèchcs 
de  l'espèce  dite  matrassine,  une  ron- 
dache  ou  bouclier,  une  hache  à  deux 
tranchants  qu'il  passa  à  son  ceinturon 
de  cuir,  et,  aussi,  une  masse  d'armes 
ou  casse-tête —  armement  complet,  si 
vous  voulez,  mais  qui  ne  manquait  pas 
d'être  un  peu  encombrant. 


E  N-  T  U  E  -  s  E  P  T  -  D  U  N  -  C  O  U  P 


—  \'a  maintenant,  lui  lit  le  baron. 
Et  il  ordonna  en  même  temps  à  son 
capitaine  d'accompagner  En-tue-sept- 
d  iin-coup  ]usc]n  a  la  poterne  qui  don- 
nait sur  la  garrigue  pierreuse  au  bout 
de  laquelle  s'allongeait  la  Val-fèra. 

Ainsi  harnaché,  Jean  Farinel  éprouva 
quelque  peine  à  se  mettre  en  marche 
derrière  le  capitaine,  qui  le  conduisit  à 
travers  les  galeries  et  les  escaliers  du 
château. 

Si  Jean  se  traînait  lentement  en 
chancelant  un  peu.  c'est  qu'il  n'était 
pas  habitué  à  de  pareils  accoutrements. 
et  si  ses  armes  et  ses  armures  s'entre- 
choquaient en  un  tel  bruit  de  ferrailles 
qu'on  eut  dit  le  déballage  de  toute  une 
quincaillerie,  c'est  que,  des  pieds  à  la 
tête,  il  grelottait  d'un  tremblement  de 
fièvre  héro'i'que. 

Quand  il  fut,  tant  bien  que  mal. 
arrivé  à  la  poterne,  le  capitaine  le  salua 
cérémonieusement,  et  lui  indiqua  de  la 
main,  la  \'al-fèra,  verdoyante  là-bas. 
touffue  et  sombre  sous  un  soleil  terrible 
qui  tirait  une  vapeur  de  la  terre. 

—  Allez  !  mon  brave,  lui  dit-il  :  Dieu 
vous  accompagne!  et  n'oubliez  pas  de 
revenir  vainqueur,  avant  le  coucher  du 
soleil! 

Se  sentant  regardé  non  seulement  du 
capitaine,  mais  des  hommes  qui  mon- 
taient la  garde  devant  le  palais,  En-tiie- 
sepl-d' un-coup  se  souvint  de  sa  réputa- 
tion. Du  mieu.K  qu'il  put,  il  se  roidit 
jusqu'à  cequ'il  fût  cntrédansla  garrigue 
et  se  sentîtcachéauxyeu.xquil'épiaient. 
par  les  plis  du  terrain  et  les  entas- 
sements de  rochers  tout  hérissésd'une 
brousse  épaisse... 


VI 


-Mors,  il  se  laissa  tomber  derrière  un 
fourré  de  ch6nes-\erls  et  d'iili\âtres, 
sous  1  ombre  intense  d'un  grand  figuier 
sauvage.  Va  là,  assis  sur  un  rocher  plat 
qui,  brisé,  avec  des  plantes  de  la\ande 
et  de  mentastre,  entre  ses  interstices, 
semblait  la  dalle  de  quelque  \  ieux  tom- 


beau, il  essaya  de  songer,  les  coudes 
aux  genoux  et  la  tête  entre  les  mains. 
Etre  dévoré  par  cette  bête  mystérieuse 
et  effroyable  était  cruel.  Etre  érigé,  du 
haut  delà  potence  du  baron,  au-dessus 
de  toute  là  ville,  n'était  pas  plus  a^  an- 
tageux!  Son  esprit  perplexe  oscillait 
entre  ces  deux  extrémités  avec  la  folie 
d'un  pendule  déréglé  que  tous  les  efforts 
du  pauvre  En-tue-sept-d'un-coup  ne 
pou\  aient  fixer  à  aucune  pensée  inter- 
médiaire. 

Combien  de  temps  resta-t-il  ainsi  à 
en  écouter  le  tic-tac  >  dans  l'insensibi- 
lité absolue  de  tout  ce  qui  se  passait 
en  dehors  de  lui  et  dans  l'inconscience 
aussi  de  tout  ce  qui  se  passait  au- 
dedans?  Il  ne  put  l'apprécier:  il  n'eût 
pu  dire,  non  plus,  pourquoi,  tout  à 
coup,  il  se  dressa  sur  pieds,  avec  une 
résolution  instantanée,  et  sans  qu'il  se 
lût  aperçu  qu'il  en  eût  délibéré. 

Cette  décision  se  formulait  ainsi  : 
puisqu'à  rester  il  s'exposait  à  deux 
périls  égaux  il  ne  lui  restait  qu'une 
ressource  —  détaler:  —  traverser  la 
forêt  de  la  V^al-Fèra.  et.  par  les  garri- 
gues qui  s'étendent  au  delà,  gagner  les 
limites  du  domaine  du  baron  et  se 
recommander  à  un  seigneur  voisin,  qui 
n'était  pas  en  termes  d'amitié  avec  lui: 
et  qui  se  ferait  une  joie  de  lui  déplaire 
en  gardant  le  célèbre  Jean  En-tue- 
sept-d'un-coup  ! 

Mais,  pour  une  telle  fuite  qui  de\ait 
être  légère  et  rapide,  ce  serait  un  rude 
empêchement  que  tout  cet  appareil 
guerrier  dont  il  était  appesanti...  Il 
risquait  bien  encore  la  mauxaise 
chance  d'être  rencontré,  pris  et  ramené 
au  baron:  et  pour  le  coup,  il  n'évitait 
pas  la  pendaison  :  peut-être  même 
l'humeur  du  baron  la  raffinerait-elle  de 
quelque  supplice  ingénieux,  comme 
ceux  qu'on  appliquait  aux  hérétiques. 
-Mais  la  bonne  chance,  elle  aussi,  était 
possible:  et  elle  valait  d'être  tentée. 

11  se  mit  donc  à  se  déxêtir  de  son 
casque,  puis,  successivement  de  toutes 
les  pièces  de  cette  carapace  d'ainiures, 


EN-TUE-SEPT-D'UN-COUP 


I  < 


SOUS  laquelle  il  savait  à  peine  se  mou- 
voir. Et  quand  il  eut  fini,  il  resta 
quelque  temps  indécis  sur  le  choix  de 
l'arme  qu'il  garderait  avec  lui;  il  se 
décida  pour  la  hache  à  laquelle  il  était 
plus  habitué  qu'à  tout  autre.  Car, 
comme  tous  les  artisans  de  son  pays, 
il  avait  plus  d'un  métier  en  mains  ;  et, 
s'il  était  un  des  maîtres  cordonniers  de 


bustes  épineux,  très  enchevêtrés,  et 
dominé  de  pins,  d'azeroliers  et  d'arbou- 
siers. 

Quelque  chose  remuait  dans  ce  tail- 
lis... 

La  respiration  d'En-tue-sept-d'un- 
coup  fut  coupée  court...  et  son  cœur 
se  mit  à  battre  si  éperdûment  qu'il  lui 
semblait  que    tout  son  sang  s'épandait 


«    —     JLSIICE. 


.MO.\'SElG.\EUR  !...    JE    VOUS    LA\A1S    A.MEM-:    VIVANT 
ET    DEJA     PRESQUE    APPRIVOISÉ!... 


la  \illc,  il  n'était  pas.  non  plus,  un 
maladroit  bouscassié. 

Il  en  était  là,  et  déjà  il  s'exerçait  à 
manier  sa  hache  pour  se  dégourdir  les 
bras  et  à  s'étirer  les  jambes  poui-  les 
préparer  à  la  longue  marche  qu'elles 
allaientfaire...  Brusquement  il  s'arrêta 
et  se  mit  à  écouter... 

En  face  de  lui,  à  quelques  pas.  un 
peu  au-dessous,  car  le  terrain  décli- 
nait assez  rapidement,  la  forêt  com- 
mençait par  un  taillis  tout  bordé  d'ar- 


en  grosses  gouttes  pressées  dans  sa 
poitrine. 

Les  frondaisons  se  mirent  à  se 
balancer  et  à  s'entrouvrir  en  longs 
sillons  profonds  qui  s'avançaient  vers 
lui  ;  les  feuillages  froissés  faisaient 
un  murmure  de  plainte,  auquel  se  mê- 
laient des  craquements  de  branches 
rompues. 

Puis  le  bruit  du  frôlement  se  rap- 
procha... .Maintenant  En-tue-sept-d  un- 
coup  percevait  le  son   mat  d'une  sorte 


•4 


EX-TUE-SEPT-D'UN-COUP 


de  piétinement  irrégulier  et  capricieux, 
si  énorme  que  le  sol  en  frémissait. 
Mais  aussitôt  le  piétinement  cessa.  Il 
y  eut  un  silence  pendant  lequel  les 
frondaisons  reprirent  leur  immobilité; 
il  n'y  eut  plus  ni  murmure  de  feuilles 
froissées,  ni  craquement  de  branches 
rompues,  et  En-tue-sept-d'un-coup  se 
rassurait... 

Mais  voici  que  tout  à  coup,  là,  devant 
lui,  éclata  un  cri  si  saccadé,  si  rauque, 
si  tumultueux,  —  et  tel  que  jamais  de  sa 
vie  il  n'en  avait  entendu  un  semblable!  — 
que  les  membres  du  pauvre  Jean  P'ari- 
nel  s'entrechoquèrent  en  un  tel  trem- 
blement qu'il  lui  semblait  qu'il  s'effon- 
drait comme  un  tonneau  décerclé. 

Et.  avant  qu'il  eût  eu  le  temps  de  se 
remettre,  une  tête  énorme  saillit  du 
fourré,  précédée  de  deux  dents  longues 
comme  des  lances  et  encore  plus 
aiguës... 

En-tue-sept-d'un-coup       se      sentit 
comme  enfoncé  en  terre  et    il  éprouva 
que  ses  pieds  s'allongeaient  en  racines. 
Il  était  planté. 

Que  devint-il  quand  la  tête,  qui  était 
baissée,  releva  son  groin  colossal  et, 
de  ses  deux  petits  yeux  horriblement 
méchants,  s  avisa  de  le  découvrir 
et  de  le  regarder  >  Oh  !  ces  yeux,  ils 
jetaient  des  flèches  qui  entraient  si 
à  fond  dans  la  poitrine  du  pauvre 
Earinel  qu'il  eut  l'idée  de  se  laisser 
choir,  de  sabandonner,  pour  abréger 
son  supplice. 

Mais  la  peur  a  aussi  seshéroïsmes  !.. 
Duneffort désespéré, En-tue-sept  d'un- 
coup  se  déracina  du  sol,  et  se  mit  à 
décamper,  en  grandes  enjambées,  sau- 
tant les  rochers.  Ilagellé  par  les  bran- 
ches d'arbres  qu'il  écartait,  s'arrachant 
tout  sanglant  aux  ronces  qui  voulaient 
le  retenir,  mais  ô  terreur!  entendant 
toujours  derrière  lui  le  grognement  du 
monstre  qui  le  poursuivait  et  dont  le 
souffle  irrité  se  rapprochait  de  plus  en 
plus  de    lui. 

Combien  de  temps  courut-il  ainsi"-... 
Epuisé,  découragé,  il  allait,  cette  fois. 


enfin,  s'abandonnertout  à  fait...  quand 
relevant  la  tête,  il  aperçut  devant  lui  la 
poterne  du  château. 

11  prit  la  force  d'un  nouvel  élan. 
Il    s'engouffra  dans  la  poterne  :   le 
monstre  s'y  rua  après  lui .   Il  traversa 
la  cour  du  château;  l'ennemi  grognait 
et    soufflait    toujours    derrière  lui,   si 
près  maintenant  qu'il  sentait  presque 
son  haleine  lui  chauffer  les  reins. 
Il  se  précipita  dans  la  cour,  affolé. 
Il  en  était  à  la  moitié  à  peine,  qu'un 
heurt  formidable,  l'envoya    tomber  à 
quelques  pas,  évanoui.  .  . 

Quand  il  se  ré\eilla,  la  cour  était 
pleine  de  rumeurs. 

Les  hommes  d'armes  du  baron 
montraient  la  bête  qu'ils  venaient  d'a- 
battre. 

C'était  en  réalité  un  sanglier  de  belle 
taille. 

En-tue-sept-d  un-coup  comprit  de 
suite  ce  qui  s'était  passé  :  il  se  leva,  et, 
après  s'être  tâté  et  avoir  constaté  que 
le  dommage  ne  dépassait  pas  la  peau, 
il  s'approcha,  lui  aussi,  pour  voir. . . 

En  ce  moment,  le  baron  averti  ap- 
paraissait sur  son  perron. 

Alors,  par  une  inspiration  subite, 
notre  héros  courut  vers  lui  et,  de  la 
mine  d'un  homme  désespéré,  s'arra- 
chant les  cheveux,  les  yeux  gonflés  de 
larmes  : 

((  —  Justice!  monseigneur!. . .  s'écria- 
t-il...  Justice!  Je  vous  demande  jus- 
tice... \'oyez  ce  qu'en  ont  fait  \os  gens 
d  armes,  monseigneui"  ! 

«  ...  Ils  l'ont  tué. . .  Ils  se  sont  mis  à 
tous  pour  le  massacrer...  ici,  dans  votre 
cour...  sous  vos  yeux! 

«  ...  Je  vous  l'avais  amené  \ivant, 
monseigneur. . .  et  déjà  presque  appri- 
voisé !  » 

Lou  i^al  canlcl  cl  Li  sitiinwl.i  /iiii- 
oitcl  (  I  ). 

L.    .\a\  IKK    UK    ki(;.\UD. 
(i).   Le  coq  chanLi  et  le  conte  Jhut . 


DEUX   LOGIS   DALAIN-RENÉ    LESAGE 


Tel  nid,  tel  oiseau,  dit-on  quelque- 
fois. Et  il  arrive  souvent  que  notre  ha- 
bitation nous  forme  à  son  image.  Les 
grands  hommes,  en  général,  reflètent 
assez  bien  leur  province.  On  comprend 
que  Corneille  soit  né  dans  la  fière, 
roide,  hautaine  et  aventureuse  Nor- 
mandie; Rabelais,  dans  la  plantureuse 
Touraine  et  Joachim  du  Bellay,  parmi  la 
douceur  angevine.  Les  claires  eaux- 
sinueuses  et  les  beaux  arbres  du  W'ar- 
wickshire  ont  fait  flotter  autour  de 
Shakespeare  les  féeries  de  la  nuit  de  la 
Saint-Jean  (Midsunvner  night).  11  est 
tout  naturel  que  lArmorique  des  gra- 
nits, des  chênes,  des  bruyères  et  des 
nuages  ait  bercé  les  songeries  de  Cha- 
teaubriand dans  le  vieux  manoir  de 
Combourg.  Mais  ce  qui  est  surprenant, 
c'est  que  cette  même  terre  du  rêve  et 
du  passé  ait  pu  donner  le  jour  à  l'histo- 
rien de  Gil  Blas  et  du  Bachelier  de 
Salamanque,  au  père  de  Turcaret,  à 
l'imperturbable,  ^"éridique  et  sensé 
Alain-René  Lesage. 

J'ai  eu  l'occasion  de  voir,  en  le 
même  mois  de  septembre,  l'une  non 
loin  de  l'Atlantique,  l'autre  non  loin  de 
la  Manche,  l'humble  demeure  où  a  com- 
mencé la  destinée  de  notre  auteur,  et 
celle,  non  moins  humble,  où  elle  s'est 
achevée.  Et  toutes  deux  avoisinent  la 
grandeur  et  la  mélancolie  de  la  mer. 

Lorsqu'on  a  visité  le  vieux  \'annes, 
dominé  par  sa  haute  et  sombre  cathé- 
drale, qui  se  lève  au-dessus  des  lourdes 
tours  et  des  remparts  crénelés,  lorsqu'on 
s'est  perdu  dans  le  dédale  des  rues  an- 
ciennes, à  lombre  des  maisons  aux 
poutres  saillantes,  inclinées  comme  des 
aïeules,  on  descend  \  ers  la  promenade 
de  la  Rabine,  sur  le  port,  et  là,  près  du 


kiosque  à  musique  et  des  grands  arbres 
méthodiquement  rangés  en  file,  on  voit 
le  très  moderne  monument  de  Lesage. 
Un  buste,  qui  ne  serait  pas  déplacé  au 
foyer  de  la  Comédie-P'rançaise,  reçoit 
l'hommage  d'une  Muse  d'airain. 

Si  ce  monument  se  dresse  en  ce  heu,  ce 
n  est  pas  seulement  parce  que  Lesage 
est  le  grand  écrivain  du  département, 
c'est  aussi  parce  qu'il  est  venu,  or- 
phelin dévalisé  par  ses  tuteurs  comme 
jadis  Démosthène,  faire  ses  études  au 
collège  de  Vannes,  et  y  passer  une  en- 
fance qui  dut  être  assez  austère.  Mais  la 
bonne  humeur  triomphe  de  tout,  et  Le- 
sage en  avait  à  revendre.  Ses  infortunes 
ne  lui  laissèrent  aucun  pli  de  tristesse; 
elles  lui  donnèrent  une  expérience  pré- 
coce, et  le  guérirent  de  toute  illusion 
avant  qu'il  entrât  dans  la  vie. 

Il  faut,  pour  trouver  la  maison  natale 
de  Lesage,  s'enfoncer  dans  la  presqu'île 
de  Rhuys,  cette  langue  de  terre  re- 
courbée qui  fait -face  à  la  presqu'île  de 
Quiberon,  de  sorte  que  le  golfe  du  Mor- 
bihan semble  enfermé  entre  deux  pinces 
de  crabes.  Ce  n'est  plus,  comme  au 
temps  d'Alain-René,  le  coche  qui  fait 
le  service  entre  Vannes  et  Sarzeau;  c'est 
une  affreuse,  gigantesque  et  poussi\e 
automobile,  qui  laisse  derrière  elle  des 
tourbillons  de  poussière  et  d'atroces 
odeurs...  Ce  véhicule  ne  nous  dit  licii, 
et  nous  préférons  aller  moins  \  ite,  au 
trot  d'un  petit  cheval  breton,  douce- 
ment mené  par  un  cocher  au  feutre  large. 

Roule  blanche  et  lumineuse,  toute 
baignée  de  soleil.  A  chaque  instant,  à 
droiteou  à  gauche, la  côteapparaît a\ec 
les  blanches  maisons  de  pêcheurs,  et 
ses  salines,  et  l'azur  méditerranéen  de 
la  mer.  La  route  est  bordée  de  hauts 


16 


DEUX    LOGIS    D'ALAIN-RENK    LESAGE 


lalusà  pic.  hcrissCs  de  broussailles  sau- 
vages. I  Çà  et  là,  que-lques  maigres 
champs  de  blé  noir.  Mais  la  lande  do- 
mine presque  partout;  elle  étale  ses  pe- 
tits genêts  ras  de  l'été  comme  un  tapis 
d'or  \\\\  tandis  que  les  hauts  genêts 
\ert-cle-grisés  des  haies  attendent  pour 
lleurir    une   saison    plus  sé\ère.    (>esl 


loujoui's  la  Bretagne  i  uclc  et  douce, 
mais  ici  linlluence  clcnicnle  de  1  Océan 
se  fait  sentir:  l'atmosphère  est  an'n)llis- 
sante.  et  incline  a  des  paresses  méi-i- 
dionales. 

.\\  anl  d'aii'i\  er  à  Sar/eau.  nous  nous 
écailons  cle  la  loutc.  \'oici  le  château 
de  Suoinio     Dans  le  soleil,  la  mer  doi'l 


DKl'X    I.  OGIS    D'ALAIN-HENÉ    I.I'SAGK 


iVi'AJ'   Acrni:!.   Dic   LA    ,m\i.--i).\    iia\s  I.  \i^ini;i.i.i-;   MiniRiir    i.i:sA(ii';   a    iiihii.i)(;m;-siik-.\ii;u 

sur  les  f^rcvcs  lointaines  el  berce  d'un  pression   d'une   arme  précieuse,  d'une 

murmure  presqueimpercepliblelesom-  da^ue  linemeiil  irenipée...  f.a  cour  esl 

meil  des  vieilles   pierres.    Les  s\  elles  loute  encombrée  de  ronces  et  d  orlies. 

tours,     maillées   par   la    lune,     comme  tra\ersée   par    les   fuites   en  éclair   de  ^ 

disent  les  ^^ens  du  ])ays.  sont  d'une  ar-  lé/ards  iti"is... 


chitecture  \  i^oureuse  et  pi-écise,  et  me 
donnent,  comme  naj^uèi'e  le  château 
délicat  et  puissant  de  (vaerna\on.  I  im- 

,       XVlIi.   —  2. 


La  chaleur  auti'meiUc  toujours,  l'.nlin 
nous  nous  airêlous  sur  la  place  de 
Sarzeau.    que  reiiarLient  le^  pii^nons  de 


i8 


DEUX    LOGIS    DALAIN-RENE    LESAGE 


log-is  fort  anciens;  peut-être  ont-ils  vu 
défiler  lecortège  qui  emmenaitàTéglise, 
au  son  des  binious,  le  fils  de  maître 
Claude  Lesage,  notaire  royal,  et  de  de- 
moiselle Jeanne  Brenugat,  sa  femme. 
L'enfant  fut  baptisé  le  3  décembre  1668. 
En  ce  temps-là,  l'église  de  Sarzeau était 
toute  ruineuse.  On  la  remplaça  par 
celle  d'aujourd'hui,  dont  la  façade  clas- 
sique est  marbrée  de  ces  lichens  d'or 
éclatant  qui  abondent  dans  l'Armo- 
rique  méridionale,  au  bord  de  la  mer. 
La  maison  natale  de  Lesage,  avec  sa 
porte  cintrée  et  la  large  lucarne  qui 
s'ouvre  dans  sa  toiture,  offre  encore  un 
aspect  des  anciens  jours.  Elle  porte  la 
date  de  16^3.  Nous  sonnons  à  la  grille. 
Une  servante  déjà  âgée,  haute,  maigre, 
tachée  de  rousseur,  présentant  le  type 
monastique  qui  est  si  fréquent  chez  les 
Bretonnes,  vient  nous  ouvrir  et  nous 
accueille  assez  courtoisement. 

—  L'intérieur  de  la  maison,  nous  dit- 
elle,  a  été  entièrement  changé. 

D'ailleurs  on  ne  peut  maintenant  la 
visiter.  Le  docteur  qui  l'habite  au- 
jourd'hui goûteles  douceurs  de  la  sieste. 
Sous  un  climat  pareil,  il  est  bien  excu- 
sable... N'éveillons  pas  le  médecin  qui 
dort  ! 

On  vient  tout  justement  d'extraire 
de  la  cuisine  un  é\  ier  mégalithique  :  on 
croirait  \ oir  le  dessus  d'un  dolmen.  (  )n 
la  déposé  dans  la  cour  antérieure; 
c'est  le  seul  objet  qui  puisse  être  con- 
temporain de  Lesage. 

De  Sarzeau  on  ne  voit  pas  la  mer; 
mais  tout  près  de  là,  au  pied  des  ru- 
chers énormes  de  Sainl-(  lildas.  l'.Vllan- 
tique  déploie  ses  chatoyantes  splen- 
deui-s.  Pendant  des  siècles,  il  a  mêlé 
son  murmure  élei-nel  au  chanl  des 
psaumes,  qui  niunlait  de  I  antique 
abbaye. 

La  grande  \(>\\  d'Abélard,  debout 
dans  le  xi"  siècle  scolastique,  comme 
Ulysse  au  milieu  des  fantômes  qu  il 
évoque  au  pays  des  morts,  a  pu  tonner 
dans  le  mugissement  des  tempêtes.  Sur 
les  murs  bas  du  monastère,  depuis  des 


centaines  d'années,  des  lierres  tordent 
leurs  ceps  noueux...  Tout  cela,  autour 
du  berceau  de  Lesage,  est  bien  austère 
et  grandiose. 


Boulogne-sur-Mer  est  une  \  ille  aux 
aspects  changeants.  \'ers  le  port  qui 
balance  les  steamers  et  les  bateaux  de 
pêche,  descendent  d'abruptes  rues  de 
matelots,  où  pendent  de  longs  filets 
bruns.  Puis  des  quartiers  neufsétincel- 
lent,  où  gronde  une  foule  cosmopolite  : 
c'est  la  basse  ville.  On  grimpe  la 
Grande-Rue,  et  on  franchit  la  lourde 
et  noire  porte  des  Dunes.  On  pénètre 
dans  la  cité  qu'étreignent  de  hauts  et 
sombres  remparts.  La  cathédrale  Notre- 
Dame  la  domine,  et  pendant  tout  l'été 
des  processions  de  pèlerins  gra\  issent 
la  colline  et  viennent  vénérer  la  \  ierge 
apportée  miraculeusement  par  une 
barque  sur  la  côte  de  Morinie.  Là 
encore  se  dresse  l'énorme  château  bâti 
par  l'oncle  de  saint  Louis,  Philippe 
riurepel,  écrasant  et  sinistre  comme 
celui  d  .\ngers.  Cette  vieille  ville  est 
poui'  ainsi  dire  à  l'ancre  dans  la  ville 
moderne. 

C'est  là  que  Lesage,  plus  chargé 
d'fcuvres  que  d'argent,  vint  s'établir 
vers  la  fin  de  1743,  avec  sa  femme  et  sa 
fille,  chez  son  fils,  le  chanoine  Julien- 
l*'rançois.  Il  passa  ses  dernières  années 
dans  une  petite  maison  de  la  rue  du 
Château,  entre  la  forteresse  du  xiii'' siè- 
cle, qui  n'a  pas  changé,  et  la  cathédrale 
qui  a  été  rebâtie  depuis.  Le  vieillard 
s'éteignit  sous  les  cloches  de  Notre- 
Dame,  dans  la  paisible  rumeur  de  la 
cité  morte,  à  deux  pas  du  p(trt  bruyant 
el  boui'cloiinanl. 

La  maison  tlu  chanoine.  |d roche  de  la 
rue  de  Lille,  où  sont  les  marchands  de 
cliapelels  el  de  slaluetles,  a  été.  depuis 
le  commencement  du  xik'  siècle,  éle\ée 
tie  deux  étages.  Une  gra\ure  de  iN_>^ 
la  montie  telle  qu'elle  était  autrefois. 
()n  nous  lait  \oir.  à  1  inlérieui',  une 
petite  chambre   ohscuie  et  basse,  dont 


DEUX    LOGIS    D'ALAIN-REXÉ    LESAGE 


la  cheminée  supporte  une  glace  étroite 
et  large,  surmontée  d  un  panneau  aveu- 
gle, à  la  mode  du  vieux  temps.  C'est, 
nous  dit-on,  lendroit  où  se  tenait  le 
romancier.  Il  est  lugubre,  et  Lesage 
dut  souvent  y  avoir  la  nostalgie  du  café 
de  la  rue  Saint-Jacques  où  il  fréquen- 
tait, où  on  lécoutait  comme  un  oracle. 


mesure  que  cet  astre  approchait  du  mé- 
ridien: mais  lorsqu'il  commençait  à 
pencher  vers  son  déclin,  la  sensibilité 
du  vieillard,  la  lumière  de  son  esprit  et 
l'activité  de  ses  sens  diminuaient  en 
proportion;  et  dès  que  le  soleil  parais- 
sait plongé  de  quelques  degrés  sous 
1  hori/on,  M.  Lesage  tombait  dans  une 


.MAIau.N       IjA.NS      LAi^iUtLLli      MOURUT      LESAGt,      A      UUU  LUGNIJ-SUR-MEK 


Nous  sommes  bien  dans  un  quartier 
ecclésiastique;  une  partie  du  logis  est 
occupée  aujourd'hui  par  le  suisse  de  la 
cathédrale. 

Le  comte  de  'IVessan,  qui  lit  con- 
naître à  nos  a'ieu.x  le  moyen  âge  oublié, 
était  gouverneur  de  Boulogne  au  mo- 
ment où  Lesage  y  vivait.  Tressan  allait 
souvent  lui  faire  visite,  et  voici  quel 
portrait,  assez  lamentable,  il  nousdonne 
de  ce  ^ieil  homme  ruineux,  qu'avait 
habité  une  âme  bien\  cillante,  sereine 
et  gaie. 

((  M.  Lesage  se  réveillant  le  matin, 
dès  que  le  soleil  paraissait  élevé  de 
quelques  degrés  sur  l'hoii/on.  s'animait 
et  prenait  du  sentiment  et  de  la  force  à 


sorte  de  léthargie,  dont  on  n'essavait 
pas  même  de  le  tirer. 

((  J  eus  l'attention  de  ne  l'aller  \oir 
que  dans  les  temps  de  la  journée  où  son 
intelligence  était  la  plus  lucide,  e 
c  était  à  1  heure  qui  succédait  à  sont 
dîner...  Un  jour,  étant  arrivé  plus  lard 
qu  à  1  ordinaire,  je  \  is  a\ec  douleur 
que  la  con\ersation  commençait  à  res- 
sembler à  la  dernièi'e  homélie  de  l'ar- 
che\êque  de  Grenade  et  je  me  relirai. 

((  M.  Lesage  était  de\enu  très  sourd. 
Je  le  trouvais  toujours  assis  près  d'une 
table  où  reposait  un  grand  cornet.  C'e 
cornet,  saisi  quelquefois  par  sa  main 
a\ec  vivacité,  demeurait  immobile  sur 
sa  table,  lorsque  l'espèce  de  \  isite  qu'il 


DEl'X    LOGIS    D'ALAIN-RENK    LESAGE 


recevait  ne  lui  donnait  pas  lespcrance 
dune  conversation  aj^réable.  Comme 
commandant  de  la  province,  j"ai  eu  le 
plaisir  de  le  voir  toujours  s'en  servir 
avec  moi...  » 

M.  de  Tressan  est  modeste  et  spiri- 
rituel.  Le  cornet  de  Lesage  donnait  de 
terribles  leçons  aux  sots  et  aux  fâcheux. 
Et  c'était  l'honnête  homme,  comme  on 
disait  jadis,  et  non  le  gouverneur  du 
Boulonnais,  du  Ponthieu  et  de  la  Picar- 
die, que  l'illustre  sourd  prenait  la  peine 
d'écouter. 

Le  17  novembre  i747,Lesage  mou- 
rut. Il  expira  dans  le  mois  lugubre  où 
la  longue  pluie  tlagelle  les  murailles 
géantes  des  remparts,  où  le  vent  de 
mer  passe  en  hurlant  sous  les  voûtes 
du  Château  et  fait  grincer  les  chaînes 
'les  ponts-le»  is. 


Son  tombeau  porta  cette  épitaphe  : 

Sous  ce  tombeau  git  Lesage  abattu 
Par  le  ciseau  de  la  Parque  importune. 
S'il  ne  fut  pas  ami  de  la  Fortune, 
Il  fut  toujours  ami  de  la  Venu. 

Puis  sa  tombe  disparut.  Il  se  mêla 
avec  les  morts  inconnus,  dont  rien  ne 
le  distingua  désormais. 

En  1S20,  on  tâcha  de  réparer  cet 
oubli.  On  mit  une  plaque  sur  la  maison 
de  la  rue  du  Cbiâteau  : 

ICI     KST    MORT 

iJaUTEUR    DK    ((    GIL    B(..\S    » 

KN     1747 

Cette  inscription  est  peu  lue.  Per- 
sonne ne  passe  dans  cette  rue  isolée.  La 
vie  est  ailleurs.  A  Boulogne-sur-Mer. 
la  gloire  de  Lesage,  comme  ses  der- 
niers jours,  a  quelque  chose  de  terne, 
de  morne  et  de  triste... 

Henri  Potez. 


Ari'E     1)1-;     I.KSAC,  !•:     a      VANNI".:? 

Cikllé    C.M.I   ll.ll 


VIEILLES    ROMANCES! 


VIEILLES   LITHOGRAPHIES! 


La  romance  —  fille  un  peu  anémique 
de  la  grande  musique  —  a  de  lointains 
et  glorieux  ancêtres.  Sans  remonter 
aux  troubadours  que  la  tradition  nous 
montre,  chantant  un  lai  plaintif,  aux 
accords  de  la  petite  harpe  triangulaire, 
sous  la  fenêtre  de  la  tour  où  rêve  la 
châtelaine,  signalons  deux  rois  de 
France  qui  ont  flirté  avec  elle. 

Henri  IV  d'abord  qui  a  composé 
paroles  et  musique  de  cette  exquise 
romance  : 

Viens  aurore, 

Je    t'implore, 
Je  suis  gai  quand   je  te  vol! 

La  bergère 

Qui  m'est  chère 
Est  vermeille  comme  toi! 

Louis  XIII,  ensuite,  auquel  nous 
devons  aussi  quelques  romances;  mais 
les  poésies  sont  loin  de  \  aloir  celles  du 
Vert  Galant,  témoin  cet  échantillon  : 

Tu  crois,  ô  beau   soleil 

Qu'à  ton  éclat  rien  n'est  pareil, 

En  cet  aimable  tems 

Que  tu  fis  le  printems! 

Mais  quoi  !  Tu   pâlis 

Auprès  d'Amaryllis  I 

Traversons  un  siècle  entier  pendant 
lequel  la  romance  se  perd  dans  de 
fades  bergeries  —  tout  amoureux  est 
alors  un  berger  et  toute  amoureuse, 
une  bergère  —  pour  arriver  \ers  la 
seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle. 

D'Alembert  a  écrit  : 

»  Si  .Moncril  n'est  pas  rin\enlcur  de 


la  romance,  il  a  du  moins  le  mérite  de 
l'avoir  fait  renaître  de  nos  jours  a\ec 
des  grâces  nouvelles.  » 

Moncrif  ayant  donné  le  signal,  nous 
assistons  à  une  transformation  assez 
caractéristique  de  la  romance,  tant  au 
point  de  vue  de  la  poésie  qu'au  point 
de  vue  musical.  De  cette  époque  déjà 
lointaine,  quelques  œuvres  délicates 
sont  par\enues  jusqu'à  nous  :  c'est 
l'idylle  de  Ribouté  :  Que  ne  suts-je  la 
fougère?  C'est  la  bergerade  de  Fabre 
d'Eglantine,  musique  de  Simon  :  // 
pleut ^  il  pleut,  bergère!  C'est  le  petit 
chef-d'œuvre  inoublié  de  Martini  : 
Plaisir  d'amour!  C'est  la  touchante 
églogue  de  la  marquise  de  Travanet  : 
Pauvre  Jacques.  Cette  dernière  rap- 
pelle une  anecdote. 

C'était  l'époque  où  les  bergeries  de 
F'iorian  faisaient  fureur  et  où  la  reine 
-Marie-Antoinette  avait  installé  une 
laiterie  à  Trianon.  Pour  donner  à  son 
petit  domaine  une  couleur  locale  plus 
accentuée,  la  reine  a\ait  fait  venir  une 
jeune  Suissesse  à  la  mine  rebondie. aux 
joues  fraîches  et  roses.  Or.  peu  après 
son  arrivée  à  Trianon,  les  belles  cou- 
leurs de  la  Suissesse  disparurent  et  ses 
yeux  apparaissaient  constamment  \  oi- 
lés  de  laimcs.  Interrogée,  la  jeune  fille 
déclara  qu  elle  a\  ait  laissé  au  pays  un 
fiancé  du  nom  de  Jacques,  loin  duquel 
elle  ne  pouvait  vivre.  Marie-Antoinette 
s'empressa  de  faire  venir  le  Jacques 
tant  aimé,  puis  elle  maria  et  dota  le 
jeune   couple.    C'est    cet    épisode   que 


VIEILLES     ROMANCES!     VIEILLES     LITHOGRAPHIES! 


la  marquise  de  Tra\  anct  a  évoque 
cette  romance  de  Pauvre  Jacques. 


en 


Pauvre  Jacques,  quand  j'étais  près  de  toi 

Je  ne  sentais  pas  ma  misère! 
Mais  à  présent  que  tu  vis  loin  de  moi 

Je  manque  de  tout  sur  la  terre! 
Quand  tu  venais  partager  mes  travaux 

Je  trouvais  ma  tache  légère  ! 
T'en  souvient-il  r  Tous  les  jours  étaient  beaux! 

Qui  me  rendra  ce  temps  prospérer 

La  Révolution  interrompit  brusque- 
ment Tére  des  sentimentales  romances. 
L'ennemi  était  à  nos  portes,  la  guillo- 
tine se  dressait  sur  nos  places,  on  ne 
songeait  pas  aux  fadaises.  Mais  l'orage 
passé,  la  romance  refleurit  de  plus 
belle,  et  désormais,  pendant  plus  d'un 
demi-siècle,  elle  va  triompher,  en  sin- 
carnant  dans  quelques  personnalités 
musicales. 


Wiici,  sous  le  Direc- 
toire, Pradher  qui,  à  côté 
de  quelques  compositions 
assez  banales,  eut  la 
bonne  fortune  de  mettre 
en  musique  une  délicate 
poésie  de  Constance  de 
Salm  :  Bouton  de  rose. 
Garât  la  chantait  avec  ce 
charme  qui  en  faisait  un 
diseur  incomparable  : 

Bouton  de  rose, 
Tu  seras  plus  heureux  que  moi. 
Car  je  te  destine  à  ma  Rose, 
Et  ma  Rose  est  ainsi  que  toi, 

Bouton  de  rose  ! 

Mais  Garât  ne  fut  pas 
seulement  un  admirable 
chanteur,  il  fut  encore  un 
compositeur  de  talent.  Il 
est  ^•rai  qu  à  peine  en  ce 
monde,  il  put  former  son 
goût  musical  en  écoutant 
chantersa  nourrice,  douée 
d'unevoix  superbe,  qu'elle 
maniait  avec  goût.  L  en- 
fant a\ait-il  à  souffrir  et  à 
pleurer,  la  nourrice  en- 
tonnait un  chant  de  son 
pays,  et  l'enfant,  ravi,  arrêtait  ses  san- 
glots pour  écouter. 

Que  l'anecdote  soit  vraie  ou  fausse, 
il  n'en  est  pas  moins  certain  que  Garât 
fut  un  des  plus  parfaits  chanteurs  de 
son  temps  et  de  tous  les  temps;  nul  n'a 
mis  plus  d'art  dans  le  fini  de  l'exé- 
cution, dans  le  relief  du  détail,  dans 
les  nuances  de  la  mélodie.  Et  il  chantait 
a\ec  autant  de  goût  les  œuvres  des 
autres  que  ses  propres  romances  : 
Bélisaire,  Le  Chevrter,  Je  t'aime  tanl! 
Son  orgueil  et  sa  fierté  sont  restés 
célèbres.  A  une  soirée,  chez  M""^  de 
Staël,  comme  on  le  priait  de  se  mettre 
au  piano,  au  moment  même  où  des 
domestiques  faisaient  passer  devant  les 
convives  des  plateaux  pleins  de  rafraî- 
chissements. ((  Je  ne  chante  jamais  au 
café  »,  répondit-il  dignement 


VIEILLES     ROMANCES!     VIEILLES     LITHOGRAPHIES! 


L'âge,  en  lui  enlevant  sa  belle  voix, 
n'éteignit  pas  son  orgueil.  Un  jour  où 
il  causait  avec  un  de  ses  amis,  sur  une 
place  publique,  il  s'interrompit  brus- 
quement, pour  s'écrier,  en  montrant 
les  promeneurs  passer  indifférents  près 
de  lui  :  »  Ah  I  les  ingrats!  Il  y  a  trente 
ans.  tout  le  monde  eût  remarqué  la 
nouvelle  forme  de  hottes  que  je  viens 
d'adopterl  » 

Plantade  père  fut  l'émule  de  Garât; 
ses  compositions  musicales  se  distin- 
guent par  un  soin  plus  précis  de  l'ac- 
compagnement, et  certaines  balan- 
cèrent la  vogue  de  celles  de  Garât.  11 
suffit  de  citer  le  titre  de  quelques-unes 
pour  indiquer  la  tendance  sentimentale 
de  ces  productions  :  Ma  Peine  a  devance 
l'aurore,  Languir  d'amour,  gémir  de  ton 
silence!  Le  Jour  s'élève,  amour  lu  ins- 
pire.'  Mais  son  chef- 
d'œuvre  est  la  célèbre  ro- 
mance :  Te  bien  aimer,  ô 
ma  chère  Zélie !  L,3  vogue 
de  cette  petite  perle  mu- 
sicale lui  ouvrit  tous  les 
salons,  et  plus  tard,  la 
reine  llortense  en  fit  son 
maître  de  chapelle. 

Un  harpiste  de  talent, 
Dalvimare,  homme  du 
monde  et  musicien  con- 
sommé, devint  le  Garât 
du  premier  empire.  De  sa 
plume  facile  jaillissaient  à 
flots  de  doucereuses  mé- 
lodies qui  faisaient  se 
pâmer  les  coquettes  de 
1806  à  1808.  C'était  l'épo- 
que où  l'amour  et  la 
guerre  faisaient  excellent 
ménage,  et  Dalvimare 
était  trop  habile  pour  ne 
pas  profiter  du  goût  de 
son  temps.  Les  titres  de 
ses  compositions  disent 
assez  leur  genre  :  Un 
jeune  troubadour  qui 
chante  et  fait  la  guerre  ! 
Mon  cœur    soupire!    Prêt 


à  partir  pour  la  rive  africaine. 
V^ers  cette  même  époque,  le  compo- 
siteur Choron  publia  une  romance  qui 
fit  le  tour  du  monde  et  se  vendit  en 
deux  ans  à  plus  de  vingt  mille  exem- 
plaires. Llle  avait  pour  titre:  La  Senti- 
nelle: 

L'astre  des  nuits  de  son  paisible  éclat 
Lançait  des  feu.\  sur  les  tentes  de  France, 
Non  loin  du  camp,  un  jeune  et  beau  soldat 
.\insi  chantait,  appuyé  sur  sa  lance: 
.\llez  !  Volez!  Zéphyr  joyeux 
Portez  mes  chants  vers  ma  patrie, 
Dites  que  je  veille  en  ces  lieu.x 
r^our  la  gloire  et  pour  mon  amie  ! 

Cet  excellent  Choron  était  si  radieux 
du  succès  de  son  œuvre  qu'il  signait: 
((  Alexandre  Choron,  auteur  de  La 
Sentinelle  ».  Et  un  soir  qu'il  passait  sur 
le  boulevard  du  Temple,  indigné  d'cn- 


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VIiriI.LES     ROMANCES       VIEILLES     LITHOGRAPHIES: 


AUX  £\ERa\L"cAMBR  ONnE 


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//      rfa. 


iauntVc    t't   0   /*^.'    J.oi(rttaitc'U(i , 


^ _p^R_\.  Ma^u^ir':H^Q>-,v."(^ 


tendre  un  aveugle  écorcher  l'air 
célèbre,  il  lui  arrache  le  \iolon  des 
mains,  en  lui  disant:  <■  Qui  ta  permis 
de  défigurer  ainsi  un  chef-d'œuvre > 
Tiens.  \oilà  div  francs,  mais  à  condi- 
tion que  tu  apprendras  à  mieux  jouer 
un  air  que  toute  l'I'Iurope  sait  par 
cœur!   » 

Avec  Blangini,  nous  sommes  encore 
sous  le  premier  empire.  JCnthousiaste 
comme  tous  les  artistes  italiens,  chan- 
teur et  compositeur,  Blangini  eut  tous 
les  succès.  Les  plus  grandes  dames  se 
disputaient  sa  présence  dans  leurs 
salons.  La  belle  Pauline  liorghèse  se 
mit  de  la  partie  et  le  nomma  directeur 
de  sa  musique;  mais  le  lendemain, 
l'impératrice  Joséphine  donnait  au 
maestro  le  titre  en\ié  de  compositeur 
de      la     Chambre      impériale.     .Mors. 


Pauline,  tout  comme 
une  simple  archidu- 
chesse, enleva  son  pro- 
fesseur de  musique  et 
ils  allèrent  roucouler 
sous  le  ciel  azuré  de 
Nice.  ((  Ce  fut  le  plus 
beau  duo  de  ma  vie  », 
disait  plus  tard  Blan- 
gini en  parlant  de  ces 
heures  fortunées. 

-Mais  Pauline,  en  sa 
qualité  de  jolie  femme, 
était  fantasque  et  capri- 
cieuse. Elle  voulait  le 
beau  chanteur  pour  elle 
seule  et  n'acceptait  au- 
cun partage.  Un  soir  où 
elle  attendait  sa  venue, 
elle  apprend  qu'il  est 
chez  le  préfet  de  Nice, 
où  une  nombreuse  assis- 
tance l'écoute  et  l'ap- 
plaudit. Outrée  de  ja- 
lousie, elle  l'envoie  aus- 
sitôt chercher  avec  ordre 
de  tout  quitter  et  de  ve- 
nir sur  l'heure.  Blangini 
dut  interrompre  son 
morceau  et  la  princesse 
Borghèse  eut,  pour  elle  seule,  la  fin  de 
la  romance. 

Plus  tard,  Blangini,  retiré  du  monde. 
\écut  ses  dernières  années  dans  un 
coin  solitaire  de  la  forêt  d'Orléans,  au 
milieu  de  ses  souvenirs  et  de  son  vio- 
loncelle, avec,  devant  lui,  le  portrait  au 
pastel  de  la  belle  Pauline.  Il  a  laissé 
une  centaine  de  romances,  dont  la  plus 
célèbre,  est:  //  /'jiil  partir,  le  iiicncsliel 
r ordonne  ! 

11  ne  nous  est  pas  permis  de  quitter 
le  premier  empire  sans  donner  une 
petite  place  à  la  blonde  et  charmante 
llortense  de  Beauharnais. 

Reine  malgré  elle,  mariée  à  un 
homme  qu'elle  n'aimait  pas,  llor- 
tense cherchait  à  oublier  ses  tris- 
tesses dans  le  culte  de  la  musique  et 
de  la  peinture. 


VlKlLLf:S     ROMANCES!     VIEILLES     LITHOGRAPHIES! 


L  année  même  où  naissait  le  roi 
de  Rome,  la  reine  de  Hollande  fai- 
sait connaître  à  ses  amis  la  romance 
qui  devait  être  le  chant  national 
du  second  empire  :  Partant  pour  la 
Syrie^  sur  les  paroles  du  comte  de 
La  borde. 

Parmi  les  inspirations  musicales  de 
la  reine  Hortense,  non  dépourvues  de 
f^râce,  signalons  encore  :  Vous  me  quit- 
tez pour  aller  à  la  gloire  !  Colin  se  plaint 
de  ma  rigueur  et  surtout  :  Reposez-vous^ 
bon  chevalier^  regardé  comme  la  meil- 
leure de  ses  mélodies. 

La  reine  composait  ses  romances  le 
matin,  seule  dans  son  salon  ;  le  soir,  elle 
les  faisait  entendre  à  ses  intimes. 

Lorsqu'elle  chanta  :  P.eposez-vous^ 
h o n  c h evalier !  pi u- 
sieurs  de  ses  amis  en 
trou\èrent  la  musique 
assez  médiocre:  la 
reine  fut  sur  le  point  de 
déchirer  son  morceau, 
lorsque  Carbonnel  con- 
sulté déclara  que  cette 
mélodie  était  une  des 
meilleures  inspirations 
de  la  reine. 

Le  Bon  chevalier  était 
sauvé! 

Nous  voici  a  la  Res- 
tauration. 

La  romance  trou- 
badour est  abandon- 
née et  sur  ses  ruines, 
tleurit  la  romance  de 
pur  sentiment,  cultivée 
par  trois  compositeurs 
célèbres  en  ce  genre  : 
Romagnesi,  Amédée  de 
Beauplan, Edouard  Bru- 
guière  et  par  une  femme 
digne  d'être  placée  près 
deux:  Pauline  Du- 
chambgc. 

La  verve  mélodique 
et  pleurnicheuse  de  Ro- 
magnesi a  donné  nais- 
sance à    plus    de    trois 


c:nts  romances,  qu'il  chantait  lui- 
même,  en  pleurant  de  vraies  larmes 
et  en  en  taisant  répandre  davantage 
encore. 

La  plupart  eurent  leur  heure 
de  \ogue,  telles  :  Depuis  longtemps 
j  aimais  Adèle  !  Ce  que  j  éprouve  en 
vous  voyant  !  Le  Champ  d  Asile  !  Gloire 
et  Bonheur!  Elles  sont  aujourd'hui 
oubliées. 

Amédée  de  Beauplan,  homme  du 
monde  et  artiste  de  valeur,  tour  à  tour 
peintre,  écrivain,  romancier,  ^aude- 
villiste,  a  eu  la  gloire  de  signer  une  de 
ces  romances  célèbres  que  les  douai- 
rières fredonnent  encore  de  leurs 
lèvres  pâlies,  en  souvenir  de  leurs 
jeunes    ans.   Cette   heureuse   romance 


M- 


-1  '1  b 


i^")i(ii-on\o  Jilninkn 


26 


VIEILLES     ROMANCES!     VIEILLES     LITHOGRAPHIES! 


S  appelle    :     Dormez,     chères     amours  ! 

Reposons-nous  ici  tous  deux. 
Goûtons  le  charme  de  ces  lieux. 
Qu'un  dou.v  sommeil  ferme  nos  yeu.x, 
Quele  bruit  de  l'onde  se  mêle 
.^u.x  doux  accents  de  Philomclc  ! 
Dormez,  dormez,  chères  amours  ! 
Pour  vous  je  veillerai  toujuurs! 
Dormez!  dormez!  chères  amours! 

l.)ormez  !  dormez  ! 
Pour  vous  je  \eillcrai  toujouis! 

Tout  cela  ne  dit  pas  grand'chose, 
mais  c'est  peut-être  une  des  causes  du 
succès.  Le  \  ague  de  l'âme  et  des  mots 
citait  alors  à  la  mode. 

Une  autre  romance  d  Amédée  de 
Beauplan  :  Bonheur desc  revoir  e,u.\.  pres- 
que autant  de  vogue  que  la  précédente. 
Il  est  vraique  la  Malibran  l'interprétait. 

Edouard  Hruguière  a  été  plus  senti- 
mental   encore     que     les    précédents: 


Laissez-moi  le  pleurer,  ma 
mère  !  a  fait  répandre  des 
torrents  de  larmes  !  Mon 
léger  Bateau.  Ma  tante 
Marguerite^  firent  moins 
pleurer,  mais  eurent  pres- 
que autant  de  succès. 

M""'PaulineDuchambge 
fut  l'amie  et  la  collabora- 
trice de  M"""  Desbordes- 
Valmore.  A  une  époque 
où  le  succès  était  dans 
l'abondance  des  larmes, 
on  peut  deviner  ce  que 
cette  collaboration  de 
deux  femmes  sentimen- 
tales a  pu  produire 
comme  résultats  :  ((  J'ai 
composé  mes  romances 
avec  mes  larmes  »,  a  dit 
d'ailleursM""'Duchambge 
et  elles  sont,  en  effet, 
l'écho  de  la  douleur 
humaine.  La  Brigantine, 
la  Séparation,  le  Bouquet 
de  bal  surtout  méritent 
la  vogue  dont  ces  compo- 
sitions ont  joui.  Nous 
allons  citer  avec  d'autant 
plus  de  plaisir  deux  cou- 
plets de  cette  dernière  oeuvre  que  les 
paroles  sont  une  des  rares  productions, 
en  ce  genre,  de  Scribe  : 

Vous  partez,  brillante  et  parée 
Pour  le  bal  où  je  n'irai  pas, 
De  vœux  et  d'hommage  entourée 
A  moi  penserez-vous,  hélas! 
Qu'alors  ce  bouquet  vous  rappelle 
l'n  amant  absent  et  fidèle. 
Et  si  je  ne  suis  pas  là, 
Mcn  bouquet  du  moins  y  sera. 

l'.llc  partit,  Iraiche  cl  brillante 
Et  les  soupirs  de  mille  amants. 
Du  bal  la  musique  enivrante 
iiicntôt  égarèrent  ses  sens. 
IvUlcurant  à  peine  la  terre 
Elle  valsait,  vive  et  légère; 
Quand  soudain   minuit  sonna, 
lù  le  bouquet  n'était  plus  là. 

A   côté  de  ces  quatre  protagonistes 


VIEKXES     ROMANCES!     VIEILLES     Ll  T  II  <  )(}  RA  P  II  1  ES  ! 


de  la  romance  sous  la  Restauration,  il 
convient  de  citer  Panseron.  Berton, 
M"""  Malibran,  qui  ont  à  leur  actif 
quelques  romances  agréables  et  enfin 
PoUet,  dont  le  nom  est  venu  jusqu'à 
nous  grâce  à  son  Fleuve  du  Tage, 
chanté  par  deux  générations  au  moins. 

Fleuve  cki  Tage, 
Je  fuis  tes  bords  heureux, 

A  ton  rivage 
J'adresse  rries  adieux. 
Rochers,  bois  de  la  rive, 
Echo,  nymphe  plaintive, 

Adieu,  je  vais 
Vous  quitter  pour  jamais  1 

Avec  le  gouvernement  de  Juillet, 
nous  arrivons  à  l'épanouissement  du 
romantisme  et  la  romance  prend  sa 
part  de  ce  mouvement  général  de  la  lit- 
térature et  des  arts;  elle  devient  moins 
larmoyante  avec  une  allure  plus  élevée 
et  se  hisse  parfois  jusqu'à  des  cimes. 

Le  premier  compositeur  qui  apparaît 
à  ce  moment  est  Mon- 
pou,    musicien     inégal, 
mais    parfois     heureux. 
LA  II  d  a  l  o  u  s  e  (  1  '  A  n  d  a- 
louse  de  Musset,  au  teint 
bruni)   fut   son  premier 
grand   succès.    Monpou 
la   vendit   à   un  éditeur 
pour   vingt-cinq    francs 
et  elle  rapporta  une  pe- 
tite fortune  à  son  acqué- 
reur. Encouragé  par  ce 
succès,  l'artiste  continua 
à  composer  soit  des  ro- 
mances, soit  des  sujets 
tout   différents.   N'a-t-il 
pas  mis  en  musique  cer- 
taines pages  des  Paroles 
d'un  croyant,  de  Lamen- 
nais,  ou   des  scènes  de 
Shakespeare?  Mais  ceci 
ne  l'a  pas  porté  à  la  pos- 
térité;     heureusement 
Monpou  a    fait   l'Anda- 
louse  et  le  Fou  de  Tolède. 
Qui    ne    connaît   ces 
vers    célèbres,     encor^ 


parfois  cités  aujourd'hui,  de  cette  dei- 
nière  romance  : 


Le  vent  qui  souffle  à  travers  la  montagne 
Me  rendra  fou,  oui,  me  rendra  fou  r 


Masini  est  le  musicien  des  sentiments 
mélancoliques,  alliés  à  la  morbidcsse 
italienne;  c'est  un  second  Romagnesi. 
dans  une  note  plus  élevée.  Ses  albums 
se  vendaient  à  foison  dans  les  salons 
de  la  financeoude  la  haute  bourgeoisie 
et  l'on  y  applaudissait  tour  à  tour  : 
Une  chanson  bretonne.  Dieu  m' a  conduit 
vers  vous!  Oit  va  mon  âme?  La  sœur  des 
anges. 

Barateau,  poète  aimable  et  gracieu.x, 
a  écrit  les  paroles  de  la  plupart  des 
romances  de  Masini  :  toutelois,  La 
sœur  des  Anges  —  je  dois  le  dire  à  la 
louange  de  Barateau  —  n'est  pas  de 
lui,  mais  d'une  certaine  M"''  Aricie 
Carrié  :  je  tiens  à  en  donner  ici  le  pre- 


.,'Vl*'.^2!*'j^'-iîil-'»'O.V'<-„ 


y  V  1 


VIEILLES     ROMANCES!     VIEILLES     LITHOGRAPHIES' 


mier  couplet,  comme  spécimen  d'une 
littérature  étrange  : 

Es- tu  la  sœur  des  anges, 
Trop  divine  pour  nous! 
Toi  qui  de  nos  louanges 
Fuis  le  charme  si  doux! 
Et  veux-tu,  solitaire, 
Effeuiller  mes  beaux  jours 
Quand  tu  restes  fidèle 
Aux  célestes  amours!!! 

Cette  jeune  personne  qui,  solitaire, 
effeuille  les  beaux  jours  (de  qui.  mon 
Dieu?-)  tout  en  restant  fidèle  aux  célestes 
amours,  m'a  souvent  fait  rêver.  J'ai 
d'ailleurs  renoncé,  depuis  longtemps, 
à  approfondir  le  sens  de  ce  mystère. 

Mais  l'époque  aimait  ces  sentimen- 
talités vagues  et  ces  types  de  jeunes 
filles  angéliques  ou  même  archangé- 
liques.  Il  fallait  sacrifier  à  ce  genre 
pour  réussir.  C'est  ce  que  fit  Labarre 
en  donnant  le  jour  à  cette  Jeune  fille 
■iiix yeux  noirs,  dont  le  succès  fut  triom- 
phal !  Ah  l'heureux  temps  où  les  jeunes 
filles,  après  avoir  rêvé  de  célestes 
amours,  restaient  encore  sublimes  dans 
leurs  terrestres  affections,  comme  l'hé- 
ro'ine  chantée  par  Labarre. 

—  Jeune  lillc  aux  yeux  noirs,  tu  régnes  sur  mon 

Tiens!  \  oila  des  croix  d"or,  des   anneaux,  des 

colliers, 
f-)es    chevaliers    ainsi    m"ont   exprimé    leur 

nlamme, 
th  hicn  :  j'ai  méprisé  l'ofl're  des  chevaliers! 
La  fortune 
Importune 
-Me  parait 
Sans  attrait  ! 
Sur  la  terre 
Il  n'est  guér^ 
\)c  hcau  jour 
Sans  l'amour  ! 

Des  prélats  offrent  en  \ain  des  palais 
et  des  villas  à  la  jeune  fille  aux  yeux 
noirs;  mais  vient  un  proscrit: 

('  Toi  seul  »,  me  disait-il  ((  peut 
calmer  ma  tristesse.  » 

Kt  j'ai  dit  au  proscrit:  ((  Moi,  je  sui- 
\rai  tes  pas  !  » 

ileuieux!   liicnheureux  temps! 


Tout  à  fait  touchante  aussi  est  la 
Pauvre  Négresse  du  même  Labarre, 
qui  fait  mouiller  bien  des  paupières.  Ce 
compositeur  était  aussi  un  harpiste 
fort  distingué  et  sa  femme  chantait, 
d'une  voix  agréable,  les  mélodies  de 
son  mari!  C'était  un  couple  assorti. 

Grisar,  auteur  de  jolis  opéras-comi- 
ques qui  se  jouent  encore  çàet  là,  était 
peu  connu  lorsqu'il  donna  La  Folle. 
Toutes  les  belles  dames  se  pâmèrent 
en  entendant  Nourrit  et  M""^  Malibran 
chanter,  avec  leur  grand  talent,  cette 
page  magistrale  de  Grisar,  bien  supé- 
rieure à  l'habituelle  romance,  et  qui 
n  est  pas  encore  oubliée  : 

Tra  la  la!  Tra  la  la! 
Quel  est  donc  cet  airr 

Frédéric  Bérat  n'a  rien  fait  pouvant 
se  comparer  à  La  Folle,  mais  ses 
romancinettes  sont  plaisantes  et  tou- 
chantes. Qui  ne  connaît  au  moins  de 
nom  :  La  Lisette  de  Béranger !  Mon 
petit  cochon  de  Barbarie!  C'est  demain 
qu'il  arrive!  et  surtout  Ma  Normandie  ! 
dont  trente  mille  exemplaires  se  ven- 
dirent en  quelques  années: 

Quand  tout  renaît  à  l'espérance 
Et  que  l'hiver  fuit  loin  de  nous. 
Sous  le  beau  ciel  de  notre  l'-pance, 
(,)uand  le  soleil  devient  plus  doux, 
(,)uand  la  nature  est  reverdie, 
Quand  l'hirondelle  est  de  retour, 
J'aime  à  revoir  ma  Normandie, 
C'est  le  pays  qui  m'a  donne  le  jour. 

.Mais  voici  qu'apparaît  une  blonde  et 
frêle  jeune  fille,  chantant  elle-même 
dans  les  salons,  ses  romances  honnêtes, 
toutes  pleines  du  bonheur  familial,  de 
la  lésignation à  la  Providence,  d'amour 
du  travail.  Pendant  dix  ans,  la  char- 
mante Lo'isa  Puget  \a  régner  en  sou- 
\  eraine  dans  le  monde  des  salons  et  des 
concerts.  Ses  albums,  ornés  de  jolies 
lithographies,  apparaissaient,  chaque 
année,  avec  lepremierjanvieret  allaient 
faire  pleurer  les  cœurs  sensibles  des 
deux  mondes!  Oue  de  paupières  elle  a 


VIEILLES     ROMANCES!     VIEILLES     LITHOGRAPHIES 


2Li 


fait  mouiller  cette  excellente  Loïsa 
Puget  rien  qu'avec  la  romance  célèbre  : 
A  la  Grâce  de  Dieu!  Mais  elle  en  a 
d'autres  dans  cette  note  touchante: 
l'Ave  Maria^  l'Angélus  dusoii\,  la  Béné- 
diction d'un  père  et  ce  Soleil  de  ma 
Bretagne,  aux  accents  si  pénétrants: 

La  mer  m'attend,  je  veux  partir   demain. 
Sœur,  laisse-moi,  j'ai  vingt  ans,  je  suis  homme, 
Je  suis  Breton  et  je  suis  gentilhomme. 
Sur  l'Océan  je  ferai  mon  chemin  ! 

Mais  si  tu  pars,  mon  frère 

Que  ferai-je  sur  terre.- 

Toute  ma  vie  à  moi, 

Tu  sais  bien  que  c'est  toi. 
Oh  !  ne  va  pas  loin  de  notre  berceau  ; 
Reste  avec  moi,  ta  sœur  et  ta  compagne. 

On  vit  heureux  à  la  montagne 

Et  puis,  de  la  Bretagne, 

Le  soleil  est  si  beau  ! 


l'influence  exercée  par  ce  genre  au 
xix''  siècle  :  Beethoven,  Meyerbeer, 
Rossini,  Boïeldieu,  Méhul  qui  a  laissé 
quelques  romances  au  titre  trop  bizarre 
pour  n'être  pas  mentionnées  ici  :  Julie 
et  Volmar  ou  le  supplice  de  deux  amants  ! 
Le  chien  victime  desa fidélité  !  L'orphelin 
adopté  par  sa  nourrice!  Laver gne  ou 
r  héro'ine  de  l  amour  conjugal  !  Loizerolles 
ou  le  triomphe  de  l'amour  paternel  ! 

C'est  à  propos  des  romances  de 
Méhul  qu'un  prospectus  disait  : 

((  La  romance,  comme  une  jeune 
femme  éplorée,  doit  parcourir  la 
France,  gémir  sur  le  tombeau  des 
victimes  de  la  tyrannie  et,  la  harpe 
en  main,  consoler  leurs  ombres  plain- 
tives   par    des    chants    douloureux.    » 


L'auteur  de  ces  nobles 
sentiments,  si  bien  expri- 
més, était  Gustave  Le- 
moine.  C'est  lui  qui  a 
écrit  les  paroles  de  pres- 
que toutes  les  romances 
de  Loïsa  Puget.  La  jeune 
fille  l'en  récompensa  en 
lui  donnant  sa  main  et 
cette  collaboration  intime 
fut  féconde  en  œuvres 
délicates. 

Sur  ce  nom  de  Loïsa 
Puget,  nous  pourrions 
nous  arrêter,  mais  com- 
ment ne  pas  citer  tout  au 
moins  Thys,  Lagoanère, 
Vogel,  l'auteur  de  VAnge 
Déchu,  Reber,  Nieder- 
meyer,  Ilenrion,  Etienne 
Arnaud  enfin,  auteur  de 
cette  Jenny  l'ouvrière,  ((  au 
cœur  content,  content 
de  peu  »,  passée  en  pro- 
verbe. 

Comment  ne  pas  rap- 
peler d'autres  noms  plus 
glorieux  encore,  car  les 
plus  grands  compositeurs 
se  sont  essayés  à  la  ro- 
mance,    ce     qui     montre 


LE  LANGAGE  DES  YEUX 


y 


X- 


-.iwi-m  nRKiiNi.AY 


F.iASfil 

au  mé^t   Auieur        Aliuutt  (t  ileloiir' 


v> 


VIEILLES     ROMANCESl     VIEILLES     LITHOGRAPHIES! 


nouveau  s'épanouissait, 
qui  allait  de\enir  son 
compagnon  de  gloire  : 
la  lithographie. 

L'estampe,  lilhogra- 
phiée.  ornant  la  pre- 
mière page  d'un  mor- 
ceau de  musique,  fit  son 
apparition  sous  le  pre- 
mier empire.  La  reine 
Hortense  fut.  dit-on,  la 
première  à  avoir  usé  de 
ce  procédé  pour  ses  ro- 
mances. 

Sous  la  Restaura- 
tion, la  lithographie  fît 
des  progrès  remarqua- 
bles et  fut  adoptée  par 
les  plus  grands  peintres 
de  l'époque.  Goya,  les 
\'ernet,  Géricault,  Dela- 
croix,   puis,    plus   tard. 


Noble,  mais  difficile 
destinée  tout  de  même.' 
que  la  romance  ainsi 
comprise. 

Avec  le  second  em- 
pire sonne  le  glas  de  la  ro- 
mance! Sans  doute,'elle 
ne  disparaîtra  pas  com- 
plètement, mais  entre 
les  mélodies  d'une  part, 
la  chanson  et  la  chan- 
sonnette de  l'autre,  elle 
sera  comme  submergée. 
Sans  doute,  sa  vogue 
d'antan  reOeurira-t-elle 
quelque  jour  et  pleu- 
rera-t-on  encore  aux 
accents  plaintifs  d'un 
Komagncsi  ou  d  une 
Lo'isa  Pugct,  mais  ces 
temps  sont  encore  loin- 
tains. 

Au  moment  même 
où,  sous  la  Kestauia- 
tion,  la  romance  prenait 
son  plein  essor,  un   art 


~±J  iftt^ffA  ^.jt  6.)ij,oiri.i  uni' oui  fit'  |.>»i»tii>iii(V  .Mil.  .m     .'  'l'iiillv 


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VIEILLES     ROMANCES!     VIEILLES     LITHOGRAPHIES! 


3' 


Decamp,  Célestin  Nanteuil,  Isabey,De- 
véria,  Charlet,  Gavarni,  Raffet,  bien 
d'autres  encore,  ont  fait  de  véritables 
petitschefs-d'œuvre  de  lithographie,  et 
c'est  un  délicieux  passe  temps  de  par- 
courir les  romances  [ou  les  albums  des 
compositeurs  de  la  première  moitié  du 
dix-neuvième  siècle. Parfois, la  lithogra- 
phiedonne  sanote  joyeuse  ou  s'attaque 
à  l'actualité,  soit  politique,  soit  pitto- 
resque,et  ellenous  laissealorsdes  docu- 


ments curieux  et  pleins  d'intérêt,  dont 
nous  donnons  quelques  spécimens. 

Mais  —  co'incidence  étrange  —  en 
même  temps  que  succombait  la  ro- 
mance, déclinait  aussi  la  lithographie, 
de  sorte  que  le  second  empire  est  pour 
nous  une  barrière  que  nous  ne  fran- 
chirons pas.  D'ailleurs,  le  titre  lui- 
même  de  ce  travail  nous  le  défend. 

Georges    de  Dubor. 


I    oM  i'.i;  !     hl     N  \  |M>|  ION     \    ^(>\     Il  I 


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LES     MOINES 


Dans  le  blanc  monastère  ignoré  de  la  foule, 
Les  moines,  durs  témoins  des  âges  féodaux, 
Trempent  sept  fois  leur  âme  aux  mystiques  credo. 
Et  leur  stagnante  vie  en  prières  s'écoule. 

Saignant  sous  le  cilice  et  suant  sous  la  coule 
Ils  retournent  la  glèbe  et  portent  des  fardeaux. 
Puis,   devant  l'autel  d'or  courbant  leur  large  dos, 
Longtemps  joignent  leurs   mains  qu'excoria  l'am- 
poule 

Car  l'éternel  Satan,  sous  leurs  arceaux  niché, 

Bat  d'une  aile  invisible,  au  soir  de  leurs  journées 

Et  fait  rougir  parfois  leurs  faces  décharnées; 


Et  dans  leurs  cœurs  d'enfant  qu'assiège  le  péch 
Ils  entendent  toujours,  creusant  de  scjmbrcs  i-outes 
Les  coups  sourds  de  la  chaii'  cl  la    apc  du  doute 

-Marc  Lkokaxr. 


HA3TINGS    VUE    DE    LA    PLAGE    PRISE    DE    LA    JETEE 

PLAGES    ANGLAISES 

(comtés    de    KENT    ET    DE    SUSSEx) 


I 


L'Anglais,  c'est  une  justice  à  lui 
rendre,  est  chez  lui  tout  autre  que  sur 
le  continent;  il  se  montre  accueillant 
et  cordial  avec  les  étrangers,  et  l'ex- 
plication en  est  simple,  conforme  à  la 
définition  psychologique  et  morale  de 
John  Bull  :  il  veut  être  partout  chez 
lui,  partout  le  maître.  Nécessairement 
quand  il  vient  chez  vous,  il  affirme  sa 
prise  de  possession  par  le  sans-gêne; 
quand  vous  allez  chez  lui,  il  démontre 
qu'il  est  le  maître  par  la  courtoisie  de 
son  accueil. 

i'2t  l'un  des  plus  grands  charmes  de 
sa  conduite  envers  l'hôte,  c'est  la  li- 
berté parfaite  qu'il  lui  laisse.  Si  son 
XVIII.  —  ^, 


égoïsme  proverbial  lui  fait  une  règle  de 
ne  sacrifier  que  le  moins  possible  de 
ses  aises  et  de  son  indépendance,  le 
libéralisme  profond  de  son  esprit  lui 
trace  le  devoir  d'une  discrétion  par- 
faite :  on  ne  \ous  demande  que  d'être 
correct,  de  ne  choquer  point  les  usages 
et  de  vous  conformer  à  la  loi.  Pour  le 
reste,  à  votre  guise. 

Ajoutez  que,  si  l'on  sait  s'y  prendre, 
se  faire  bien  adresser,  l'on  trouve  sur 
le  sol  anglais,  même  à  Londres,  même 
dans  les  stations  de  bains  de  mer,  des 
arrangements  économiques  et  confor- 
tables. 

Voilà  de  suffisantes  laisons  du  pro- 
gressif mouvement  d'immigration  des 
Français  sur  la  côte  anglaise  en  la  belle 


31 


PLAGES    ANGLAISES 


saison;  mais  encore  n'était-il  pas  inop- 
portun de  définir  létat  d'esprit  qui 
préside  aux  relations  actuelles  des  deux 
peuples. 


II 


Tout  naturellement,  la  plus  proche 
partie  du  littoral  britannique  est  aussi 
la  plus  fréquentée  par  les  Français, 
touristes  ou  résidents  temporaires. 
Elle  comprend  la  partie  inférieure  de  la 
côte  occidentale,  depuis  l'estuaire  de  la 
Tamise  jusqu'à  Folkestone  et  la  section 
de  la  côte  méridionale  entre  Rye  bay, 
à  l'embouchure  de  la  rivière  Rothe.  et 
Bnghton.  soit  le  bord  de  mer  des 
comtés  de  Kent  et  de  Sussex. 

L  aspect  de  la  côte  de  la  plage  n'est 
pas  tout  à  fait  le  même  au-dessus  et 
au-dessous  de  Douvres.  La  falaise  iné- 
gale s'abaisse  de  plus  en  plus  en  se 
dirigeant  au  Nord  ;  elle  disparait 
presque  totalement  après  avoir  con- 
tourné la  pointe  du  cap  North  Fore- 
land  :  dans  la  direction  opposée,  elle  se 
relève  jusqu'à  des  altitudes  de  40 
et  50  mètres,  en  se  creusant  par 
intervalles  de  profonds  vallons  plus 
ou  moins  larges.  —  analogie  frappante 
avec  le  régime  des  falaises  normandes 
entre  le  Tréport  et  le  Havre. 

De  la  Tamise  jusqu'à  Deal,  en  avant 
de  Douvres,  la  plage  est  de  sable;  au- 
dessous,  en  même  temps  qu'elle  s'in- 
fléchit vers  le  Sud,  sa  constitution 
change  ;  elle  est,  non  pas  de  galet,  mais 
de  gravier  (heecU)  rougeâtre  et  plat, 
pour  la  plus  grande  partie. 

Les  principales  stations  de  bains  de 
mer  situées  sur  ce  contour  sont,  en 
descendant  du  Nord  au  Sud,  Margate, 
Broadstairs,  Ramsgate,Deal,  Douvres, 
Folkestone,  Ilaslings-Saint-Leonard's, 
Eastbournc  et  Brighton. 

Chacune  des  cités  maritimes  les  plus 
fréquentées  a  sans  doute  son  cachet 
particulier,  tant  à  cause  de  sa  topo- 
ghirapc  (|uccle  sa  clientèle.  Broadstairs. 


plus  petit,  est  plus  élégant  que  .Mar- 
gate qui  l'est  déjà  moins  queRamsgate; 
Hastings  est  plus  aristocratique;  East- 
bourne  l'est  tout  à  fait.  Cependant  le 
caractère  général  de  la  vie  extérieui'e 
est  à  peu  près  le  même  partout.  Il  est 
fort  différent  du  régime  que  présente 
une  plage  française,  même  de  celles 
qu'on  appelle  vulgairement  «  petits 
trous  pas  cher  )). 

La  distraction  cependant  ne  fait  pas 
défaut.  En  première  ligne,  il  faut 
inscrire  la  musique.  L'Anglais  l'aime 
fort.  Toute  ville  de  bains  de  mer  qui 
prétend  êtrx  prise  en  considération, 
engage  pour  la  saison,  une  military 
band.  Ce  n'est  pas,  comme  on  pour-- 
rait  le  croire  au  premier  coup  d'œil 
jeté  sur  le  costume  des  musiciens,  une 
musique  de  i-égiment;  c'est  une  com- 
pagnie formée  par  un  chef,  sur  le  type 
des  musiques  militaires,  les  seules  qui, 
pour  la  puissance  de  son  des  instru- 
ments associés,  se  fassent  bien  entendre 
en  plein  air,  surtout  au  bord  de  la 
mer.  Trois  fois  par  jour,  il  y  a  concert 
gratuit  :  avant  midi,  après  midi,  et  le 
soir.  Chaque  séance  de  musique  attire 
sur  la  promenade  ou  au  parc  une  foule 
nombr^euse;  ceux  qui  veulent  s'asseoir 
paient  leur  place  sur  les  bancs  ou  la 
location  d'une  chaise  ou  d'un  fauteuil- 
parasol  :  coût  10  ou  20  centimes.  Ces 
military  bands,  souvent  excellentes,  ne 
comptent  pas  moins  de  trente  à  cin- 
quante exécutants. 

La  multiplicité  des  concerts  publics 
n'empêche  pas  de  nombreuses  séances 
de  musique  en  des  salles  de  théâtre  ou 
des  halls  spéciaux.  Les  repi'ésentations 
théâtrales  sont  quotidiennes  et  font 
alterner,  de  semaine  en  semaine,  la 
comédie,  le  drame,  l'opérette  ou 
l'opéra.  Ce  sont  quatre  troupes  ou 
compagnies  qui  se  succèdent  en  exploi- 
tant à  tour  de  rôle  les  scènes  de  la  côte. 
Elles  sont,  le  plus  souvent,  assez 
bonnes,  et  jouent  les  pièces  qui  ont 
réussi  à  Londres,  lesquelles,  sous  le 
démarquage  et  à  tra\ers  le  mcl.inge  de 


PLAGES     ANGLAISES 


35 


chant,  de  danses  et  d'excentricités  cher 
au  goût  anghiis,  restent  maintes  fois 
reconnaissables  comme  productions 
françaises. 

La  ville  anglaise  de  bains  de  mer 
possède  un  double  agrément  qui  lui  est 
propre  :  sa  promenade  bitumée  sur  le 
c/z///l falaise)  et  son  parc. 

La  faveur  de  la  nature  a  été  bien 
utilisée  par  le  sens  pratique  de 
l'homme  :  la  région  de  la  falaise,  plus 
consistante  et  bien  moins  battue  des 
flots  que  sur  la  côte  du  pays  de  Caux 
et  du  pays  de  Bray,  a  permis  d'établir 
sur  la  plateforme  crayeuse  ou  rocheuse, 
de  vastes  promenades  bitumées  tout 
au  bord  de  la  mer;  souvent  on  leur 
donne  le  nom  de  parade;  tout  le  long, 
règne  un  garde-fou  à  barreaux  assez 
rapprochés  pour  prévenir  tout  accident. 
Le  travail  se  prolonge  d'une  ville  à 
l'autre,  et  l'on  peut  suivre  ainsi  le  bord 
de  la  mer  du  Nord,  sur  une  voie  excel- 
lente et  sûre,  pendant  des  kilomètres; 
bientôt  l'on  pourra,  sans  quitter  de 
l'œil  le  magnifique  spectacle  de  la  mer 
sillonnée  de  navires,  aller  de  Margate 
à  Ramsgate  —  une  dizaine  de  kilo- 
mètres. —  Semblablemcnt,  de  l'extré- 
mité est  de  tiastings  à  l'extrémité 
ouest  de  Sheinard,  c'est  une  pareille 
promenade  :  il  n'y  est  de  comparable 
que  la  promenade  des  Anglais,  à  Nice, 
bientôt  prolongée  jusqu'au  champ  de 
courses,  au  tournant  de  la  cité  de  la 
Baie  des  Anges. 

Les  parcs  sont  de  délicieux  jardins 
publics,  habilement  dessinés,  plantés 
d'arbres  magnifiques,  ornés  de  fleurs 
entretenues  et  renouvelées  avec  un 
som  incessant  ;  des  pelouses  gracieuses 
y  sont  ménagées  pour  les  jeux  des 
enfants  et  des  jeunes  gens.  Un  kiosque 
de  musique  y  est  toujours  édifié,  un  des 
trois  concerts  de  la  journée  se  donne 
là;  plusieurs  fois  dans  la  saison,  la 
municipalité  y  organise  une  fête  vespé- 
rale, —  on  ne  dirait  pas  nocturne, 
car  elle  se  termine  habituellement 
Ncrs     onze     heures.       I^'entrée,     sans 


doute,  n'est  pas  gratuite;  mais  le 
prix  n'est  pas  élevé,  il  varie  de  six 
pence  à  un  shelling  (de  o  fr.  60  c.  à 
I  fr.  2^).  Toujours  les  enfants  au-des- 
sous de  douze  ans,  comme  sur  les 
chemins  de  fer  et  sur  les  bateaux, 
paient  seulement  demi-tarif.  La  Dane 
Park  de  Margali  a  une  étendue  de  33 
acres  (i);à  Ramsgate,  Elligton  Park 
n'a  qu'une  superficie  de  12  acres,  mais 
les  perspectives  et  les  sinuosités  des 
allées  semblent  la  doubler;  le  parc  de 
Ilastings  est  tout  en  longueur,  mais 
d'une  variété  de  points  de  vue  et  d'une 
richesse  florale  tout  à  fait  charmantes, 
qui  compensent  son  étroitesse;  il  n'en 
couvre  pas  moins  soixante-dix-sept 
acres  en  forme  de  L.  Inauguré  en  1882 
par  le  prince  et  la  princesse  de  Galles, 
il  fut  baptisé  Alexandra  Park,  du  nom 
delà  gracieuse  altesse,  aujourd'hui  la 
reine. 

Ce  sont  des  lieux  exquis  de  prome- 
nade et  de  repos;  ils  vous  rendent  la 
campagne  au  bord  de  la  mer,  et  vous 
permettent  de  jouir  de  l'air  pur  et  du 
soleil,  même  les  jours  où  la  violence  du 
vent  vous  chasse  de  la  plage  et  de  la 
parade. 

La  plage  elle-même  est  le  théâtre 
d'un  spectacle  composite  et  perpétuel  : 
cela  ressemble  beaucoup  à  une  foire. 
Ici.  une  espèce  de  guignol;  à  côté,  une 
troupe  de  chanteurs  burlesques' s'égo- 
sillant  avec  accompagnement  d'accor- 
déon ou  de  guitare;  un  peu  plus  loin, 
des  acrobates,  chanteurs  ou  sauteurs, 
dans  le  nombre  il  faut  toujours 
quelques  nègres,  authentiques  ou 
factices.  Le  public  anglais  delà  plage, 
enfants  et  parents,  ne  s'amuserait  pas 
complètement  s'il  ne  voyait  quelques 
faces  noiraudes  et  quelques  paires  de 
mains  noires  saillir  d  un  habit  blanc  ; 
là,  un  groupe  de  salutistes  chante  un 
cantique  et  d'autres  distribuent  de 
petits  papiers  mystiques  ;  sur  divers 
points,    des    prédicateurs    impro\isés 

(1)  L'acre  cquivaul  à   \i<^n  mèti'cs  carres. 


^6 


1'  L  A  G  E  S     ANGLAISES 


attirent  un  cercle  d'auditeurs  patients. 
Le  plus  curieux,  c  est  la  physionomie 
des  spectateurs  :  elle  est  partout  la 
même,  devant  le  guignol,  devant  les 
chanteurs  qui  se  croient  comiques  ; 
devant  les  acrobates,  les  salutistes  et  les 
prédicants,  même  impassibilité.  Samu- 
sent-ilsr  s'ennuient-ils?  Vous  n'en 
saurez  rien  par  leur  visage!  Cependant 
sur  tout  le  sable,  comme  à  Margate,  à 
Ramsgate,  c'est  un  grouillement  d'en- 
fants qui  pataugent,  jupes  et  pantalons 
retroussés  jusqu'à  mi-cuisses;  et,  dans 
les  espaces  libres,  des  galopades  d'ânes 
le  dos  chargé  de  fillettes  et  de  gar- 
çonnets. 

Uneparticularitéde  laplageanglaise. 
c  est  le  pier.  Entendez  par  là  une 
longue  jetée  métallique  s'avançant  en 
eau  profonde  :  double  avantage  :  pro- 
menade attrayante  au  milieu  des  flots, 
parfois  un  tantinet  émouvante,  surtout 
pour  les  âmes  timides,  quand  la  mer 
est  grosse  et  la  vague  bondissante  ;  — 
appontement  possible  en  tout  temps; 
quelle  que  soit  l'heure  du  flux,  un 
bateau  peut  accoster,  embarquer  et 
débarquer  passagers  et  bagages.  Iln'est 
plus  soumis  à  la  nécessité  d'attendre 
la  marée  pour  entrer  au  port  ou  pour 
en  sortir;  il  peut  faire  escale  en  face 
d'une  ville  qui,  comme  Saint-Léo- 
nard's.  comme  Eastbourne,  n'a  point  de 
port,  ou  comme  Margati  et  Hastings 
n'a  qu'un  port  médiocre  et  de  bas  fond. 

Le  pier  est  généralement  agrémenté 
d'un  pavillon;  on  y  trou\c  des  rafraî- 
chissements, des  sandwichs  et  des 
gâteaux;  assez  souvent  c'est,  comme  à 
Ramsgate,  un  café  chantant  où  ne  se 
montre  pas  la  société  qui  obser\e  le 
canl\  parfois  c'est,  comme  à  Hastings, 
un  miisïc  hall  mieux  coté.  De  la  qualité 
sociale  de  la  clientèle  accoutumée  de 
la  station,  dépend  le  caractère  du  pa\  il- 
lon  du  pier. 

Depuis  quelques  années  on  a  imité 
en  l''iance  les  jetées  mélalliqucs  en 
eau  profonde  :  à  Trouville,  pour  le  ser- 
vice du  bateau  du  IJavre;  à  Nice  pour 


installer  un  pa\illon-théàtre,  qui  rompt 
du  reste,  de  la  façon  la  plus  fâcheuse, 
la  grâce  de  la  ligne  de  la  baie  des 
Anges. 


III 


L'Anglais  aime  la  danse  non  moins 
cjue  la  musique;  la  danse  est  presque 
toujours  l'occasion  de  flirt;  le  flirt  est 
assez  souvent  le  préliminaire  des  fian- 
çailles; il  est  rare  que  les  fiançailles 
n'aboutissent  pas  au  mariage.  Et  le 
mariage  semble  le  but  naturel  de  la 
vie  en  un  pays  où  cependant  le  nombre 
des  vieilles  filles  est  plus  grand  qu'ail- 
leurs. Diverses  sociétés  organisent  des 
bals  par  souscriptions.  L'étranger, 
régulièrement  présenté,  est  admis  à 
payer  sa  carte.  Mais  qu'il  prenne  bien 
garde  au  classement  social  de  la  réu- 
nion où  il  se  fait  introduire  :  le  voilà 
classé  lui-même,  et  sauf  exception  mo- 
tivée par  considérations  spéciales, 
l'admission  ici  a  pour  corollaire  l'exclu- 
sion de  là. 

Sur  ces  plages,  gciitlcnien  et  genllc- 
zvomen  ne  se  livrent  pas  ou  ne  se  livrent 
guère,  comme  font  sur  nos  côtes  les 
personnes  de  bonne  condition,  à  la 
pêche  aux  crevettes,  à  la  cueillette  des 
moules  ou  à  la  chasse  aux  crabes  et  aux 
équilles.  Un  scrupule  en  détourne 
l'Anglaise  :  cet  exercice  exige  qu'elle 
retrousse  ses  jupes  et  montre  ses 
jambes.  — Elle  se  baigne  pourtant  >  — 
Oui.  et  nous  allons  dans  un  instant 
voir  comment. 

Peut-être  bien  aussi  le  ri\  âge  ne  se 
prête  pas  à  ce  sport  maritime.  En  cer- 
tains points,  telle  la  baie  de  Pegwell, 
entre  Ramsgate  et  Sandwich,  les  sables 
mouvants  sont  un  péril  mortel;  ail- 
leurs, vers  le  Sud,  la  pente  est  rapide; 
et  à  quelques  mètres  de  la  bordure  où 
expire  le  flot,  on  perd  pied. 

l'^n  compensation,  nous  a\ez  l'excur- 
sion facile  en  mer  et  sur  terre.  Tous 
les  jours,  sur  chaque  plage,  qu'elle  ait 


PLAGES     ANGLAISES 


37 


OU  non  un  port,  des  bateaux,  soit  à 
voile,  soit  à  vapeur,  entreprennent  une 
course  plus  ou  moins  longue.  Le  navire 
est  ordinairement  de  bonne  construc- 
tion et  d  aménagement  confortable  ou 
tout  au  moins  suffisant.  Le  prix  du 
passage  varie  entre  un  et  cinq  ou  six 
shellings,  selon  la  durée  et  la  distance. 
Par  exemple  de  Margate  à  Boulogne, 
ou  Calais,  ou  Ostende  en  première 
classe,  aller  et  retour  sur  la  Marguerite^ 
y  fr.   50:  traversée  en  chaque  sens,  de 


Les  excursions  en  voiture  dans  les 
environs,  et  même  à  d'assez  longues 
distances,  sont  organisées,  partout  de 
façon  pratique.  Tous  les  jours,  à 
heures  fixes,  d'un  point  déterminé 
partent  les  coachs,  soit  mails,  soit 
breaks  à  quatre  ou  six  chevaux,  voire 
automobiles,  chaque  voiture  a  son 
itinéraire;  pour  les  grandes  excur- 
sions, un  jour  de  la  semaine  est  affecté 
régulièrement  à  celle-ci,  à  celle-là;  le 
tableau  en  est  dressé,  distribué  a  qui 


LA  jetp:e  d  eastbourne 


deux  heures  et  demie  à  trois  heures; 
entre  Margate  et  Londres,  —  aller  et 
retour  —  par  la  Tamise  :  8  fr.  2^  ;  entre 

1  lastings  et  Eastbourne,  —  sur  le  stea- 
mer Alexandre,  selon  l'heure,  1  fr.  7^ 
ou  -'  fr.  50,  aller  et  retour;  — r  entre 
llastings  et  Brighton,  aller  et  retour 

2  fr.  50;  —  entre  llastings  et  Bou- 
logne, aller  et  retour,  8  fr.  7s.  —  Et  de 
même,  les  steamers  et  les  voiliers,  dans 
les  prix  analogues  et  proportionnels 
aux  distances,  font  la  navette  alter- 
nativement entre  Dou\rcs,  Deal  et 
Rajnsgate.ou  Dousreset  llastings, etc. 


veut.  Et  le  prix  de  la  promenade  \aric 
de  un  à  cinq  shellings.  A  llastings 
l'excursion  la  plus  dispendieuse  coûte 
ce  dernier  prix,  soit  6  fr.  2^  ;  elle 
comprend  un  tour  de  plus  de  quarante 
kilomètres  à  tra\ers  de  ravissants  pay- 
sages et  la  visite  de  monuments  inté- 
ressants; elle  mène  par  le  château  de 
Ilurstmonceuse,  Battle  .\bbey  —  le 
lieu  de  la  bataille  gagnée  par  Guil- 
laume le  Conquérant,  et  où  fut  érigée 
r.\bbaye,  —  et  ramène  par  le  magni- 
fique parc  du  comte  d'Ashburnham. 
(^est  la  moitié  d'un  jour  employé. 


3« 


PLAGES     ANGLAISES 


Certes  la  campagne  anglaise  mérite 
d'être  vue,  admirée.  Mais  au  moins  les 
Anglais  savent  en  exploiter  la  beauté 
tout  en  procurant  au  touriste,  au  bai- 
gneur, l'agrément  de  la  visiter  :  —  la 
campagne  française  aux  abords  de  nos 
côtes  ne  manque  ni  de  charme,  ni  de 
pittoresque,  ni  de  monuments.  C'est  le 
Français  qui  manque  d'initiative  pour 
organiser  le  coche.  —  Sur  la  côte  de 
Nice  et  de  Menton,  le  service  d'excur- 
sions en  voiture  fonctionne  :  il  est  éta- 
bli et  exploité  par  des  Anglais. 

11  s'en  faut  du  reste  que  la  beauté 
des  sites  soit  égale  en  tous  les  environs 
des  villes  de  la  côte.  Dans  le  comté  de 
Kent,  la  zone  immédiatement  voisine 
de  la  mer  n'offre  qu'un  médiocre  inté- 
rêt. 11  faut  sortir  de  l'île  de  Thanet, 
aller  jusqu'aux  abords  de  Cantorbury 
pour  trouver  le  véritable  charme  des 
grands  arbres,  des  molles  ondulations 
verdoyantes  des  collines,  des  eaux 
claires.  La  rivière  Stour,  qui  détache 
de  la  grande  terre  l'île  de  Thanet,  c'est- 
à-dire  la  pointe  Nord-Est  du  comté. de 
lvent,et  vient  se  jeter  dans  la  baie  de 
Pegwell  après  avoir  arrosé  Sandwich, 
n'est  dans  son  cours  inférieur  qu'une 
boue  liquide,  coulant  entie  des  rives 
rehaussées  en  forme  de  digue  jaunâtre, 
sans  la  moindre  bordure  d'arbres, 
même  sans  gazon.  — •  Plus  bas,  Dou- 
vres, surmonté  de  son  '\  ieux  château- 
fort,  ses  collines  et  ses  \  allons  offrent 
des  aspects  plus  agréables;  à  mesure 
qu'on  s'avance  vers  le  Sussex,  la  côte 
est  plus  favorisée.  A  llastings,  à  East- 
born,  elle  est  charmante,  accidentée; 
le  climat  plus  doux,  le  soleil  plus  fré- 
quent, moins  cuirassé  de  nuages,  y 
font  jusqu'au  bord  des  flots  la  végé- 
tation luxuriante. 


IV 


Autre    différence    notjiblc    enlie    la 
plage   anglaise  et  la   plage   française; 


Vheu7-e  du  bain  n'y  est  pas  le  moment 
de  vie  intense  et  de  curiosité  plus  ou 
moins  esthétique.  N'attribuez  pas  cela 
trop  vite  ni  trop  exclusivement  à  la 
pudeur  britannique  :  elle  a  des  relâches. 
Elle  ne  perd  pas  tout  à  fait  ses  droits 
apparents  sans  doute  :  ils  sont  le  plus 
souvent  sauvegardés  par  la  séparation 
des  sexes  dans  l'eau.  Et  cela  suffit,  car 
pour  le  reste  vous  aurez  de  l'éton- 
nement  :  en  F'rance  sur  certaines  pla- 
ges, notamment  à  Biarritz,  à  Saint- 
Jean-de-Luz,  le  maillot  est  proscrit; 
le  costume  en  deux  parties  est  obli- 
gatoire, pour  les  hommes  comme  pour 
les  dames.  Demandez  pourquoi, 
l'on  vous  répond  :  «  A  cause  de  la 
société  anglaise.  ))  Or,  sur  la  côte  d'An- 
gleterre, les  hommes  se  baignent  en 
petit  caleçon  de  natation,  tout  le  corps 
nu,  sauf  le  minimum  réclamé  par  la 
décence  élémentaire;  les  femmes  en  un 
costume  de  mince  étoffe  pareil  à  une 
combinaison,  très  décolleté,  très  écour- 
té  ;  la  toile  ou  coton  de  couleur  claire, 
qui  mouillé  se  plaque  aux  formes,  les 
moule,  et  à  cause  du  ton  de  chair  du 
tissu,  semble  avoir  disparu. 

Alors,  pourquoi  donc  pas  V heure  du 
bain  ?  D'abord,  c'est  que  le  bain  est  à 
toute  heure.  La  cabine  roulante,  mon- 
tée sur  quatre  roues  très  hautes,  et 
tirée  par  un  cheval,  avance  ou  recule 
selon  la  marée,  et  du  matin  au  soir,  à 
tout  moment,  au  gré  du  baigneui'.  le 
mène  à  l'eau.  —  Puis  autre  raison  liés 
caractéristique  :  la  bonne  compagnie 
répugne  à  se  baigner  en  public,  elle  ne 
perd  cependant  pas  le  bain  de  mer. 
Toute  station  balnéaire  maritime  an- 
glaise possède  son  établissement  de 
bains  clus  découvert,  pourvu  d'une 
très  vaste  piscine  de  natation  [s'ivini- 
jiinii^'  balls)  dont  le  fond  en  pente  donne 
des  profondeurs  d'eau  entie  un  mètre 
et  quatre  ou  cinq  mètres;  il  y  a  natu- 
rellement côté  des  hommes,  côté  des 
dames  ;  —  le  même  établissement 
comprend  des  cabines  a\ec  baignoiies 
et    a|)|:)aieils    de   douche    pour   hydio- 


PLAGES     ANGLAISES 


39 


thérapieà  l'eau  de  merchaudeou  froide. 

Le  prix  du  bain  à  la  plage,  cabine 
et  linge  compris,  est  de  six  pence 
(o  fr.  60).  Le  prix  du  bain  à  1  aqua- 
rium, en  piscine,  avant  midi  est  d  un 
shelling  (i  fr.  25),  l'après  midi,  six 
pence.  Le  bain  particulier  coûte,  selon 
la  classe,  un  shelling  six  pence,  ou  un 
shelling  :  mais  vous  n'avez  droit  qu  à 
quinze  minutes. 

Aussi  ne  découvrez-vous  pas  dans 
la  mer  les  plus  jolies  et  les  plus  dis- 
tinguées des  misses  ou  des  ladies. 
\'ous  les  apercevez,  de  bonne  heure,  le 
matin,  avant  le  breakfast,  filant  d  un 
pas  rapide  au  swiinmïng  hait,  et  en  re- 
venant sur  le  coup  de  neuf  heures, 
fraîches,  alertes,  mises  en  appétit  par 
dix  minutes  de  natation  en  eau  froide, 
prêtes  à  faire  honneur  au  poisson 
fumé  et  grillé,  aux  œufs  et  au  lard 
grillé,  suivis  de  marmelade  d'oranges, 
le  tout  copieusement  arrosé  de  thé. 

Cette  piscine  d'eau  de  mer  est  ali- 
mentée et  dégorgée  par  deux  énormes 
conduits  de  fonte  aboutissant  assez 
loin  sur  la  plage;  une  pompe,  à  l'heure 
de  la  haute  mer.  aspire  la  masse  d'eau 
qui  vient  emplir  le  bassin;  à  la  mer 
basse,  cette  eau  est  rejetée  par  le  même 
canal;  le  bassin  est  vidé,  nettoyé; 
deux  fois  par  jour  l'eau  est  renouvelée. 

Quel  que  soit  l'état  de  la  mer  ou  du 
ciel,  avec  le  STnmming  bail,  le  bain 
est  possible  tous  les  jours,  même 
1  hi\er. 


V 


il  n'est  guère  de  pays  en  Europe  où 
le  voyage  coûte  plus  cher  que  dans  les 
Iles  Britanniques.  Cependant  le  trans- 
port n'y  est  pas  dispendieux  :  sur  les 
chemins  de  fer,  les  wagons  de  3""  classe 
sont  habituellement  commodes  et 
propres,  et  leurs  banquettes  sont  rem- 
bourrées; par  voie  de  terre  les  coachcs 
ont  des  tarifs  modérés.  Mais  l'hôtel  est 


très  dispendieux,  même  s'il  n'est  pas 
de  premier  ordre. 

Dans  les  stations  de  villégiature  ma- 
ritime, l'hôtel  presque  toujours  sup- 
prime pendant  la  saison,  les  prix  de 
pension.  Tout  se  paie  en  détail,  et  il 
est  difficile  de  se  loger  et  se  nourrir 
convenablement  à  moins  dune  dou- 
zaine de  shellings,  c'est-à-dire  quinze 
francs. 

Aussi,  à  l'exception  de  certaines 
grandes  et  opulentes  familles,  sinstal- 
lant  en  des  hôtels  presque  spéciaux,  on 
ne  séjourne  pas  à  l'hôtel  :  on  y  passe. 
On  vit  en  boarding  hoiise^  —  pension 
de  famille. 

Un  boarding  hoiise  bien  tenu  est  une 
résidence  tout  à  fait  commode  et 
agréable  :  on  y  trouve  tous  les  avan- 
tages de  l'hôtel,  sans  en  subir  les  in- 
convénients. 

Sur  toute  la  côte,  il  est  sinon  facile, 
du  moins  possible,  de  trouver  une 
bonne  pension,  dans  les  prix  de  vingt- 
cinq  à  trente-cinq  shellings  par  se- 
maine, la  variation  du  prix  dépend  et 
de  la  localité  plus  ou  moins  recherc"hée, 
et  de  la  situation  de  la  maison,  et  de  la 
dimension  ou  de  l'exposition  de  la 
chambre. 

L'arrangement  se  fait  à  la  semaine. 
C'est'une  commodité  dans  un  sens;  le 
pensionnaire  n'est  pas  engagé  pour 
longtemps;  s'il  n'est  pas  content,  il 
peut  changer.  .Mais  le  maître  ou  la 
maîtresse  de  maison  n'est  pas  liée  non 
plus  au  delà  des  sept  jours.  Alors,  si 
vous  avez  affaire  à  des  gens  cupides  et 
peu  scrupuleux,  apparaît  ce  risque  : 
aux  moments  de  grande  affluence,  — 
tels  que  les  jours  de  Bank-holyday,  et 
les  semaines  de  cricket  ou  de  régates, 
—  l'alternative  vous  est  offerte  ou  de 
payer  cinq,  dix,  voire  quinze  shellings 
de  plus,  ou  de  partir.  Du  samedi  au 
lundi,  les  cheap-trains  dé\ersent  de? 
flots  de  londonniens  :  les  boarding 
hoiises  ont  institué  sous  le  nom  de 
weeck-end  (fin  de  semaine),  un  arran- 
gement spécial  à  forfait  qui  assure    le 


lU.AGKS     ANGLAISES 


jnr^»^^ 


.'*i»fl  ].■-?■ 


SUR     1  A    PLAGE    DF,    BRIGIITON 


gîte  et  la  table  du  samedi  soir  a\  ant  le 
dîner  au  lundi  après  le  hreakfast^  pour 
un  prix  mo}'en  de  12  à  15  shellings. 
Mais  il  arrive  que  dans  la  même 
chambre  on  fasse  cohabiter  deux,  trois, 
même  quatre  personnes  qui  ne  se  con- 
naissent pas. 

Le  régime  de  table  comprend  nor- 
malement le  bieakfasl  à  9  heur'cs  du 
matin,  composé  de  poisson  grillé  ou 
fumé,  œufs  et  jambon,  ou  lard  frit  ou 
grillé  (/'jjcon),  marmelade  dorange  ou 
confiture  de  groseilles  ou  de  fraises, 
tartines  à  volonté,  thé  ou  café  avec  du 
lait;  l'heure  du  lunch  varie  entre  une 
et  deux  heures,  après-midi  :  le  menu 
comporte  \  iande  rûtiechaude  ou  fioide. 
avec  légumes  chauds  cuits  à  l'eau, 
généralement  assortis;  pommes  de 
terre,  haricots  verts,  choux,  pudding. 
Les  variétés  de  pudding  sont  innom- 
brables, quelques-unes  excellentes, 
d'autres  supportables,  et  beaucoup 
détestables,  fromages  et  biscuits 
secs;  le  thé.  entre  4  heures  et  demie 
et  5  heures,  comprend,  dans  les  bonnes 
maisons,    outre  des  piles  de    lartmes 


beurrées,  des  tranches  de  cake,  des 
biscuits,  parfois  des  fruits,  même  du 
melon,  et  jusqu'à  des  crevettes;  le 
soir,  dîner  entre  sept  et  huit  heures: 
potage  ou  poisson,  viande  rôtie, 
légumes,  pudding,  fromages,  biscuits 
secs,  confitures  ou  marmelade  ; 
après  le  dîner,  au  salon,  est  servi  le 
café. 

Le  dimanche,  à  cause  des  offices  et 
de  la  simplification  du  service  domes- 
tique, le  dîner  est  retardé  et  servi  froid. 

Il  n'apparaît  sur  la  table  qu'un  plat 
de  viande,  mais  il  est  d'usage  que 
plusieurs  portions  soient  offertes  à 
lappétit  du  pensionnaire. 

En  léalité.  c'est  un  ordinaire  très 
honnêtement  nutritif.  Il  va  sans  dire 
qu  il  s'agit  de  «  bien  tomber  »,  comme 
on  dit  vulgairement.  On  peut  pour  le 
même  prix  rencontrer  le  bon,  le 
meilleur  ou  le  pire.  Il  est  prudent  de 
s  informer  et  de  se  faire  annoncer.  Du 
reste,  dans  les  maisons  de  famille  les 
mieux  ordonnées,  on  n'est  reçu  que  sur 
léférences  ou  recommandations. 

ICt  c  est  fort  à  |)ropos:  la  \ie.en  ellet. 


PLAGES     ANGLAISES 


malgré  la  liberté  de  s'isoler  laissée 
entière  à  chacun,  prend  un  caractère 
d'intimité,  oudumoins  de  communauté 
d'autant  plus  grand  que  le  nombre  des 
pensionnaires  est  restreint,  —  il  est 
rare  qu'il  croisse  au  delà  de  quinze  à 
vingt;  tous,  sauf  encombrement  mo- 
mentané, mangent  à  la  même  table,  se 
réunissent  au  salon;  on  y  cause,  on 
y  fait  de  la  musique.  Parfois  on  y 
danse;  des  excursions,  des  parties  de 
tennis, decroquet,  etc.,  s'organisent  en 
commun. 

Il  est  nécessaire,  —  et  c'est  en  cela 
que  se  décèlent  le  tact,  et,  si  on  peut 
dire,  le  tlair  de  la  maitresse  de  la 
maison,  —  que  rien  de  trop  dissonnant 
ne  trouble  l'harmonie  de  la  petite 
colonie. 

Bien  entendu,  dans  le  prix  de  pension 
n'est  pas  comprise  la  boisson  autre  que 
l'eau,  si  ce  n'est  le  thé,  rebreartfast 
de  cinq  heures,  et  le  café  du  soir:  la 
bière  oulevinsontenextra  ;  les  Anglais, 
du  reste,  n'en  boivent  presque  jamais 
pendant  le  repas.  Et  comme  partout  en 


pays  britannique,  le  nettoyage  des 
chaussures  se  paie  à  part  :  un  penny 
(dix  centimes)  la  paire. 

Quant  à  la  combinaison  d'un  logis 
privé,  où  l'on  vivrait  à  son  gré,  à  la 
française,  elle  n'est  pas  impraticable, 
mais  n'offre  que  des  inconvénients  à 
qui  ne  parle  pas  parfaitement  la  langue 
du  pays;  la  plus  grande  difficulté  est 
de  se  faire  servir.  La  question  de  domes- 
tiques, déjà  fort  épineuse  en  France, 
est  devenue  en  Angleterre  un  problème 
des  plus  ardus,  un  casse-tête  chinois, 
déclarent  les  maîtresses  de  maison. 

Confortable,  agrément,  liberté  sans 
grands  frais,  c'est  la  formule  qui  peut 
résumer  l'expérience  de  la  résidence 
surlacôte  anglaise.  L'onny  estentraîné 
malgré  soi  à  aucune  dépense  somp- 
tuaire:  tout  le  nécessaire,  tout  lutiie 
s'y  trouve  à  bon  compte.  Et  maintenant 
qui  veut  le  superflu,  la  fantaisie,  le 
luxe,  ne  sera  pas  en  peine  de  volatiliser 
les  poiinJs  (livres  sterling  en  or)  et  les 
h.mkiiotes.  Le  luxe  y  est  très  cher. 

PONTSEVREZ. 


■^, 


>^? 


C  .  Neurdc-in. 


I.E      TRONE     DE      NAPOLlÔON      l'^''      AU      CHATEAU      DE      FONTAINEBLEAU 


LES    TRONES    DEUROPE 


Connaissez-vous,  lecteur,  ces  vers 
mélancoliques  de  \'illicrs  de  1  Isle- 
Adam  : 

Un  trftne  pour  celui  qui  rêve, 

Un  tronc  est  bien  sombre  aujourd'hui. 

Faîte  des  vanités  humaines. 

A  ses  pieds  saignent  bien  des  haines! 

Souvent,  il  voile  bien  des  peines  : 

La  fouie  obscure  reste  au  seuil. 

Sapin  couvert  d'hermines  blanches, 

Il  a  sceptres  et  lauriers  pour  branches... 

Il  est  formé  de  quatre  planches 

Absolument  comme  un  cercueil  1... 

Il  semble  que  ces  vers,  publiés  en 
1858,    clécri\ent     prophéliquenienl    ce 


trône  inachevé  que  l'on  peut  voir  dans 
uncoind'unesalleduchâteau  de  Cham- 
bord,  ce  trône  confectionné  vers  1872 
par  de  trop  pressés  royalistes,  et  qui 
devait  être  celui  dllenri  V,ce  préten- 
dant rêveur,  ((  prince  qui  ne  régna  pas 
une  heure  et  qui,  en  cinquante  années 
d'e.xil,  ne  cessa  pas  une  minute  d'être 
roi,  »  comme  la  écrit  iienri  de  Pêne. 

Le  trône  est,  pour  la  masse,  le  signe 
extérieur  essentiel  de  la  puissance; 
vienne  une  ré\t)lulion.  lun  des  pre- 
miers soins  du  peuple  est  de  détruire 
ce  symbole,  .\insi  le  -.'i  février  1848, 
une  bande  d'in^^uigés.  c(mcluits  par  un 


LES     TRONES     D'EUROPE 


43 


capitaine  de  chasseurs  de  la  dixième 
légion  nommé  Dunoyer,  envahit  les 
Tuileries  et  pénétra  dans  la  salle 
royale  ;  sur  les  moulures  du  trône  de 
Louis-Philippe,  où  chaque  insurgé 
vint  s'asseoir,  Dunoyer  traça  ces 
mots:  ((  Le  peuple  de  Paris  à  l'Europe 
entière.  Liberté,  égalité,  fraternité, 
24  février  1848.  » 

Daumier,  dans  un  dessin  de  la  Caricj 
titre  où  il  montre  un  gamin  de  Pauis  vau- 
tré dans   le  fauteuil  royal,  met  dans  la 
bouche  de  Ga\roche 
ces  paroles  folâtres  et 
profondes  :  ((  Cristi  1 
Comme  on  s'enfonce 
là-dedans  !  )) 

Dans  l'après-midi 
de  ce  jour,  ce  même 
trône  fut  promené 
dans  Paris,  au  mi- 
lieu dune  foule  en 
délire  ;  il  était  hissé 
au  sommet  de  chaque 
barricade  et  il  ser- 
vait quelques  mi- 
nutes de  tribune  aux 
harangueurs  popu- 
laires. Arrivé  place 
de  la  Bastille,  au  pied 
de  la  colonne,  un 
ouvrier  y  mit  le  feu  et 
le  peuple  dansa  au- 
tour du  trône  flam- 
bant une  folle  sara- 
bande, croyant  avoir 
aboli  à  tout  jamais  la 
royauté  parce  qu'il 
en  avait  détruit  le 
symbole!  Le  peuple 
a   de   ces    na'ivetés... 

Parmi  les  ti'ôncs 
français  échappés  aux 
iureurs  des  émeu- 
tes, à  lavindicte  des 
nouveaux  régimes,  un  des  plus  re- 
marquables estj  celui  de  Napoléon  h''', 
que  l'on  peut  voir  à  Fontainebleau. 
C'est  un  confortable  fauteuil...  empire, 
sans  grandes  prétentions:  la  particuhi- 


rité  la  plus  saillante  en  est  le  dossier  de 
velours,  brodé  d'un  N  autour  duquel 
alternent  plaisamment  les  abeilles  im- 
périales... et  les  fleurs  de  lis  de  la 
royauté  1...  11  est  abrité  par  un  dais 
magnifique  au  baldaquin  de  velours 
écarlate  semé  d'abeilles  d'or,  aux  pans 
relevés  par  deux  colonnettes  cannelées 
surmontées  d'une  couronne  entourée 
defeuillesdechêne,au  centrede  laquelle 
on  retrouve  la  lettre  N,  le  tout  sommé 
de  l'aigle  impériale  enserrant  un  foudre 


SALI.E      DU      TRONF.      AU      PAl.AZZO      RKALK      DlC      ROMK 


Passons  maintenant  à  ces  trônes 
d'Lurope  que  le  grand  Rmpei'eur  fit  si 
souvent  trembler,  jusqu  au  jour  où  le 
sien  fut  renversé. 

Quel    est    le    \éritable  [trône    d  .\n- 


44 


LES     TRONES     D'EUROPE 


gleterrer...  Est-ce  la  pierre  noire  de 
Westminster  qu'on  dit  être  le  trône 
d'Edouard  le  Confesseur  >  Est-ce  la 
chaise  d'Etat  qui  figure  au  centre  de  la 
Chambre  des  lords  r  Est-ce  le  fauteuil 
doré  de  Windsor,  celui  de  Saint-James 


Li:      IRONI.      I)E      SA     feAliMlillL      LI-.ON       Mil      AU       VAIICAN 


Falacc  ou  celui  de  Buckingham,  dans 
lequel  la  reine  N'ictoria  présidait  pies- 
que  louj(jurs  les  dravnng  rooins  et  les 
levées  officielles"-...  il  est  assez  dillicile 
de  le  déterminer  exactement. 

Ilexistcencoreauchâteaudc  Windsor 
un  trône  bien  curieux,  une  mer\eille  du 
genre,  il  est  connu  sous  le  nom  de  Trône 
des   Paons  [Pcicocks  Tluone),  à  cause 


des  deux  paons  que  l'on  peut  voir  der- 
rière, rouant  leurs  queues.  Ils  sont  en- 
tièrement faits  de  saphirs,  d'éme- 
raudes,  de  rubis  et  d'autres  pierres 
précieuses,  disposées  de  manière  à 
donner  l'apparence  de  la  vie.  Ce  trône 
a  deux  mètres  de 
hauteur  et  un  mètre 
cinquante  environ  de 
largeur.  Il  repose  sur 
six  pieds  d'or  massif, 
incrustés  de  rubis, 
d'émeraudes  et  de  dia- 
mants. Il  est  surmonté 
d  un  dais  dor  frangé 
de  perles,  soutenu  par 
douze  colonnettes  en- 
richies de  gemmes  ra- 
res. Entre  les  paons, 
figure  un  perroquet 
grandeur  nature,  taillé 
dans  une  seule  éme- 
laude. 

De  chaque  côté  du 
ti"ône,  on  peut  voir  un 
parasol  —  emblème 
oriental  de  la  royauté 
—  fait  de  ^  elours  vio- 
let, brodé  et  frangé 
de  perles.  Les  man- 
ches de  ces  parasols 
ont  près  de  trois  mè- 
tres; ils  sont  en  or  et 
incrustés  de  diamants. 
Ce  trône,  qui  est 
celui  des  anciens  ma- 
harajahs  de  Delhi,  a 
été  estimé  la  bagatelle 
de  cinq  millions  de 
livres  sterling,  soit,  en 
langue  française  cent 
\ingt-cinq  millions  de  francs!... 

La  salle  du  Trône  du  palais  impérial 
de  Berlin  est  une  des  plus  magnifiques 
qu'il  soit  possible  de  voir;  les  trônes  — 
car  ils  sont  deux,  celui  de  l'Empereur  et 
celui  de  l'Impératrice  — -  sont  des 
espèces  de  tabourets  en  X,  d'argent 
massif,  protégés  par  un  baldaquin 
somptueux    tout    brodé  d'aigles    et  de 


LES     TRONES     IVEUKOPE 


^5 


couronnes.  Derrière  ces  sièges,  on 
aperçoit  le  large  bouclier  d'argent 
artistiquement  travaillé,  offert  par 
les  habitants  de  Berlin  à  Frédéric- 
Guillaume  IV. 

On  montre  encore  à  Berlin  un  autre 
trône,     d'allure     plus 
souveraine.   Bien  qu  il 
soit   véritablement 
admirable  par   le  fini 
de  ses  torsades,  de  ses 
guillochures,    des     fi- 
gures de  gnomes  qui 
en  forment  les  bras,  il 
est  d'un  aspect  un  peu 
lourd,  un  peu...   alle- 
mand:    la     couronne 
impériale,       soutenue 
par     deux    aigles,     le 
surmonte. 

L'Empereur  de  Rus- 
sie possède  de  nom- 
breux trônes,  presque 
tous  d'inestimable  va- 
leur. Un  des  plus  inté- 
ressants est  celui  qui 
figure  à  Moscou,  dans 
le  palais  du  Kremlin. 
Il  fut  offert  au  tsar 
Alexis,  en  l'année  1660. 
par  un  grand  seigneur 
persan. 

11  est  en  or  massil. 
incrusté  de  milliers  de 
pierres  précieuses  et  de 
plaques  d'ivoire  mer- 
veilleusement travail- 
lées. Il  y  a  eu  de  nom- 
breuses controverses 
entre  savants,  à  pro- 
pos de  la  nationa- 
lité des  artistes  qui  ont  produit  cette 
œuvre  d'art.  Quelques-uns  croient  que 
ce  trône  a  été  fait  en  Russie,  alors  que 
d'autres  assurent  qu'il  est  d'un  travail 
purement  oriental.  D'aucuns,  accordant 
les  deux  opinions,  disent  qu'il  est  à  la 
fois  de  fabrication  persane  et  slave  :  le 
trône  même  aurait  été  fait  à  Moscou,  et 
les  ornements  viendraient  de  Téhéran. 


Au  sommet  'on  peut  voir  l'aigle  à  deux 
têtes  des  Romanoff,  soutenu  par  deux 
anges  :  ces  dernières  figures  se  retrou- 
vent, on  le 'sait,  dans  les  anciennes 
armoiries  des  rois  de  France. 

11  est  extrêmement  difficile  de  se  pro- 


LE     IRONE    UE    I."  EMl'ER  EU  K    D  A  U  1  H  1 CU  i:    .\     .M1U.\.M.\K 


curer,  à  cause  du  cjnl  qui  règne  sou- 
verainement à  la  Cour  Impériale  de 
Vienne,  des  photographies  du  trône 
d'Autriche.  Voici,  par  contre,  une  re- 
production du  trône  qui  ligure  dans  la 
grande  salle  du  palais  de  Miramar, 
résidence  esli\alc  de  l'empereur  Fran- 
çois-Joseph. 

C'est  un  large  et  magnifique  tabouret 


LES     TROiNES     D'EUROPE 


"e  réception,  placé  sous  un  dais  de  ve- 
lours écarlate,  aux  franges  d'or. 

Le  trône  d'Italie,  que  Ton  peut  voir  au 
Palazzo  Reale  de  Rome,  est  encore  un 
trône  sans  prétention;  il  est  fait  de  ve- 


LK    TRONK    DK    RUSSIE    AU     PALAIS     I.MPI:KIAI 

leurs  ordinaire  de  tapissier;  au  centre 
du  dossier  carré  sont  brodées  les  ini- 
tiales du  roi.  Le  dais  est  de  bois  doré 
et  sculpté,  et  son  baldaquin  est  de;  ve- 
lours rouge  rehaussé  de  broderies,  de 
franges  et  de  glands  d'or.  Signe  parti- 
culier :  n'a  presque  pas  eu  l'honneur  de 
contenir    la    |)crsi)nne     du    roi     N'ictor- 


Emmanuel  II  ;  plutôt  ennemi  des  céré- 
monies, cedernier  reçoitdebout  sur  les 
marches  du  trône. 

Quel  est  le  saint  siège,  le  véritable 
trône  temporel  du   vicaire  du  Christ?... 
Est-ce     la     fameuse 
- — -— -- —        ;       SediaGestatorij.  por- 
tée à  épaules  d'hom- 
mes?  Est-ce  la  ma- 
nière de  cathèdre  qui 
figure   dans  le  sanc- 
tuaire   de    la   cathé- 
drale     de     SaintT 
Pierre?  Est-ce  le  su- 
j       perbe  fauteuil  de  la 
Sala    Regia  du    \'a- 
tican,     fabriqué    par 
Sangallo  il  Giovine? 
C'est,   en  tous  les 
cas,    sur   ce    dernier 
trône  que  Léon  XIII 
lait  les  réceptions  et 
tient  les  consistoires. 
Ajoutons  que  la  Sala 
Rcgia  est  proche  des 
appartements    parti- 
culiers de  Sa  Sainteté! 
Bien    que    d'appa- 
^       rence     simple     avec 
son    dais   aux    orne- 
ments  sobres,    ce 
trône  est  d'une  grande 
richesse  de  tra\ail;  il 
est    ajouré,     sculpté, 
gui  Hoché,      avec     le 
plus  grand  soin.   Des 
angelots,    bras    croi- 
sés,   en    soutiennent 
les    appui-bras.    Sur 
le    dossier    ligure    le 
I.I-.  MocM, i»u  Saint     Esprit,     ailes 

déployées,  au  milieu 
de  rayons.  Sur  le  tout,  on  voit  les 
armoiries  particulières  des  Pecci,  où 
l'on  sait  que  flamboient  une  comète  et 
une  étoile,  pièces  héraldiques  s'accor- 
dant  assez  singuhèrement  avec  lacent- 
troisième  piophétie  de  saint  Malachie  : 
lumen  m  c(vli>  (lumière  dans  le  ciel). 
Le  tii'iiie    db'snaijne.    ;'i   Mathid.est 


LES     TRONES     D'EUROPE 


47 


particulièrement  somptueux.  On  y  ac- 
cède par  quatre  marches  sur  lesquel- 
les sont  placés  des  lions  d'argent,  gran- 
deur nature,  foulant  des  globes  sous 
leurs  pattes.  Ce  meuble,  du  plus  pur 
Louis  XIV, est  recou- 
vert d'un  éblouissant 
velours  grenat;  les 
détails  de  sculpture 
sont  harmonieuse- 
ment traités.  De  cha- 
que côté  du  fauteuil 
est  une  statue  d'ar- 
gent. La  salle  du 
trône  est  des  plus 
luxueuses,  avec  tous 
ses  candélabres  de 
cristal  et  d'argent, 
ses  tables  de  marbre, 
ses  miroirs,  ses  ten- 
tures merveilleuseset 
son  plafond  aux  in- 
comparables peintu- 
res; on  n'y  reçoit 
d'ailleurs  que  dans 
les  grandes  occa- 
sions. 

C'est  à  Amsterdam 
que  revient  l'honneur 
de  posséder  le  trône 
royal  ofliciel  de  la 
Hollande.  11  n'a  pas 
l'air  d'être  de  fabrica- 
tion bien  ancienne,  le 
fauteuil  qui  contient 
la  gentille  personne 
de  la  reine  W'ilhel- 
mine  1. . .  Disons  qu  il 
fut  entièment  remis 
à  neuf  il  y  a  une 
quinzaine  d  années, 
lors  de  la  mort  du 
dernier  roi.  Au  sommet  du  dossier 
portant  1  initiale  "VV,  est  posée  une  cou- 
ronne royale  d'or,  enrichie  de  saphirs, 
accompagnée  de  deux  lions  rampants 
Le  dais  est  très  imposant,  il  est  de  bois 
sculpté  et  doré,  et  surmonté  de  cou- 
ronnes, de  palmes  etde  plumes  d'autru- 
ches.    Le     baldaquin    est     de    velouis 


rouge,  garni  intérieurement  de  soie 
crème,  et  cette  couleur  claire,  qui 
rompt  avec  la  sévérité  ordinaire  des 
autres  trônes,  est  une  marque  de  la 
sollicitude  galante  que   les   bons  Hol- 


LE    TRONE    DE    LA    KEIXE    DE    1I0LL.A.NDE    A    AMSTKRDA.M 


landais  portent  à  leur  jeune  souveraine. 
Au  centre,  sont  brodées  les  armes  néer- 
landaises avec  la  dc\ise  française  .Je 
maintiendrai  ! 

Dans  la  salle  des  Chevaliers  de 
Schloss  Rosenborg,  à  Copenhague,  on 
voit,  sous  un  dais  de  velours  rouge  de 
la  plus  grande  simplicité,  deux   trônes 


LES      T  K  O  N  E  S     D'EUROPE 


FAUTEUILS     DE    COU  KON -N  L-.Mb-M     DES    SULVEHAINS    DANOIS 


de  forme  difCérente,  et  très  singulière- 
ment ouvrés:  ce  sont  les  fauteuils  de 
couronnement  des  souverains  danois. 

Celui  du  roi  est  fait  en  grande  partie 
de  corne  de  narval;  agrémenté  de  huit 
figures  allégoriques,  il  porte  au  som- 
met de  son  dossier  une  améthyste 
énorme  d'une  valeur  inestimable.  Le 
trône  de  la  reine  est  fait  d'argent  mas- 
sif; le  siège  et  le  dossier  sont  recouverts 
de  brocard  d'argent. 

Le  trône  de  Suède  est  au  palais  royal 
de  Stockholm,  dans  une  grande  et 
belle  salle  appelée  le  Rik-Salen;  il  est 
d'argent  massif,  et  fut  donné  jadis  à  la 
grande  Christine  par  le  comtedeGardie. 

Il  y  a  au  palais  royal  de  Bruxelles 
de  nombreuses  chambres  de  récep- 
tion, mais  aucun  des  fauteuils 
qu'on  peut  y  trouver  n'est  plus  par- 
ticulièrement désigné  comme  étant    le 


trône  du  roi  Léopold. 
On  pourrait  encore 
mentionner,  en  de- 
hors de  l'Europe, 
quelques  trônes  inté- 
ressants; ceux  du 
schah  de  Perse,  du 
bey  de  Tunis,  du  sul- 
tan du  Maroc,  par 
exemple. 

Le  trône  de  Mou- 
zaffer,  qui  ligure  a 
Téhéran,  fut  con- 
struit pour  Ahhas  le 
Grand,  qui  Mvait  au 
xvii*^  siècle.  Il  a  été 
taillé  dans  un  bloc  de 
H^^tU^f^^k  niarbre  blanc  d'une 
^^^F^^R'^^Km  incomparable  pureté. 
cip>  r^^lMi^H  II  est  ordinairement 
recouvert  de  four- 
rures précieuses, 
d'étoffes  d'argent  et 
d'or,  de  cachemires 
et  de  coussins  enri- 
chis de  perles! 
Le  trône  du  bey  actuel  de  Tunis  est 
d'apparence  toute  moderne.  C'est  un 
fauteuil  confortable  defabrication  fran- 
çaise, bois  doré  et  velours  rouge.  Un 
riche  dais  le  surmonte;  les  armoiries 
de  Tunis  sont  brodées  au  milieu. 

Le  sultan  du  Maroc  reçoit  les 
ambassadeurs  dans  une  grande  salle 
dont  les  murs  sont  aussi  nus  que  ceux 
d'une  prison.  Son  Altesse  donne  au- 
dience, assise,  jambes  croisées  en  tail- 
leur, sur  une  simple  plate-forme  un  peu 
surélevée.  C'est,  paraît-il.  la  coutume 
séculaire  des  souverains  de  ce  pays  de 
nomades  et  de  cavaliers. 

((  La  selle  de  notre  cheval  est  notre 
trône  et  pourdais  nous  avonsles  cieus  )), 
disait  noblement  l'un  des  plus  illustres 
monarques  du  Maroc,  Abder  Rhaman. 

1  II  KAM). 


LE    DEFILE    DL     CO U RONN KMKNT 


LES    FANTAISIES    PHOTOGRAPHIQUES 


La    photographie   n  est   plus  seule- 
ment l'art  de  reproduire  fidèlement  sur 
des  lames  de  verre  ou  des  feuilles  d» 
papier  ayant  reçu  une  préparation  chi- 
mique convenable,  les  images  des  ob- 
jets qui  viennent  se  former  dans  une 
chambre  noire  par  l'intermédiaire  d'un 
objectif,  c'est  aussi  l'art  de  présenter 
à  ses  contemporains  l'humanité  souf- 
frante ou  \  ictorieuse  sous 
un   angte   spécial,  où   se 
complaît     la    ^•ision    des 
sceptiques  et  des  humo- 
ristes. 

C'est  que  depuis  Nicpcc 
et  Daguerre  l'espiil  hu- 
main a  marché,  et  dan?- 
son  évolution  fatale,  il  a, 
pour  faire  damner  la  sco- 
lastique  et  Molière,  dé- 
montré que  le  cœur  n'est 

XVUl.  ^  .4. 


ni  à  droite  ni  à  gauche,  et  que  l'homme, 
vu  d'un  certain  point,  n'a  pas  la  ma- 
jesté et  la  grandeur  que  lui  attribuaient 
si  généreusement  ce  porte-manchettes 
que  fut  M.  de  Buffon. 

Une  des  premières  critiques  photo- 
graphiques qui,  dans  cet  ordre  d'idées, 
nous  ait  été  présentées,  est  celle  du 
couronnement  du  roi  Edouard  VII. 

Le  cortège  solennel 
s'achemine  au  son  des 
cloches,  vers  l'abbaye  de 
\^'estminster.  Nous  som- 
mes devant  White  Hall, 
célèbre  dans  l'histoire 
d'Angleterre,  par  la  déca- 
pitation de  Charles  I". 
Les  troupes  font  la  haie, 
portant  l'arme;  la  foule, 
brutalement  contenue  par 
VA  r-Morvoiu!  Ics  policemen.  reçoit  pla- 


50 


LES     FANTAISIES     PHOTOGRAPHIQUES 


cidement  les  horions,  et  acclame  les 
généraux  qui  passent. 

Un  photographe-reporter  anglais 
trouve  la  scène  banale.  Perché  au 
sommet  d'un  Stand  cyclopéen,  il  lorgne 
distraitement  le  défilé  à  travers  le 
viseur  de  son  appareil. 

Un  mouvement  de  son  voisin  de 
Stand  incline  la  caméra  ..  la  scène 
change  :  l'angle  de  vision  est  déplacé. . . 
C'est  un  peuple  nouveau  qui  s'agite 
sous  lui,  un  monde  de  céphalopodes, 
car  notre  reporter,  par  rapport  aux 
gens  qu'il  vise,  ne  voit  plus  que  des 
crânes  servis  par  des  jambes.  Le  cor- 


geâtre,  le  bolet  comestible,  l'hydne 
ondulé,  le  lycoperde  à  pierreries,  le 
géastre hygrométrique, etc., etc.  Toutes 
ces  cryptogames  se  trémoussent,  s'agi- 
tent au  passage  des  tortues  à  plumes 
qui  remontent  le  Mail,  jusqu'à  M^est- 
minster. 

Quel  tableau,  ô  grands  de  la 
terre!  iMais  passons  à  d'autres  spec- 
tacles : 

Un  membre  du  parlement  qui  fait 
trembler  le  Warwick  au  biberon  retour 
d'Afrique,  vu  dune  fenêtre  du  Parle- 
ment, ressemble  au  colosse  aux  pieds 
d'argile,  ou  plutôt,  sa  base  disparait 
et  l'on  n'aperçoit  plus  que  l'ab- 
domen majestueux  traînant  sur  la 
terre  détrempée. 

Un    cliché   photogra- 
phique a  osé  le  dessiner  en 
1  emblématique    figure    du 
cul-de-jatte  parlemen- 
taire. 

Les  toits  de  la  Jbanqiie 
d'AnoIeterre!  Celui 


LES     ions     Di;    LA     BANQUE    I)  AM  ;  LE  f  ICKli  I 


tègc  semble  être  composé  d'animaux 
fabuleux,  dignes  de  l'imagination  d'un 
'Wells.  Les  généraux  à  cheval  ne  sont 
plus  que  des  chéloniens  emplumés... 
Les  policcmen  eux-mêmes ,  ces  rem- 
parts massifs  de  l'incivilité  anglaise, 
avec  leurs  ventres  rebondis  et  leuis 
épaules  invraisemblables  ,  rappel- 
lent les  masses  gélatineuses  ,  coni- 
fères palpitants  des  premiers  âges  de 
a  vie. 

Quant   au    public,   c'est  la    champi- 
gnonnière idéale  :  \oici  l'amanite  rou- 


qui  n'a  pas  entendu 
prononcer  par  un 
Anglais 
Banko/En- 
oland,  ne 
pourra  ja- 
mais croire 
à  la  solution 
du  p  r o - 
b  1  c  m  e  du 
grand  œu- 
vre par  la 
voix  humaine  telle  que  la  décrit  Doyle. 
Bank  ofJùigland  clans  le  gosier  d'un 
insulaire  a  le  tintement  d'une  poignée 
de  guinées.  L'étranger  qui  veut  se 
rendre  compte  du  phénomène  stupé- 
fiant que  produit  sur  un  sujet  du  roi 
l'klouard,  ces  trois  mots  aussi  mysté- 
rieux que  le  Manc,  Thécel,  Phares  du 
festin  de  Balthazar,  n'a  qu'à  demander 
gracieusement  à  un  policeman  : 

((  Pleasc,  IMic  inan,  the  Bank  of  l'3n- 
gland  >  » 

L'homme  au  chapeau  en  cuir  b(Uiilli, 


LES     FANTAISIES     IMI OTOGRAPHIOUES 


L  EXTRElî    ET    I,A    SORTIE  DU            TUBE          A    LONDRES 

malgré  son  flegme  disciplinaire,   fera  tillonnage,  et   à   regret  vous   donnera 

un  bond,  vous  toisera  longuement,  de  l'indication  sollicitée, 

façon  à  conserver  dans  sa  matière  grise  Qu'on  juge  alors  les  diiiicultés  d  une 

votre  allure  et  les  éléments  d'un  her-  semblable  entreprise  :  obtenir  de  pho- 


SUR      LIS      liORDS      DI-:      LA      SPRl':ii      :      LA      IIi:VRE      1 N  D  U  S  1  RI  KLLK     ALLEMANDE 


LES     F^\NTAIS1ES     PHOTOGRAPHIQUES 


tographier  les  toits,  c'est-à-dire  la  cou- 
ronne de  ce  monarque  anglais  :  la 
Banque  d'Angleterre  ! 

Eh  bien!  Ces  toits,  nous  les  donnons 
avec  tous  les  accidents  de  terrain,  toutes 
les  chausse-trappes,  en  manière  dinvite 
aux  cambrioleurs  des  deux  continents 
qui  voudraient  détrousser  le  Léopard 
britannique. 

Autre  photographie  attirante  cl  bien 


I  degré  par  30  mètres,  ce  qui  nous 
ferait,  si  l'on  dépassait  la  croûte  ter- 
restre, c'est-à-dire  60  kilomètres,  une 
température  de  2000  degrés  à  supporter. 
Le  voyage  descendant  n'excède  pas 
600  mètres  en  honnête  moyenne,  et 
n'a  d'autres  inconvénients  que  de  fami- 
liariser les  muqueuses  avec  les  bacté- 
ries des  sous-sols  londoniens. 

Mais  quittons  la  ville  des  éternelles 


i.A    loi  H     viciuRi.^,     nu     1' \ri.i;.mi:n  1,     .\    i.oxdrfs 


faite  pour  permettre  un  vagabondage 
dans  le  domaine  philosophique. 

C'est  l'entrée  et  la  sortie  du  7\vo- 
pcnny  iubc.  de  Londres,  le  \  ieux  métro. 
gloire  effritée,  ternie  par  les  modernes 
découvertes  et  le  métro  électrique. 

Disraeli  disait  que  c  était  les  portes 
de  1  Enfer,  et  qu'il  fallait  y  faiie  pein- 
dre l'inscription  dantesque  :  Ljscialc 
Oi^tii  sfici  .mz.i  II  roi  ch  ciilurlc. 

La  vérité,  c  est  qu'en  franchissant 
ainsi  la  porte  du  noyau  terrestre,  on 
laisse  surtout  le  brouillard  londonnien. 
Ne  croyez  pas  qu  on  s'enfonce  ainsi, 
comme  le  pourrait  pi  étendre  notre 
imnK)rlel  \  crue,  iiu  cenlrc  de  l.i  terre  : 


brumes  pour  \oguer  —  ce  qui  est  une 
manière  de  parler  —  \  ers  les  rives  de 
la  Sprée. 

La  tête  en  bas,  nous  assistons  à  la 
fièvre  industrielle  de  l'Empire  alle- 
mand :  les  7ra<^cn  chargés  d'objets 
manufacturés,  articles  de  Paris  exé- 
cutés à  Francfort,  de  vins  de  Cham- 
pagne sophistiqués  en  Ha\ière,  atten- 
dent dans  la  cour  d  une  \  aste  usine. 
Contemplez  longuement  cette  photo, 
et  \  ous  aurez  la  fâcheuse  céphalée.  La 
position  est  mauxaise  pour  l'homme 
que  la  pesanteur  ne  soude  plus  au  sol. 

Au  71iici  i^M  tcii.  Cette  photographie 
représente    le    bacille   du    lire  germa- 


LES     FANTAISIES     P  II  OTOGH  A  P  H  I  QU  KS 


53 


nique  grossi  huit  cents  fois.  Les  infi- 
niment petits  que  Ion  y  découvre,  et 
qui  peut-être  deviendront  des  grena- 
diers de  la  garde  impériale,  se  con- 
tentent, avant  la  seconde  dentition, 
de  s'agiter,  tout  comme  les  enfants  des 
autres  contrées,  sans  dépense  de  virus. 
L'humeur  voyageuse  de  notre  pho- 
tographe nous  ramène  à  Londres,  sur 
la  place  de  Trafalgar.  La  photographie 
que  nous  publions  représente  le  mo- 
nument de  Nelson.  Le  héros  a  disparu, 
vaincu  par  la  fantaisie  de  l'opérateur, 
qui,  ayant  voulu  faire  étrange,  a  dû  se 
coucher  sur  le  dos,  appareil  menaçant. 
Les  policemen  et  les  cokneys  ont  passé 
un  bon  moment:  les  occasions  de  rire 


UN      T.OXDON'IEN      VU      ME     HAUT 


sont  si  rares,  dans  la  capi- 
tale de  l'Empire... 

Ce  cliché  a  été  pris  sur 
les  indications  d'un  ama- 
teur américain,  grand 
contempteur  du  bon  ami  de 
lady  Hamilton,  et  qui  avait 
parié  de  déboulonner  le 
colosse  des  mers  de  sa 
colonne. 

V^enu  à  Londre-savec  une 
invraisemblable  quantité 
de  dollars,  notre  maniaque 
se  heurta,  suivant  à  qui 
il  s'adressait,  à  de  mépri- 
santes objurgations  ou  à 
des  moqueries  irritantes. 
Toucher  à  Nelson!  Le  cas 
rele\ait  de  Bedlam,  c'est- 
à-dire  des  «  petites  mai- 
sons. » 

C'est  alors  que  frèie  Jo- 
nathan rencontra  un  pho- 
tographe qui  le  tira  d'af- 
faire, c'est-à-dire  qui  lui 
permit  de  retourner  à 
Saint-Louis,  a\cc  un  sem- 
blant de  satisfaction. 

—  Voulez-vous  que  je 
NOUS  fasse  la  colonne  \eu\e 
de  l'amiral? 


MONrMi;N'l       l>K     MCLSON,      T  l<  A  K  \  l.f;  AU      SijUARK 


5^ 


LES     FANTAISIES     PHOTOGRAPHIQUES 


—  En  l'effaçant  sur  le  cliché . 

—  Le  moyen  est  trop  gros- 
sier; cherchez-en  un  autre. 

—  J"ai  trouvé.  C'est  alors 
qu'il  proposa  de  faire  la 
planche  sur  les  dalles  de  Tra- 
falgar  Square  pour  prendre 
la  photo  que  nous  publions. 

Après  le  monument  de 
Nelson,  la  Tour  \'ictoria,  du 
Parlement,  affectant  la  forme 
de  l'avant  d'un  steamer,  puis 
enfin  d'autres  céphalopodes,  ; 
brachicéphales  ou  dolychocé-  " 
phales.  ornés  d'inénarrables 
couvre-chef.  Enfin,  pour  finir, 
quelque  chose  de  monstrueux,  le  monstre 


HYDNE    ONDULÉ 

sions  dans  le  domaine  du  fantastique 
moins  endurcis.  Sur  le  dos, 
sur  le  ventre,  en  ballon,  au    » 
sommet     des     monuments,    | 
dans   les    vallées,    dans    les    ' 
ruines,  dans  les  trous,  à  plein 
vent  ,     on     peut     renverser 
l'humanité,     rapetisser     les 
grands,    grandir   les    petits, 
en   un    mot,    troubler  l'har- 
monie    é\  olutionniste      des 
espèces. 

La  simplicité  des  piemiers    I 
âges   a   disparu,   et    comme 
l'enfant  qui  fait  d'un  théâtre 
une    boiteuse    brouette  .    et 


BOLEl     CO.VIESTIBLE 

selon  Mugo,  tissé  d'ombre  et  de  mystère. 

Nous  avons  interrogé  tous 
les  savants  pour  savoir  à 
quelle  classe  on  pouvait  rat- 
tachei  l'être  bizarre  que  re- 
présente la  figure...  Les 
collections  d'animaux  pieu- 
sement conservées  dans  les 
musées  anatomiques.  tels 
qu'anthropo'ides,  anthropo- 
morphes, etc . ,  ne  contiennent 
rien  de  semblable. 

La  photographie  a  été 
prise  en  Hollande,  près  du 
Palais  de  Bois.  L'indication 
est  vague,  et  n'a  de  valeur 
que  pour  un  Hollandais. 

Toutes  ces  folles  incur- 
sont  à   la  portée  des  photographes  les 


I.YCOrFUDE    A     PII  KKI' i<ii:s 


LES     FANTAISIES     PHOTOGRAPHIQUES 


55 


d'une  brouette  un  théâtre  borgne,  d'un 
personnage  parfait  il  faut  faire  un 
Quasimodo  ,  et  transformer  ensuite 
Quasimodo  en  fringant  Brumel. 

Tout  le  monde  peut,  avec  quelque 
fantaisie,  s'armer  d'un  tel  pouvoir  créa- 
teur, faire  couler  la  Seine  sur  la  place 
de  l'Opéra,  et  fixer  le  Panthéon  dans 
l'île  de  Robinson,  poser  les  rails  du 
métro  dans  une  salle  de  spectacle,  et 
mettre  de  Féraudy  et  Laugier  dans 
le  Santos  Dumont.  Le  truquage 
photographique  est  certainement,  de 
tous  les  jeux  d'esprit  et  d'adresse, 
celui  qui  offre  la  plus  grande  ressource 
à    l'ingéniosité     humaine.    Ce     rapide 


aperçu  ouvrira,  je  l'espère,  des  ho- 
rizons à  tous  ceux  qui  taquinent  le 
gélatino-bromure.  'V^oilà,  grâce  à  nous, 
un  champ  ouvert  à  l'activité  de  nos 
contemporains.  Photographes,  aux 
appareils  ! 

En  ces  temps  monotones,  voilà  un 
angle  de  ^ision  nouveau,  capable  de 
dérider  les  fronts  les  plus  soucieux.  La 
princesse  Victoria  d'Angleterre  s'est 
ingéniée  dit-on,  à  prendre  de  bizarres 
clichés  de  promeneurs  des  parcs  et 
des  jardins,  et  en  Angleterre,  main- 
tenant, il  est  de  bon  goût  de  suivre  cet 
exemple. 

Léo  d'Mampol. 


AU       I  IIIK  K<    AK  1  1-:N 


LE      SACRIFICE      FUNEBRE 


SCENE     DU      BANQUET 


Au  registre  inférieur  les  sacrificateurs  dépècent  le  bœuf,  pendant  que  d'autres  dressent  des  fleurs  sur  une  table, 
ou  transportent  des  plateaux  chargés  de  victuailles  et  des  outres,  etc.  .\u  second  registre,  le  mort  et  sa  femme 
Mint  assis  sur  de  hauts  fauteuils,  recevant  rofl'rande  présentée  sur  des  guéridons. 


LA  JOURNÉE  D'UNE  GRANDE  DAME  ÉGYPTIENNE 


En  quittant  sa  capitale  de  Thèbes 
pour  se  mettre  à  la  tête  de  ses  armées 
en  marche  sur  la  Mésopotamie,  'l'hot- 
mès  m,  le  pharaon  conquérant  par 
excellence,  axait  institué  son  premier 
ministre,  Rekhmara,  régent  de  l'em- 
pire, avec  les  pouvoirs  les  plusétendus. 

Ce  Rekhmara,  fils  d'un  j4rand-prêtre 
d'Amon.  prétred  Amon  lui-même, des- 
cendait d'une  \ieille  famille  seij^neu- 
riale.  Sa  femme.  Wéii.  était  éi^aiemenl 
noble,  et  occupait  un  rang  éle\é  dans 
la  confrérie  des  chanteuses  du  dieu 
théhain.  Les  peintures  du  temps  nous 
la  montrent  grande  et  mince  .  les  traits 
menus,    les   veux    légèrement    bridés, 


sous  larcade  fine  des  sourcils,  avec 
leurs  longs  regards  tombant  de  la  pru- 
nelle légèrement  saillante;  la  bouche 
sensuelle,  où  le  sourire  pourtant  reste 
candide,  tant  l'horizontalité  de  la  ligne 
imprime  à  tous  les  traits  de  ce  Irais 
\isage  une  sérénité  douce,  un  indéiinis- 
sable  charme  à  la  fois  ju\énile  et 
apaisé 

.\insi  proniuc  aux  pi  us  hautes  dignités, 
icniirie  du  régent  des  deux  b^lgyptes, 
ainsi  ques'expriment  lestextes,  presque 
reine,  .Vléri  n'était  point  prise  au  dé- 
pourxu  poui"  les  occuper  d'une  façon 
remai^iuable.  La  \ie  de  famille,  de 
même  i^iue  la   \  ie  de  lel.ilions,  se  trou- 


I.A     lOURNÉE    D'UNE    (ilv'ANDE    DAME    E(î  V  1>T1  EN  N  E 


vait  être  admirable- 
ment ors;anisée  en 
Egypte,  et  alors  que 
Rekhmara  n'était  en- 
core que  ministre,  la 
haute  situation  occu- 
pée par  lui  {"avait  in- 
troduite à  la  cour. 

D"ailleurs.  l'éduca- 
tion reçue  lui  avait 
transmis  la  tradition 
ancestrale.  Ce  qu'on 
ignore  trop  de  l'Egypte 
antique  est  que.  par 
maints  côtés,  sa  ci\  ili- 
sation  fut  semblable  à 
la  nôtre .  et  que  ,  de 
laurore  de  son  histoire 
aux  derniers  jours  de 
sa  décadence,  elle  par- 
courut pas  à  pas  les 
mêmes  étapes.  D'abord 
impériale  sous  les  pre- 
miers souverains,  elle 
atteignit  avec  Khéops. 
le  constructeur  de  la 
grande  pyramide,  cet 
apogée  de  pouvoir  ab- 
solu que  personnifie 
chez  nous  (^harlema- 
gne.  Puis  commença 
bientôt  pour  elle  l'épo- 
que féodale  de  son 
moyen  âge,  l'ère  des 
grands  vassaux,  qui 
remplit  les  règnes  des 
Ousor-tasen  et  des 
Amen-m-hat  .  l'hot- 
mès  m  à  son  toui' 
incarnait  l'unilication 
du  pou^oir  royal  .  la 
dépossession  des  prin- 
ces feudataires  :  l'évo- 
lution qui.  pour  résul- 
tat final,  allait  a\oir  celui  de  trans- 
former les  anciens  grands  vassaux 
en  gentilshommes  pourvus  de  charges 
à  la  cour,  mais  ne  conservant  de 
leurs  anciens  privilèges  que  Ihé- 
rédité   de    leurs 'titres.  de\enus    hono- 


DKIII.l':      DK      PUIS«>NMI;KS 


\u  rejîislre  inférieur,  nègres  du  Haut-Nil:  au-dessus,  femmes  d  .\byssinic. 
portant  leurs  enfants  dans  des  hottes.  Troisième  rejîislre  :  prisonniers  dt- 
Syrie,  portant  des  vases  d'r)r  émaillc;  au-dessus,  soldats  portant  le  bulin 
fait. 


rifiques,  et  de  leurs  biens  personnels. 
Or  les  petites  cours  des  seigneurs 
féodaux  axaient,  comme  les  nôtres, 
connu  ce  raffinement  de  civilisation 
que  svnthélise  la  protection  accordée 
aux    lettres  et   aux  arts  :  les  écoles  de 


5^ 


LA    JOURNEE    D'UNE    GRANDE    DAME    EGYPTIENNE 


peinture  et  les  chants  des  troubadours 
et  des  trouvères,  et  la  constitution  de 
la  famille  égyptienne,  où  la  femme  est 
désignée  toujours  par  l'expression 
maîhesse  de  maison,  la  place  tenue 
parelle  dansla  sociétélavaientfaçonnée 
à  jouer,  auprèsde  l'épouse  du  pharaon, 
un  rôle  analogue  à  celui  des  dames 
d'honneur. 

Mais  si  chaque  maîtresse  de  maison 
était  en  quelque  sorte  la  souveraine  de 
son  foyer,  la  tâche  devenait  lourde  pour 
elle  lorsqu'il  lui  fallait  remplir  tous  les 
devoirs  auxquels  se  trouvait  astreinte 
la  reine.  Les  premiers  de  tous,  les 
devoirs  religieux,  accaparaient  la  ma- 
jeure partie  de  son  temps.  Quant  à  ses 
devoirs  mondains,  les  textes  nous  four- 
nissent la  preuve  qu'ils  étaient  on  ne 
peut  plus  multiples;  pour  s'en  faire  une 
idée,  reconstituons  d'après  eux  l'emploi 
d'une  journée  de  Méri. 

Levée  de  bonne  heure,  il  lui  fallait 
d'abord  se  rendre  à  l'office.  Certaines 
cérémonies  demandaient  même  d'être 
accomplies  au  lever  du  soleil,  juste  à 
l'instant  précis  où  le  disque  apparais- 
sait sur  l'horizon.  Le  dogme  égyptien 
considérait  le  pharaon  comme  le  fils  de 
ce  soleil,    l'intermédiaire    direct    retne 


son  père  et  l'homme,  le  dispensateur 
des  principes  de  l'existence.  C'était  lui 
qui  distribuait  ici-bas  les  atomes  de  la 
vie  universelle,  émanés  des  mondes 
mystérieux.  Et  comme  cette  divinité 
cachée  se  composait  pour  l'Égyptien 
d'une  triade,  symbolisant  les  principes 
de  procréation,  d'enfantement  et  de 
naissance  de  toutes  choses,  —  le  père, 
la  mère  et  l'enfant,  —  il  fallait  à  la  reine 
remplir  dans  les  cérémonies  du  culte  le 
rôle  de  la  déesse  mère  :  apparaître  aux 
côtés  du  souverain,  escortée  de  son  fils. 
Les  peintures  nous  la  montrent  dans 
le  sanctuaire,  assistant  le  roi,  assise  ou 
debout,  présentant  l'encens  ou  les  vases 
de  libation;  agitant  les  sistres,  procé- 
dant aux  impositions  de  mains,  parant 
les  statues  des  dieux  de  colliers  ou  de 
vêtements  précieux,  marchant  en  tête 
des  processions,  récitant  les  prières  du 
rituel,  remplissant  en  un  mot  toutes  les 
fonctions  de  grande  prêtresse.  Le  cos- 
tume porté  par  elle  au  cours  de  ces 
cérémonies  varie  peu.  C'est  la  robe  col- 
lante, sorte  de  fourreau  d'étoffe  épaisse, 
richement  brodée  de  lotus  épanouis, 
s'arrêtant  au-dessousdes  seinset  main- 
tenue par  des  sortes  de  bretelles.  Un 
colliei-  à  plusieurs  rangées  d'amulettes 


DIcriLK     liKS     AAIIIASSADKURS 

.'Vmbassadciirs   amenant    les    animaux    inconnus   a    l'IC^'vpte,    ou    prescnlaiil    les    liibuls 

lingots  et  sacs  de  poudre  d'or,  jjlumes  d'autruches,  etc. 


LA    JOURNEE    D'UNE    GRANDE    DAME    EGYPTIENNE 


59 


LE      CONVOI     FUNEBRE      SK      RENDANT      A      LA     NECROPOLE 
Le  catafalque  traîné  par  des  bœufs. 


dur.  cloisonnées  de  pierres  précieuses 
ou  de  pâtes  vitrifiées,  à  la  façon  dun 
émail,  couvre  la  nudité  des  épaules 
et  du  cou.  Des  anneaux  d'or,  pareille- 
ment ornés,  sont  passés  aux  poignets, 
sur  le  milieu  des  bras  et  aux  chevilles. 
La  coiffure,  souvent  changée  au  cours 
des  cérémonies  accomplies,  consiste  en 
tiares  et  en  couronnes  dor  massif,  où 
se  sertissent  des  joyaux. 

Dans  l'obscurité  absolue  du  temple. 


divine.  Puis,  les  cérémonies  sacrées 
accomplies,  la  famille  rovale  sortait. 
La  porte  était  scellée  de  cachets  de 
glaise  molle,  aux  armes  de  l'Empire.  Un 
cortège  se  formait  et  se  mettait  en 
marche  à  travers  le  temple,  dont 
souvent  Méri  avait  fait  partie  déjà, 
en  qualité  de  grande  prêtresse  d'Amon. 
Au  parvis,  ce  cortège  se  transformait 
en  procession,  pour  regagner  la  porte 
extérieure  de  la  basilique.  A  travers  les 


LE  CONVOI   FUNEBRE  TRAVERSANT  LE  NIL 

F.e  cataf.i.'que  pose  sur  l'une  des  barques,  et  le  groupe  des  pleureuses. 


striée  seulement  de  la  clarté  des  cierges 
de  cire,  aux  mèches  vertes,  la  fine  sil- 
houette de  Méri  n'apparaissait  qu'a  de 
rares  privilégiés,  prêtres,  religieuses  ou 
chantres,  car  à  eux  seuls  était  octroyé 
l'accès  au  mystère:  encore  devaient-ils 
s  arrêter  au  seuil  du  Saint  des  Saints. 
Là.  le  pharaon  seul  entrait,  suivi  de 
sa  femme  et  de  son  fils,  figurant  la 
triade  humaine,  double    de    la   triade 


jardins  sacrés  qui  entouraient  le  sanc- 
tuaire, elle  se  déroulait,  musique  en 
tête:  puis  venaient  le  maître  de  cha- 
pelle conduisant  le  chœur  des  chantres, 
les  chanteuses,  les  recluses,  unescadron 
de  chars,  un  piquet  de  la  garde  royale, 
les  bannières  des  provinces,  les  hauts 
dignitaires  du  palais,  le  bas  clergé,  le 
chapitre  de  la  paroisse,  enfin  le  collège 
des  prêtres,  précédant  les  souverains. 


LE     CONVOI      FUNEBRE     ARRIVANT      A      LA      CIIArELLE"  .MORTUAIRE 
Les  prêtres  procédant  au\  exercices  du  culte,  devant  le  sarcopliapc  du  mort. 


6o 


LA   JOURNÉE    D'UNE    GRANDE    DAME    EGYPTIENNE 


Devant  ceux-ci,  assis  dans  des  chaises 
posées  sur  les  épaules  de  douze  diacres, 
marchait  le  prince  héritier,  à  demi  re- 
tourné ^ers  ses  parents  pour  brûler 
devant  eux  l'encens  sur  une  cuiller  à 
parfum,  portant  une  petite  cassolette; 
un  autre  piquet  de  la  garde  fermait  la 
marche.  Arrivé  à  la  porte  de  l'enclos. 
le  roi  prenait  congé  de  son  escorte  et. 
entouré  seulement  de  sa  maison  mili- 
taire, reprenait  le  chemin  de  son 
palais. 

Ce  devoir  religieux  accompli,  il  fal- 
lait songer  aux  devoirs  officiels,  et 
ceux-ci  étaient  multiples.  Tantôt  il 
s'agissait  d'assister  à  un  défilé  de  pri- 
sonniers, ce  qui  constituait  pour  l'époque 
Tun  des  spectacles  les  plus  fréquents. 
Les  captifs  arrivaient  en  foule  de  l'Asie 
et  de  l'bthiopie  conquises,  princes  de 
toutes  les  régions  de  la  Syrie  s'étendant 
des  portes  de  Péluse  aux  confins  de  la 
-Mésopotamie,  chefs  barbares  de  l'Abys- 
sinie  et  du  Soudan.  Le  butin  fait,  porté 
solennellement  aux  temples,  attirait 
particulièrement  lattention.  C  était  le 
cortège  des  esclaves  chargés  de  lingots 
et  de  sachets  de  poudre  d'or,  de  bois 
précieux,  de  peaux  de  fauves,  d  armes 
de  luxe,  d'arbres  odoriférants  enlevés 
avec  la  motte  de  terre  entourant  leurs 
racines,  et  placés  dans  des  bacs  pi)ur 
être  transplantés  dans  le  jardin  d'accli- 
matation que  venait  defonderl  latasou. 
la  sœur  du  pharaon,  avec  les  tributs 
ainsi  prélcxés  en  .Vrabie.  Les  femmes, 
enlevées  au  sac  des  \illes,  passaient  : 
Syriennes  aux  l'obcs  blanches  brodées 
de  violet,  de  jaune  et  de  pourpre;  Etrus- 
ques vêtues  de  trois  jupes  superposées 
en  étages,  bouffant  l'une  sur  l'autre; 
Libyennes  aux  longs  \oiles  garnis  de 
franges;  lùhiopicnnes  portant  pour 
tout  \  élément  une  lanièredecuir,  passée 
'^ur  les  hanches;  négresses  du  haut  Nil 
transportant  leurs  enfants  dans  des 
hottes  de  roseaux,  maintenues  sur  Icui^ 
épaules  par  une  cnixle  appliquée  au 
front 

La  fiiule  ck"-  femmes  égyptiennes  se 


pressait  sur  leur  passage,  et  le  costume 
sévère  dont  celles-ci  étaient  couvertes 
contrastait  singulièrement  a^  ec  les  bro- 
deries des  costumes  orientaux.  Toutes 
portaient  la  robe  de  toile  bleue,  iden- 
tique de  forme  à  celle  de  la  souveraine, 
le  même  collier,  mais  de  verroterie,  et 
la  coiffe  blanche,  encadrant  le  visage  et 
retombant  sur  le  dos  en  larges  plis. 

Du  haut  de  la  loga^ia  de  son  palais 
de  la  rue  Royale,  qui  reliait  le  temple 
d'.\mon,  —  dont  Thotmès  venait  de  ter- 
miner la  construction  a^  ant  son  départ 
pour  l'Asie  et  dont  il  ne  reste  aujour- 
d'hui que  les  statues  connues  sous  le 
nom  de  colosses  de  Memnon,  —  à  la  rive 
du  Nil,  Méri  assistait  à  ce  défilé,  renou- 
velé à  tous  les  instants.  Dans  l'encadre- 
ment des  fines  colonnettes  de  bois  de 
cèdre,  découpées  en  forme  de  lotus 
épanouis,  rehausséesde  peintures  vives, 
sa  silhouette  apparaissait,  à  demi  dissi- 
mulée dans  la  pénombre  des  tentures 
de  tissus  précieux,  où  les  emblèmes  de 
la  royauté  s'estompaient  sur  des  fonds 
clairs  en  nuances  amorties.'  Accoudée  à 
un  haut  fauteuil  recouvert  de  riches 
coussins,  et  dont  les  bras  étaient  formés 
de  deux  lions  d  i- 
voire,  tandis  que, 
sur  le  dossier,  des 
prisonniers  detous 
points  semblables 
à  ceux  qui  pas- 
saient à  ses  pieds, 
étaient  représen- 
tés agenouillés,  les 
brasliés  sur  ledos, 
elle  avait  re\  êtu  la 
l'obedegazelrans- 
p  a  l'en  te.  faite  de 
tissussyriens.  rap- 
portés des  précé- 
dentes campagnes, 
et  le  !i>ng  manteau 
clecdur.  bleu.  cIdu- 
hlé  de  blanc.  I)ans 
ses  che\  eux.  par- 
tagés en  louicles 
tresses,  des  Heurs 


l'cVI'  I  I  I    \  M 

Kirhc  (11-  (;;izc-  iriinsp.'ircnli 
cl  ni.Tiilc;ui  ilf  ciiur. 


LA    JOUKNÉE     D'UXE    GRANDK    DAMK    KG  V  l>T  1  K  X  N  K 


UN      GKAND      DIN1:R      CHEZ      RElvIl-MARA 

I  es  deux  grandes  figures  sont  celles  de  Rekhmara  et  de  sa  femme.  Au  registre  supérieur,  les  femmes  avant  un 
tabouret  à  la  cour.  Au  registre  médial.  les  musiciennes.  Au  registre  inférieur,  serviteurs  portant  des  tables 
chargées,  et  in\ités  assi--  sur  des  escabeaux. 


de  lotus,  piqucfs  sur  le  lionl  cl  main- 
tenues par  un  ruban  formant  bandeau, 
mettaient  l'éclat  rouge  de  leurs  co- 
rolles. Derrièreelle.sesfemmestenaient 
les  éventails  aux  longs  manches,  tandis 
que  d"autres,  accroupies  à  ses  pieds, 
brûlaient  des  parfums. 

Cependant, lesambassadeurs  des  pays 
lointains  que  menaçait  l'expédition  de 
Thotmès  s"a\  ançaicnt  à  leur  tour,  ap- 


purtant  au  palais  royal  le  tribut  envoyé 
par  leurs  princes,  et  c'était  encore  un 
défilé  d'esclaves  portant  d'autres  lingots 
d'or,  d'autres  troncs  de  bois  précieux, 
d'autres  arbrisseaux  odoriférants;  des 
défenses  d'éléphants,  des  plumes  d'au- 
truches, des  pièces  d'orfèvrerie  ciselées 
et  émaillées,  pendant  que  d'autres  con- 
d  uisaient  en  laissedes  animauxinconnus 
à  l'Egvpte  :  ours  blancs  du  Liban,  élé- 
phants   du    Senaar,    girafes,    buffles. 


IN      GRAMJ      IJIXI.K      i:Hi;/      l<  l'.K  1 1  M  AR  A 
Les  invitée    entourées  des  esclaves. 


LA    JOURNÉE    D'UNE    GRANDE    DAME   ÉGYPTIENNE 


sloughis,  singes,  guépards,  etc.  Déjà, 
depuis  un  siècle,  la  conquête,  poussée 
chaque  année  plus  avant  en  Asie  et  au 
Soudan,  avait  produit  un  butin  sem- 
blable. Aussi  l'intendant  des  plaisirs  de 
la  maison  du  roi,  Anâ,  venait-il  d'éta- 
blir sur  la  rive  orientale  du  fleuve,  à 
peu  de  distance  de  la  basilique  de 
Thèbes,  le  premier  jardin  d'acclima- 
tation connu,  où  les  plantes  et  les  ani- 
maux rares,  rapportés  en  Egypte, a  valent 
été  réunis.  Ce  jardin  n'était  point  pu- 
blic, bien  entendu  ;  c'était  l'un  des  parcs 
royaux,  considéré  comme  le  plus  pré- 
cieux, où  se  rendait  la  cour,  pour  jouir 
de  la  fraîcheur  des  exotiques  ombrages. 
Méri  y  allait  en  chaise  à  porteurs  ; 
arrivée  au  jardin,  elle  en  parcourait  les 
allées,  entourée  de  ses  femmes  et  de 
son  escorte.  C'était  le  moment  de  délas- 
sement. Des  kiosques  légers  s'élevaient 
de  places  en  places,  entourés  de  pièces 
d'eau  où  s  ébattaient  les  oiseaux  aqua- 
tiques. Elle  s'y  reposait  un  instant  ou 
se  faisait  promener  en  barque  sur  les 
étangs  et  les  canaux.  Cette  barque  à  la 
proue  relevée,  taillée  en  forme  de  lotus 
et  ornée  d'yeux  mystiques,  destinés 
à  conjecturer  le  mauvais  sort,  n'avait 
point  l'équipage  habituel  des  rameurs, 
mais  était  remorquée  à  la  corde,  depuis 
la  rive.  Pourcette  promenade,  la  régente 
avait  quitté  son  costume  de  harem  et 
revêtu  une  robe  de  sortie,  identique  de 
forme  à  celle  portée  pour  se  rendre  au 
temple  ;  brodée,  non  plus  de 
Heurs  symboliques  et  d'em- 
blèmes religieux,  mais  de 
dessins  orientaux.  La  con- 
quétedcla  Syricvenaitd'in- 
troduire  en  Egypte  l'adop- 
tion d'une  partie  des  modes 
asiatiques.  La  soie  s'était 
substituée  au  lin.  Coupées 
dans  ces  étoffes  souples, 
bariolées  de  couleurs  vives, 
les  robes  au.x  lignes  mol- 
les accusaient  davantage 
encore  les  formes  du  corps. 
Sui"  la  coiffe,  pareille  aussi 


de  forme  à  celles  des  femmes  du 
peuple,  mais  brodée  de  rayures  mul- 
ticolores et  garnie  de  franges ,  une 
sorte  de  casque  d'or,  serti  de  pâtes 
vitrifiées  au  point  de  paraître  cloi- 
sonné d'émaux,  affectait  la  forme  d'un 
vautour  aux  ailes  éployées ,  dont  la 
tête  se  dressait  au-dessus  du  front.  Du 
vivant  de  la  reine  I  latasou,  Méri  avait 
accompagné  souvent  la  souveraine  dans 
cette  promenade,  et  cette  coiffure,  ceinte 
maintenant  par  elle,  était  la  seule  mo- 
dification apportée  au  costume  qu'elle 
avait  revêtu  alors. 

Des  devoirs  de  relations,  aucun  n'é- 
tait plus  important  que  les  devoirs 
envers  les  morts  :  à  eux  seuls,  ils  pri- 
maient tous  les  autres.  L'idée  que  se 
faisait  l'Egyptien  de  l'au-delà,  cette  vie 
mystérieuse  du  double,  seconde  per- 
sonnalité de  l'être,  dans  la  région  de  la 
montagne  d'Occident, sujette  auxmêmes 
besoins  que  l'homme,  ayant  faim,  ayant 
soif,  mais  pouvant  se  nourrir  et  se 
désaltérer  de  mets  et  de  boissons  fictifs, 
avait  donné  une  extension  particulière 
au  culte  des  morts.  Les  cérémonies  de 
l'enterrement  étaient  les  principales  de 
toutes:  chacun,  si  indifférent  qu'il  fût, 
avait  intérêt  à  y  prendre  part,  puisque 
les  devoirs  rendus  à  un  inconnu  assu- 
raient à  n'importe  qui  son  'existence. 
Aussi,  dans  une  ville  telle  que  Thèbes, 
a\ec  les  larges  relations  de  cha- 
cun, n'était-il    presque    point   de    jour 


r,i((ii:pi:    m:     AiusicirNM: 


LA     lOURNÉE    DUNE    GRANDE    DAME    EGYPTIENNE 


63 


GROUPE      DE      .MUSICIENS     ET     DE      MIMES 


OÙ  Ion  n'assistât  à  un  enterrement. 
Si  Méri  était  régente,  elle  n  était 
point  cependant  absolument  reine  : 
elle  continuait  .  en  dehors  de  l'ap- 
parat oliiciel.  à  \  i\"re  de  la  vie  dont 
elle  avait  vécu,  au  temps  où  Rekhmara 
n'était  encore  que  premier  ministre, 
et  comme  telle  .  il  lui  fallait  y  as- 
sister. 

C'était  le  soir.  Le  cortège  se  mettait 
en  marche,  des  faubourgs  environnant 
le  jardin  d'acclimatation,  où  les  grands 
seigneurs  avaient  tous  leurs  maisons  de 
plaisance,  s'avançant  lentement  vers  la 
rive  du  Nil,  pour  traverser  le  fleuve  et 
se  diriger  vers  la  nécropole  de  la  mon- 
tagne d'Occident.  En  tête,  les  prêtres 
entourésd'officiants  précédaient  le  cata- 
falque, posé  sur  un  traîneau,  halé  par 
des  bœuls  que  tenaient  en  main  des  dia- 
cres. Immédiatement  derrière  venait  le 
groupe  des  femmes  qui ,  vêtues  de 
robes  blanches,  les  épaules  couvertes 
d'une  écharpe,  les  cheveux  défaits, 
figuraient  les  pleureuses,  entourant  le 
cercueil  d'Ôsiris.  Le  fleuve  traversé,  le 
con\  oi  se  remettait  en  marche  à  travers 
la  ville  et  arrivait  bientôt  à  l'entrée  de 
la  nécropole.  A  cette  heure  tardive, 
celle-ci  apparaissait  fantastique,  toute 
blanche,  avec  les  pyramidions  dorés  de 
ses  chapelles,  se  dressant  à  perte  de  \  ue 
sur  les  déclivités  de  la  montagne,  si 
serrées  qu'on  eût  dit  les  crêtes  de  mo- 
numents indisconlinu?.   Cette  \ille  des 


morts,  cent  fois  plus  grande 
que  celle  des  vivants,  se  pré- 
cisait enfin,  avec  ses  allées 
étroites,  les  façades  de  sy- 
ringes  couronnées  de  corni- 
ches multicolores  et  fermées 
de  portes  vertes.  On  entrait 
dans  la  basilique,  où  se  célé- 
brait l'office  funèbre,  et,  dans 
une  chapelle  réservée  aux 
femmes,  lesacrificecommen- 
çait.  Des  bassins  d'eau  vive, 
les  bassins  de  Ilaquet,  la 
déesse  à  tête  de  grenouille, 
y  symbolisaient  les  transfor- 
mations des  renaissances.  Un  taureau 
égorgé  représentait  le  mort ,  que  la 
libation  des  eaux  di\  ines  ressuscitait. 


Cette  vie  si  calme  et  si  solennelle 
s'égayait  pourtant  par  instants:  le  soir, 
les  dîners  ou  les  fêtes  réunissaient,  dans 
les  palais  de  la  rue  Royale  ou  les 
villas  de  la  banlieue,  l'aristocratie  égyp- 
tienne. La  femme  y  trônait  en  souve- 
raine. C'était  elle  qui  recevait,  exer- 
çant dans  sa  plénitude  son  rôle  de  maî- 
tresse de  maison.  A  ces  réunions  de 
gaîté,  Méri  revêtait  des  robes  de  gaze 
transparente,  brodées  de  soie  de  cou- 
leurs vives,  rayures  semées  de  lotus, 
anneaux  enlacés,  où  s'estompaient  des 
fleurettes  ou  des  oiseaux.  Un  riche 
manteau  de  cour,  jeté  sur  ses  épaules, 
tombait  derrière  elle,  en  longue  traîne. 
L'éclat  des  bijoux  était  au  diapason  de 
cette  toilette  d'apparat.  Bracelets  sertis 
de  figures  de  prisonniers  asiatiques  ou 
libyens,  d'inscriptions  de  fleurs,  de 
poissons,  de  branches  de  lotus  ;  colliers 
à  rangées  multiples  d'amulettes  :  anhs, 
symboles  de  \ie;  dads,  symboles  de 
durée;  otiasts,  symboles  de  puissance; 
foiiahs,  symboles  de  bonheur  :  oiisors, 
symboles  de  richesse,  révélaient  la  mi- 
nutie du  luxe  le  plus  raffiné.  Dans  ses 
che\eux.  partagés  en  tresses  nattées, 
simplement  maintenus  par  un  diadème 


LA  JOURNÉE  D  1:NE  GRANDE  DAME  EG  V  1' T  1  EN  N  !■: 


d'or  cloisonné  de  lolus  bleus  passant 
sur  son  front,  un  lotus  rose  était  piqué, 
s'abaissant  jusqu'aux  sourcils.  Assise 
sur  un  divan,  aux  côtés  de  Rekhmara. 
ses  invités  prenaient  place  autourd  elle, 
sur  des  fauteuils  ou  des  tabourets  de 
hauteur  proportionnée  à  leur  rang.  La 
toilette  de  chacune  prouvait  cette  ému- 
lation. arri\"ée  à  ce  degré,  où.  a\ec  la 
même  forme  de  vêtement,  on  parvient  à 
la  personnalité  par  le  choix  du  tissu,  du 
dessin  et  de  l'assortiment  de  la  parure. 
Même  robe,  même  manteau,  mêmes  bi- 
joux, même  coiffure,  mais  une  diversité 
infinie  de  tonalités  et  de  détails.  Les 
hommes  prenaient  place  devant  Rekh- 
mara. simplement  assis  sur  des  tapis, 
les  jambes  croisées,  dans  la  pose  qui  est 
encore  aujourd'hui  par  tout  l'Orient  en 
usage. 

Des  esclaves  circulaient  au  milieu  des 
groupes,  présentant  des  rafraîchisse- 
ments dans  des  coupes,  ondoyant  de 
parfums  les  épaules  des  femmes,  renou- 
\elant  les  tleurs  fraîches  piquées  sur 
leur  front.  Bientôt  des  musiciennes  en- 
traient, de  toutes  jeunes  filles  de  la 
province,  dont  le  corps  souple  et  ondu- 


leux  se  dessinait  net,  sous  la  gaze  trans- 
lucide de  leur  robe  flottante  ;  quelques- 
unes  même  ne  portaient  pour  tout 
vêtement  qu  une  ceinture  large  de  deux 
doigts,  passée  autourdes reins. (^'étaient 
les  harpistes  les  plus  en  renom,  les 
joueuses  de  luth  et  de  tlùte  double  les 
plus  célèbres.  Point  de  danses  à  ces 
fêtes,  mais  des  gestes  mimés  par  les 
joueuses  de  fiûte,  ainsi  qu'il  en  fut  plus 
lard  chez  les  Grecs.  Maîtres  de  la  mai- 
son et  invités  ne  prenaient  aucune  part 
acti\e  aux  di\  ertisaements,  dont  ilsné- 
taient  que  spectateurs. 

Tel  était  lemploi  de  la  journée  d'une 
grande  dame  égyptienne.  Le  décorum 
y  tenait,  comme  on  \  oit.  une  place  con- 
sidérable :  la  \  ie  de  relations  l'absor- 
bait ;  mais  une  \'\c  de  relations  où 
1  apparat  régnait  en  sou\erain  maître, 
imprimant  aux  moindres  actes  cette 
gravité  douce,  que  transcri\  ent  si  bien 
les  \  ieilles  peintures.  a\ec  le  sourire 
d'éternité  empreint  sur  les  lè\  res  des 
\  isages  hiératisés. 

\l.  G.wet. 


i.\   I'Iu;ci;n  I A I  ION    iji;s  ai6ii<i:s   i)A\s    i.k    ii.mi'I.i; 


Qe-C 


A  la  Bastille .  ce  7  mai  ^752 

Je  suis  né  en  1720,  c'est-à-dire  l'an- 
née même  qui  vit  Tapogée  et  la  ruine 
du  fameux  système  de  M.  Law.  Ma 
mère  mourut  peu  de  mois  après  ma 
naissanceet  mon  pèreeut  toutelacharge 
de  mon  éducation  :  c'était  un  homme 
pieux,  rigide,  sévère  et  prudent  qui 
m'inculqua,  dès  l'âge  le  plus  tendre, 
les  principes  d'une  morale  serrée  et 
d'une  religion  solide.  Quand  j'eus  dix 
ans,  il  me  mit  au  collège:  mes  cama- 
rades étaient  presque  tous  des  iils  de 
riches  bourgeois  ou  de  gentilshommes, 
qui  affichaient  avec  une  impudence 
précoce  le  libertinage  et  l'impiété.  Je 
fus  d'abord  surpris  et  scandalisé,  puis 
insensiblement  séduit  par  leurs  piopos 
et  par  leurs  allures.  Delà  à  les  imiter, 
il  n  y  avait  qu'un  pas  à  faire.  Je  ne  sais 
ce  que  je  fusse  de\enu,  si  la  Pro\i- 
dence,  ainsi  que  je  \ais  le  raconter,  ne 


m  avait,  dès  ma  seconde  année  de 
collège,  donné  les  marques  les  plus 
éclatantes  dune  insigne  et  mystérieuse 
faveur. 

Un  matin  (c'était  au  mois  d'avril  de 
l'année  1731),  dans  la  petite  cour  où 
nous  nous  ébattions,  je  me  sentis  saisi 
d'une  très  vive  douleur  à  la  jambe.  Je 
ne  m'en  inquiétai  pas  et  je  pensai 
qu'un  instant  de  repos  sufiirail  à  me 
soulager.  Rn  effet,  à  peine  assis,  je  me 
relevai  et.  avec  l'impétuosité  de  mon 
âge,  je  me  repris  à  jouer.  Une  heure 
ne  s'était  pas  écoulée  que  j'avais  oublié 
cet  incident. 

La  nature,  hélas,  de\  ait  se  charger 
de  me  le  rappeler  :  insensiblement,  la 
marche  me  devint  difiîcile,  puis  pres- 
que impossible.  Mon  genou  enfla  pro- 
digieusement. Je  me  trouvai  comme 
paralysé  de  tout  un  côté  et,  pendant 
une  nuit  entière,  je  poussai  des  cris  à 
fencli^c  l'âme. 


66 


LE     MANUSCRIT     DE     M.     DE     LAUTHIKRE 


Mon  père,  averti,  me  fit  porter  dans 
notre  maison,  rue  des  Arcis,près  de  la 
place  de  Grève,  car  je  ne  faisais  qu'en- 
combrer inutilement  les  salles  du 
collège. 

Je  continuai  sans  relâche  à  souffrir  et 
à  me  plaindre  :  j'étais  incapable  de 
poser  même  le  pied  par  terre  et  le 
moindre  contact  me  faisait  crier.  Mon 
père,  mécontent  de  notre  médecin  ordi- 
naire, qui  n'était  qu'un  pauvre  hère 
assez  ignorant,  envo3"a  quérir  un  des 
plus  illustres  et  des  plus  honnêtes  chi- 
rurgiens de  Paris,  M.  Gendron.  C'était 
un  homme  d'une  grande  habileté:  il 
m'examina  -avec  soin  et  me  donna 
quelques  paroles  d'encouragement. 
mais,  quand  il  se  trouva  seul  avec  mon 
père,  il  ne  lui  cacha  pas  que  j'étais 
affligé  d'un  mal  incurable  et  que  je  ne 
pourrais  plus  jamais  marcher  comme 
les  autres  enfants.  C'était  une  condam- 
nation sans  appel  :  elle  me  fut  cachée 
par  la  sollicitude  de  mon  père  qui, 
malgré  son  chagrin,  s'appliqua  à  me 
montrer  bon  visage.  Je  continuai  à 
souffrir,  pendant  deux  mois  entiei-s. 
presque  sans  aucune  interruption  :  ma 
jambe,  au-dessus  et  au-dessous  du 
genou,  était  si  fort  amaigrie  qu'elle 
n'avait  plus  torme  humaine  :  ajoutez  à 
cela  qu'elle  était  entièrement  tordue. 
paralysée,  desséchée  comme  une  bran- 
che de  bois  mort.  Je  ne  pûu\ais  la 
regarder  sans  verser  des  larmes, 
et.  quand  ce  n'était  point  la  douleur 
phvsique  qui  me  toiturait.  c'était  le 
désespoir. 

Nous  \  ivions  reclus  comme  des  pri- 
sonniers, sans  voir  personne  au  monde. 
Mes  camarades  no  songeaient  pas  plus 
à  moi  que  s  ils  ne  m  avaient  jamais 
connu.  Je  n'axais  ni  oncle,  ni  tante,  ni 
cousin  :  seuls  quelques  ecclésiastiques 
que  mon  père  fréquentait  entraient  à 
l'occasion  dans  ma  chambre  et  m  ap- 
portaient quelques  mots  de  consolation 
et  quelques  conseils  de  piété.  Un  d'en- 
tre eux  s'appelait  I  abbé  I)onabelle  et 
me    fais    il    reflet   d  un  être  extraordi- 


naire. Il  habitait  tout  près  de  notre 
maison  dans  une  chambre  sale, 
où  mon  père  m'axait  une  fois 
conduit. 

^sous  l'avions  trouvé,  couvert  d'une 
soutane  crasseuse,  assis  à  côté  d'une 
table  tachée  d'encre  et  réellement  en- 
tourée de  volumes  énormes  qui  jon- 
chaient le  plancher  et  s  élevaient  les 
uns  sur  les  autres  en  piles  inégales, 
comme  une  chaîne  de  montagnes.  Il 
écrivait  d'un  air  pressé  et  heureux  sur 
d'immenses  feuilles  de  papier  jaune  et 
je  remarquai  tout  d'abord,  avec  la  ma- 
lice d'un  enfant,  que  les  caractères 
qu  il  formait  semblaient  appartenir  à 
quelque  langue  chinoise,  tartare  ou 
mongole,  tant  ils  étaient  enchevêtrés, 
tortueux  et  conius.  En  nous  voyant,  il 
tourna  très  vite,  avec  un  geste  de  dé- 
fiance, la  page  commencée  et  nous 
invita  presque  poliment  à  nous  asseoir, 
bien  qu'il  n'y  eût  dans  la  chambre  d'au- 
tre chaise  que  la  sienne.  Mon  père  se 
mit  alors  à  causer  avec  lui,  sur  des  ma- 
tières que  je  ne  compris  pas,  et  je 
n'eus,  tandis  qu'ils  dissertaient  a\ec 
une  grande  animation,  d'autre  res- 
source que  de  regarder  un  des  gros 
livres  qui  gisait  tout  ouvert  sur  le 
plancher.  Il  était  en  latin,  mais  im- 
primé si  mal  que  je  n'en  pus  lire  une 
ligne. 

J'avais  gardé  un  souvenir  très  pré- 
cis de  l'abbé  Donabelle,  de  sa  chambre, 
de  ses  in-folios  et  de  ses  grands  yeux 
noirs,  lorsqu'un  matin.  \  ers  le  troisième 
mois  de  ma  maladie,  je  le  vis  entrer 
près  de  mon  lit,  accompagné  de  mon 
père.  Il  s  approcha  d'un  pas  brusque, 
me  posa  sa  main  noire  sur  la  tête,  me 
regaida  fixement  et  dit  d'une  \i)ix  clai- 
ronnante : 

—  X'oilà  donc.  .M.  de  Lauthièie,  cet 
enfant  abandonné  par  les  chiiuigiens. 
ICIi  bien!  il  l'este  encore  la  Pioxidence  : 
a\e/.-\ous  prié  pour  lui '- 

.Mon  pèi'e  balbutia  quelques  mots 
d  acquiescement  que  je  n'entendis 
pas. 


LE     MANUSCRIT     DE     M.     \)V.     LA  U  T  !I  I K  UE 


6? 


—  Non,  non,  répliqua  labbé  avec 
un  geste  de  la  main  qui  fendit  l'air,  ce 
n'est  pas  là  ce  que  je  veux  dire.  Dieu 
s'est  manifesté  tout  récemment  à  nous 
par  des  miracles  éclatants  :  pourquoi 
ne  prendrait-il  pas  en  pitié  cet  enfant, 
comme  il  a  pris  tant  d'hommes,  de 
filles  et  de  femmes,  qui,  guéris  par 
Lui,  louent  sa  bonté  et  chantent  ses 
louanges?  Ignorez-vous  ce  qui  se  passe 
à  Saint-Alédard,  pour  l'édification  des 
fidèles  et  la  gloire  de  Jésus-Christ  r 

((  Le  cimetière  de  Saint-Médard  est 
trop  petit  :  il  faut,  pour  pénétrer  près 
du  tombeau  du  bienheureux  Paris, tra- 
verser une  foule  compacte  qui  ne  vous 
laisse  approcher  qu'à  grand'peine. 
Hier,  hier  même  j'ai  assisté  à  la  mira- 
culeuse guérison  d'un  enfant,  de  1  âge 
de  votre  fils,  qui,  aveugle  depuis  cinq 
années,  a  levé  tout  à  coup  au  ciel  des 
regards  transfigurés.  C'était  un  jeune 
Espagnol,  m  a-t-on  dit:  il  croyait,  il 
espérait  a^"ec  fermeté;  il  lui  a  suffi 
de  toucher  la  pierre  sous  laquelle 
repose  le  Bienheureux  et  d'invoquer  la 
Providence... 

.Mon  père  leva  la  main  comme  s'il 
voulait  prendre  la  parole,  mais  l'abbé 
Donabelle  ne  le  lui  permit  pas  et,  dar- 
dant sur  lui  ses  terribles  yeux,  d'un  ton 
de  prédicateur,  il  continua  : 

—  Il  vous  est  défendu  d'hésiter.  Le 
salut  est  là.  sous  \  otre  main,  et  vous 
le  refusez  ':  \'ous  ne  voulez  pas  des 
bienfaits  de  la  Providence  >  Vous  allez 
faire  le  malheur  de  votre  enfant.  Trem- 
blez :  il  \ous  maudira  un  jour  et  il 
vous  reprochera  durement  de  ne 
m'a\"oir  point  écouté...  C'est  Dieu  qui 
vous  appelle,  \ous  restez  sourd  à  sa 
voix!  C'est  la  lumière  qui  vous  éblouit, 
vous  fermez  les  yeux  1... 

Ces  paroles  étranges  me  frappèrent 
plus  que  je  ne  puis  le  dire.  Je  demeurai 
haletant,  sans  \ûi\,  les  regards  fixés 
sur  cet  homme  singulier,  et  sur  mon 
père  qui  ne  répondait  rien,  ne  se  dé- 
tendait pas,  s  abandonnait  et  m'aban- 
donnait a\  ec  lui. 


Puis,  dans  un  mouvement  irrétléchi. 
je  saisis  la  main  de  l'abbé  Donabelle 
et  je  la  portai  à  mes  lèvres,  comme 
si  les  mots  qu'il  venait  de  pro- 
noncer avaient  déjà  fait  de  lui  mon 
sauveur... 

Je  ne  dormis  pas  de  toute  la  nuit  :  au 
matin,  jinsistaipour  qu'on  meconduisît 
sans  letard  au  lieu  dont  avait  parlé 
l'abbé.  Mon  père  me  dit  que  nous  de- 
vions l'attendre  avec  patience,  car  il 
avait  promis  de  nous  amener  une 
chaise  et  de  me  conduire  lui-même  au 
petit  cimetière  Saint-Médard.  Il  arriva 
en  effet  sur  les  neuf  heures,  exalté, 
couvert  de  sueur  et  de  poussière,  et  il 
m'embrassa  à  dix  reprises  avec  de 
grandes  exclamations. 

Malgré  les  précautions  des  porteurs, 
je  souffris  affreusement  pendant  tout  le 
trajet.  Chaque  secousse  renouvelait 
ma  douleur  et  me  transperçait,  pour 
ainsi  dire,  la  jambe  de  mille  aiguilles. 
11  me  fallait  beaucoup  décourage  pour 
ne  pas  me  plaindre  et  pour  continuer 
ma  route.  Mais  je  souffrais  en  silence, 
et  presque  avec  joie.  Nous  traversâmes 
le  pont  Notre-Dame,  lîle  du  Palais  et 
le  Petit  Pont,  puis  nous  montâmes  la 
rue  Saint-Jacques.  A  mesure  que  nous 
avancions  dans  la  rue  Mouffetard,  la 
foule  devenait  plus  dense.  Des  car- 
rosses, des  chaises  et  des  fiacres  se 
heurtaient  au  milieu  des  injures  des  co- 
chers, des  exclamations  des  porteurs  et 
des  cris  des  malades.  L'abbé  Donabelle 
me  dirigeait  dans  cette  confusion  le 
mieux  du  monde.  Il  donnait  le  bras  à 
mon  père  et  causait  a\ec  lui.  violem- 
ment, selon  sa  coutume  :  je  n'entendais 
pas  ses  paroles,  mais  seulement  quel- 
ques mots  qui  revenaient  toujours  dans 
ses  propos  et  qu'il  prononçait  a\ec  em- 
phase :  Conslilulion.  Propositions, 
fcsitiles,  Appel,  Infaillihililé. 

Soudain  la  chaise  s'arrêta  et.  par  les 
\itres.  j'aperçus  la  populace  qui  me 
regardait  avec  des  chuchotements  cl 
des  gestes  de  pitié.  Je  compris  quj 
nous  allions  arriver  et  je  me  sentis  une 


68 


LE     MANUSCRIT     DE     M      DE     LAUTHIERE 


grande  émotion  en  même  temps  qu'une 
confiance  infinie  dans  la  bonté  de 
Dieu.  Mon  cœur  battait  si  fort  qu'il 
soulevait  ma  poitrine  :  je  récitai  par 
deux  fois  touteslesprièresque  je  savais, 
pais  j'attendis  tranquillement,  malgré 
la  chaleur  accablante. 

L'abbé  Donabelle  donna  Tordre  à 
mes  porteurs  de  reprendre  leurs  bâtons 
et  de  le  suivre.  Grâce  à  sa  haute  taille. 
à  quelques  coups  de  coude  et  plus  en- 
core à  ses  paroles  pleines  d'autorité,  il 
parvint  à  nous  percer  un  chemin  :  d'ail- 
leurs ma  vue  était  faite  pour  attendrir 
les  plus  insensibles  et  il  suffisait  de  je- 
ter un  coup  d'œil  sur  mon  visage  pour 
se  convaincre  c^ue  ce  n'était  point  une 
vaine  curiosité  qui  m'amenait  en  ce 
lieu.  Nous  arrivâmes  ainsi  dans  le 
petit  préau  qui  contenait  la  fameuse 
pierre  tombale  du  diacre  Paris.  L'abbé 
me  saisit  brusquement  et  me  prit  dans 
ses  bras.  Nous  approchâmes  et  c'est 
alors  que  je  vis  un  spectacle  extraordi- 
naire que  je  puispeindre  encore  aujour- 
d'hui dans  tous  ses  détails,  malgré  le 
temps  écoulé,  et  que  je  n'oublierai  sans 
doute  jamais. 

Dans  un  coin  de  la  cour  où  nous 
nous  trouvions,  une  vingtaine  d'estro- 
piés ou  de  malades  baisaient  la  terre, 
agenouillés  quand  ils  le  pouvaient,  ou 
accroupis,  ou  couchés  tout  du  long  sur 
le  sol.  Un  vieillard  paralytique,  la 
bouche  tordue,  les  yeux  vagues,  gisait 
sur  la  dalle,  immobile,  comme  un  mort: 
il  était  à  demi  enveloppé  dans  un  drap 
qui  semblait  un  linceul,  et  de  sa  main 
saine  il  faisait  de  continuels  signes  de 
croix.  Auprès  de  lui,  debout,  une  jeune 
fille  écumait,  pâle,  maigre,  les  bras  au 
ciel,  claquant  continuellement  des  dents 
et  murmurant  des  prières.  ICllc  était 
prise,  à  de  certains  moments,  de  grands 
frissons  qui  la  secouaient  des  pieds  à  la 
tète  :  SCS  rcgardss'cnflammaient  comme 
si  cllevoyait  quelque  spectacle  mer\eil- 
leux,  puis  elle  tombait,  inanimée,  les 
jambes  raidies,  sans  un  souflle.  1 -es 
femmes    qui   I  enlnuraicnl    s;iisissiiicnt 


alors  avec  leurs  ongles  un  peu  de  terre 
et  lui  en  frottaient  les  mains,  jusqu'à 
ce  qu'elle  poussât  un  grand  cri  déchi- 
rant et  qu'elle  revînt  à  elle. 

L'abbé  Donabelle  regardait  tous  ces 
êtres  effrayants  comme  un  homme 
accoutumé  à  les  voir  de  près  et,  quand 
le  paralytique  eut  été  retiré  de  dessus 
la  pierre  tombale,  il  demanda  qu'on  la 
lui  abandonnât  un  instant,  pour  qu'il 
pût  m'y  déposer.  Il  me  serra  contre  sa 
poitrine  :  je  semblais  tout  petit  dans  ses 
grands  bras.  Mon  père  me  saisit  la 
main  et,  les  yeux  levés  au  ciel,  il  tomba 
à  genoux  à  côté  de  moi. 

Il  se  fit  un  grand  silence.  J'adressai 
au  ciel  une  brûlante  prière  et  j'eus  la 
ferme  conviction  que  j'allais  être 
exaucé.  J'étais  en  proie  à  une  ivresse 
extraordinaire,  comme  si,  dans  ma 
poitrine,  une  flamme  était  descendue, 
et  je  n'éprouvai  plus  aucune  douleur. 

Mon  père  et  l'abbé  se  relevèrent  et, 
d'une  même  voix,  me  dirent  que  j'étais 
transfiguré.  Mais  ils  me  défendirent 
d'essayer  de  marcher  comme  je  voulais 
le  faire.  Je  revins  en  chaise  par  le 
même  chemin.  Aussitôt  rentrés,  ils 
regardèrent  mon  genou  :  on  pouvait  le 
touchersans  me  faire  souffrir.  L'énorme 
abcès  avait  diminué  de  moitié.  Le  len- 
demain, je  pus,  avec  quelcfue  précau- 
tion, remuer  la  jambe  et  je  fis  jouer 
l'articulation,  encore  un  peu  faible... 
Deux  jours  plus  tard,  je  marchais  et 
j'allais  moi-même,  avec  labbé  Dona- 
belle, remercier  Dieu  sur  le  tombeau 
sacré  du  F)it.'nhcureu\  Paris. 


Je  n'entreprendrai  point  de  conter 
pai"  le  menu  ce  qui  m  advint  par  la 
suite,  car  ce  sei^ait  iaii^e  le  fastidieux 
l'écit  d'une  vie  monotone.  Après  cette 
guérison  miraculeuse,  je  sentis  mon 
âme  déliniti\  ement  ti'ansformée  et  je 
compris  que  la  piété  et  la  crainte  de 
Dieu  duxaicnl  cire  désoi mais  les   uni- 


LK     MANUSCRIT     DE     M.     DE     I.AUTHIEKE 


t,L) 


c'est    alors    utIE    JIC    VIS    UN    SPECTACLE    EX  T  RAOR  I  )I  N  A  1 1-' K 


70 


LE     MANUSCRIT     DE     M.     DE     LAL'THIERE 


ques  soucis  de  mon  cœur.  Je  ne  rentrai 
pas  au  collège  et  mon  père  pria  l'abbé 
Donabelle  demenseigner  le  latin,  ainsi 
qu'un  peu  d'histoire  et  de  mathéma- 
tiques. L'abbé  était  un  très  médiocre 
précepteur,  non  qu'il  fût  ignorant, 
mais  parce  qu'il  était  préoccupé  jusqu'à 
l'obsession  de  ses  propres  affaires, 

11  consacrait  un  tiers  de  sa  leçon  à 
expliquer  avec  moi  une  page  de  Cicé- 
ron,  de  Sénèque  ou  de  Tertullien,  puis 
il  jetait  les  livres  classiques  et  il  me 
montrait  ce  qu'il  avait  écrit  la  veille  ou 
le  matin  même  sur  les  grandes  feuilles 
jaunes,  qui  m'avaient  tant  intrigué 
jadis.  Dans  les  premiers  temps,  je  ne 
compris  rien  à  tout  ce  grimoire,  et  la 
Bible  en  hébreu  m'eût  semblé  plus 
facile  à  lire.  Mais,  grâce  a  ses  commen- 
taires et  aux  progrès  de  mon  esprit, 
les  points  de  théologie  qu'il  discutait 
avec  une  âpreté  pointilleuse  me  devin- 
rent tout  à  fait  familiers  et  je  pus  m'en 
entretenir  avec  lui. 

Cicéron  fut  alors  abandonné  défini- 
tivement et  nos  leçons  entières  se  pas- 
sèrent à  disserter  sur  les  maux  de 
l'Eglise,  Port-Royal  et  la  Constitution 
L'mgenitus.  L'abbé  revenait  sur  le 
passé  :  il  me  contait  l'histoire  de  M.  de 
Saint-Cyran,  puis  celle  des  Solitaires, 
puis  les\iolences  honteuses  du  feu  Roi 
et  la  destruction  du  Saint  Monastère. 
Les  miracles  passaient  l'un  après  l'autre 
sous  mes  yeux  éblouis,  et  il  me  mon- 
trait comment  Dieu,  après  a^oir  secouru 
la  véritable  Eglise,  la  seule  qui  eût 
conservé,  dans  toute  sa  beauté,  le 
dogme  et,  dans  toute  leur  pureté,  les 
mœurs  des  premiers  siècles,  par  la  ma- 
gnifique guérisonde.MargucritePérier, 
la  nièce  de  l^ascal,  lui  avait  encore 
une  foi?  témoigné  une  éclatante  pro- 
tection, quand  II  a\  ait  écouté  les  piièrcs 
de  ceux  qui  avaient  imploré  le  l'icn- 
heurcux  Paris. 

Il  prenait  alors  un  \ieux  numéro  des 
Nouvelles  ecclésiastiques,  dans  lequel 
était  relatée  avec  de  grands  détails 
mon   hibldire   cl   il    me    la    lisait  d  une 


voix  si  touchante  que  je  ne  pouvais 
m'empêcher  de  verser  des  larmes,  sur- 
tout quand  il  répétait  par  deux  fois  la 
dernière  phrase  de  l'article,  un  ^•erset 
de  l'Évangile  de  saint  Jean  qui  s'appli- 
quait à  tous  ceux  qui  nous  avaient 
persécutés  et  qui  avaient  eu  le  triste 
courage  de  nier  les  bienfaits  de  la 
Providence  : 

—  Cette  Lumière  était  la  véritable, 
qui  illumine  tout  homme  venant  dans 
le  monde.  Le  monde  a  été  fait  par  elle, 
mais  le  monde  ne  l'a  point  connue. 

De  pareilles  leçons  se  terminaient, 
comme  vous  pouvez  le  penser,  par  des 
prières  ferventes.  Nous  entonnions  un 
cantique  et  nous  élevions  vers  Dieu 
nos  cœurs  reconnaissants.  Dans  ces 
minutes-là,  je  sentais  que  j'aimais  véri- 
tablement l'abbé  Donabelle  et  que  je 
lui  pardonnais  facilement  ses  bizarre- 
ries et  l'inégalité  de  son  humeur, 
rs'était-ce  pas  lui  qui  m'avait  enrôlé 
dans  l'armée  des  vrais  chrétiens  et  qui 
m'avait  conduit  sur  le  chemin  de  la 
\érité  et  du  salut)... 

C'est  ainsi  que  je  grandis  et  que  je 
devins  un  homme  :  quand  j'eus  vingt- 
cinq  ans,  mon  père  m'abandonna  sa 
charge  de  Trésorier  de  l'extraordinaire 
des  guerres.  Ce  travail  m'occupa  sans 
me  fatiguer  et  me  permit  de  vivre  très 
retiré  du  monde,  n'ayant  d'autre  souci 
que  le  soin  de  mon  salut,  les  devoirs 
de  la  religion  et  l'affection  dont  j'entou- 
rais mon  père.  Il  n'avait  alors  que 
65  ans,  mais  il  paraissaitplus  vieux  que 
cet  âge.  Au  mois  de  juillet  de  l'année 
17S1,  il  fut  frappé  d'une  congestion 
qui  m'inquiéta  fort.  Mais  il  se  releva, 
semblable  en  apparence  à  ce  qu'il  était 
auparavant. 

C]e  n'était  qu'un  court  répit  :  le 
jg  janvier  de  l'année  présente,  comme 
je  rentrais  vers  les  quatre  heures,  je  le 
trouvai  en  proie  à  une  \  iolente  sur- 
excitation. Notre  laquais  essayait  en 
\  ain  de  le  calmer  et  de  le  peisuader  de 
se  mettre  au  lit.  Il  se  plaignait  de  mille 
douleur.-^  et  prolérail.  au  milieu  de  ses 


LE     MANUSCRIT     DE     M.     DE     LAUTllIERE 


gémissements,  des  mots  sans  suite. 
Puis  il  se  le\a.  j^orta  les  deux  mains  à 
son  iVont,  lit  a  i^rands  pas,  en  chance- 
lant, le  tour  de  la  chambre  et  brusque- 
ment, s'abattit  en  arrière,  livide  et 
glacé. 

Je  me  précipitai  sur  lui,  muet  d'épou- 
vante; le  laquais  m'aida  à  le  hisser  sur 
son  lit.  Je  le  frictionnai  de  toutes  mes 
forces;  je  tentai,  en  lui  entrouvrant  les 
lèvres,  de  lui  faire  avaler  quelques 
gouttes  d'un  cordial  sou^"erain.  Enfin, 
au  bout  dune  heure,  il  revint  à  lui,  me 
regarda,  me  parla,  se  plaignit  et  m'or- 
donna d'aller  chercher  sur-le-champ 
l'abbé  Donabelle,afin  qu'il  put  se  con- 
fesser. L'instant  d'après,  l'abbé,  qui 
était  heureusement  chez  lui,  entrait  et 
s  enfermait  avec  mon  père.  Un  cjuart 
d'heure  ne  s'était  pas  écoulé  que  je 
recevais  Tordre  de  courir  àSaint-Jean- 
en-Grève,  notre  paroisse,  pour  y  deman- 
der les  sacrements. 

Je  fis  en  courant  le  trajet,  qui  n'était 
pas  long,  je  ne  songeais  à  rien,  tant 
j  étais  inquiet  et  malheureux. 

Notre  église  était  à  peu  près  déserte, 
à  cause  de  1  heure  a\  ancée  de  1  après- 
midi.  Je  m  adressai  à  un  bedeau  qui 
me  conduisit  à  la  sacristie  et  alla 
quérir  sur-le-champ  le  \  icaire  de  se- 
maine. 

Celui-ci,  à  qui  j  expliquai  brièvement 
ce  que  je  voulais,  ne  parut  pas  d'abord 
me  comprendre;  il  me  fit  répéter  deux 
fois  les  mêmes  questions,  s'entortilla 
dans  des  phrases  confuses  et  inintelli- 
gibles, et  enfin,  avec  mille  démonstra- 
tions de  politesse,  il  me  lit  asseoir  à 
côté  de  lui  et  me  força  de  lui  dire  mon 
nom  et  ma  profession;  je  sentis  la 
colère  qui  m  aveuglait  et  j  en  vins  à 
penser  qu'il  était  fcm. 

—  Jesuis  M.  Lauthièrc  de  \'cspérille, 
répondis-je  pour  le  faire  taire,  et  mon 
père  est  à  l'agonie.  11  a  été  frappé  à 
l'instant  d'une  attaque  de  paralysie. 

—  Ah!  très  bien!  très  bien!...  chu- 
chota-t-il  en  passant  sa  langue  sur  ses 
lèvres...    mais,  dites-moi    d'abord    s'il 


s'est  confessé  et  quel   est   son   confes- 
seur... 

Cette  dernière  et  in\  raisemblable 
exigence  me  confondit  :  je  levai  les 
épaules  et  mon  impatience  trop  con- 
tenue éclata  : 

—  Que  \ous  importe':  Mon  père  est 
un  parfait  chrétien;  puisqu  il  réclame 
les  sacrements,  c'est  qu'il  s'est  con- 
fessé. N'est-ce  pas  votre  devoir  devons 
hâter?' 

Le  Porte-Dieu  eut  un  sourire  qui 
m  exaspéra  : 

—  Je  vois,  fit-il  d'un  ton  perfide, 
que  vous  refusez  de  me  dire  le  nom  du 
confesseur... 

Cette  dernière  impertinence  passait 
les  bornes  de  l'imaginable. 

—  Quand  je  vous  aurai  dit  que  c'est 
l'abbé  Donabelle,  en  serez-vous  plus 
avancé?  Et  vous  faut-il  quelque  chose 
encore > 

Le  large  ventre  du  vicaire  se  sou- 
leva à  ces  mots  et  sa  bouche  s'ou\rit 
dans  un  indécent  éclat  de  rire  : 

—  Fort  bien,  fort  bien,  dit-il  en  ha- 
letant, je  vous  entends  et  \  ous  pou\ez 
\  eus  vanter  de  ne  pas  parler  à  demi- 
mot.  L'abbé  Donabelle!  Parfaitement! 
On  ne  saurait  mieux  trouver  :  l'auteur 
de  tous  les  libelles  jansénistes,  le  bras 
droit  de  l'évèque  de  Montpellier,  l'an- 
cien correspondant  de  Quesnel,  l'écri- 
vain des  Nouvelles  ecclésiasliqiics,  l'in- 
trigant le  plus  intrigant,  l'hérétique  le 
plus  hérétique  de  toute  cette  clique 
infâme,  le  soutien  le  plus  fort,  le 
théologien  le  plus  subtil,  le  disputeur 
le  plus  audacieux,  le  logicien  le 
plus  dévergondé...  \oilà  un  plaisant 
confesseur!... 

11  s'an-éta,  changea  de  ton  et.  quit- 
tant le  persillage,  il  ajouta: 

—  Que  \  olre  pèic,  Monsieur,  meure 
comme  il  a  \écu,  avec  l'assistance  de 
l'abbé  Donabelle.  L'Eglise  ne  peut 
rien  pour  lui  :  là  où  il  n'y  a  pas  de  sou- 
mission, il  n'y  pas  de  sacrements  à  cs- 
pérei-.  Je  ne  lui  porterai  pas  le  \  iatique, 
ni  l'extrcme-onction. 


LE     .MANUSCRIT     DE     .M.     DE     LAUTIIIKfîE 


Cette  dernière  phrase  tomba  sur  moi 
comme  la  foudre.  Je  n'avais  rien  com- 
pris aux  divagations  du  vicaire  sur 
l'orthodoxie  de  mon  ancien  précepteur, 
et  j'étais  très  loin  de  pressentir  l'hor- 
reur d'une  pareille  conclusion.  Main- 
tenant j'avais  tout  oublié  et  je  ne  voyais 
que  ce  fait  implacable:  mon  père  allait 
mourir  sans  sacrements,  sans  prières, 
comme  un  pa'fen. 

Je  fis  deux  fois  le  tour  de  la  sacristie, 
en  proie  à  une  indignation  et  à  un  dé- 
sespoir que  rien  ne  peut  peindre,  puis 
je  me  retournai  pour  essayer  de  tléchir, 
au  moins  par  mes  larmes,  le  vicaire.  Je 
portai  tout  autour  de  moi  des  regards 
égarés.   11  a\ait  disparu. 

La  nef  de  Saint-Jean  était  sombre  : 
pourtant  j'aperçus  dans  une  petite 
chapelle  un  prêtre  qui  priait.  Ce  n  était 
point  le  vicaire  :  je  m'avançai,  ou  plu- 
tôt je  me  précipitai  vers  lui  et  je  lui 
demandai,  de  porter  à  mon  père  les 
sacrements.  Je  n'en  dis  pas  plus  long 
et  j'attendis,  la  gorge  serrée,  sa  réponse. 
A  ma  grande  surprise,  car  je  m'atten- 
dais à  toutes  les  résistances,  il  ne  fît 
aucune  difficulté,  dit  qu'il  allait  passer 
rue  des  Arcis,  puis  qu'il  reviendrait 
à  l'église  chercher  les  huiles  saintes 
il  prit  son  manteau  dans  un  confes- 
sionnal et  me-suivit,  sans  un  mot,  par 
les  rues.  11  marchait  dun  pas  saccadé 
et  son  visage  fin  et  dur  était  baissé 
vers  les  pavés,  entre  lesquels  passaient 
quelques  tr)uffes  d  herbes. 

Mon  père  me  regarda  avec  des  yeux 
où  se  lisait  la  plustouchantereconnais- 
sance.  Le  prêtre  s'approcha  de  son  lit 
et  lui  demanda  fort  poliment  de  ses 
nr)uvelles,  puis  il  s'assit  et  m'invita  à 
en  faire  de  même,  disant  qu'il  avait  le 
devoir  d'interroger  mon  père  et  que 
la  présence  de  quelque  témoin  ét;iit 
nécessaire. 

—  Etes-vous  jansénister  fit-il  brus- 
quement. 

—  Nullement,  répondit  mon  père 
d'une  voix  presque  assurée,  étant  né 
5QyS  le  règne  du   feu    roi   en    i6x6,je 


suis  trop  jeune  pour    avoir  pu  adhérer 
aux  erreurs  du  Jansénisme. 

L'abbé  fit  un  geste  d'approbation  : 
cette  phrase  lui  avait  plu.  Il  continua 
son  interrogatoire  plus  posément  et 
dit  presque  avec  douceur  : 

—  Vous  considérez  donc  comme  des 
démoniaques,  des  impies  et  des  sacri- 
lèges tous  ceux  qui,  avec  l'aide  de  Sa- 
tan, par  des  mômeries  et  des  convul- 
sions, ont  tenté  de  faire  croire  que 
Dieu  était  descendu  sur  la  tombe  de 
l'hérésiarque  Paris  en  permettant  à  sa 
dépouille  de  faire  des  miracles. 

Cette  phrase  épouvantable  fut  pro- 
noncée très  vite,  comme  une  formule 
sue  d'avance.  Je  fis  involontairement 
un  geste  de  bras,  tant  j'étais  trans- 
porté d'indignation.  Mais  en  face  de 
cette  agonie,  je  me  maîtrisai.  Mon 
père  leva  un  doigt  de  la  main  droite  et 
il  articula  nettement,  mais  d'une  voix 
plus  faible  cjunn  souffle: 

—  Par  l'intercession  souveraine  du 
Bienheureux  Paris,  mon  fils  ici  pré- 
sent, François  Lauthière  de  X'^espérillc 
a  été  guéri,  lan  i  731,  d'un  mal  incura- 
ble à  la  jambe.  |  ai  rendu  grâces  au 
ciel  de  ce  miracle  éclatant  :  comment 
pourrais-je  le  renier  aujourd  hui'r  Je 
ne  suis  pas  théologien,  mais  j'aime 
mon  fils  et  je  ne  le  considérerai  jamais 
comme  un  sacrilège.  Dieu  s'est  mani- 
festé, pour  mon  bonheur,  sur  la  tombe 
du  diacre  de  Paris.  Qu'il  en  soit  béni 
à  jamais  :  ce  n'est  pas  sur  le  seuil  du 
sépulcre  que  je  prononcerai  des  men- 
songes et  que  je  blasphémerai  le  Sei- 
gneur, en  oubliant  ses  bienfaits... 
Voilà  ce  que  j'ai  à  vous  diie. 

L'abbé,  d'un  mouvement  brusque, 
fit  remonter  son  manteau  sur  son 
épaule,  puis  il  darda  sur  mon  père  mo- 
ribond un  (cil  narquois  et,  allongeant 
la  main  sur  le  lit,  dans  un  geste  de 
bénédiction  dérisoire  : 

—  Vous  êtes  héiélique.  dit-il  à 
haute  \oix,  que  la  miséricorde  de 
Dieu  \ous  soit  en  aide!  Je  ne  puis  rien 
pour  vous. 


LE     MANUSCRIT     DE     M.     DE    LALTIMKRE 


Il  sortit  et  je  ne  le  \is  pas  sortir.  Je 
demeurai  immobile,  paralysé,  muet, 
sans  sentiment,  sans  pensée,  sans  re- 
marquer même  Taltération  étrange  qui 
s'était  manifestée  depuis  quelques  ins- 
tants sur  les  traits  de  mon  pauvre  père. 
Les  paroles  si  fermes  et  si  belles  qu'il 
venait  de  prononcer  n'avaient  été  que  le 
dernier  éclair   de   son   esprit,    que    la 


partir  ainsi,  voyageur  indigne  qui  ne 
se  purifie  pas  avant  le  voyage,  qui  ne 
craint  pas  la  colère  de  son  Hôte  di\  in, 
qui  ne  sait  pas  assez  le  respecter  pour 
se  présenter  devant  lui  autrement  que 
lavé  de  toutes  les  souillures  de  la  vie. 
de  toute  la  fange  du  chemin?-  J'avais 
assisté  bien  des  fois  à  la  magnifique 
cérémonie  par  laquelle  le  prêtre  donne 


IL    s  Al'I'KOCUA    Dli    SON     LI  r    1-T     lA  I     D     .MANDA     liE    SES    NOL  VtLLl.S 


lueur  suprême  du  leu  de  sa  vie.  Il  fal- 
lait maintenant  que,  pièce  à  pièce,  lam- 
beau par  lambeau,  tout  ce  qu  il  y  avait 
en  lui  d'ailé  et  de  lumineu.x  tombât 
s'éteignît,  s  enfouît  pour  jamais  dans 
l'abîme. 

Mais,  je  le  répète,  je  ne  pensais  à 
rien  de  ce  que  j'exprime  maintenant, 
dans  la  tranquillité  silencieuse  de  mon 
cachot.  Je  ne  faisais  que  songer  déses- 
■pérément  à  l'attitude  infâme  de  ce 
prêtre,  qui  \  oulait  que  mon  père  mou- 
rût sans  bénédictions  et  sans  espérance. 
N'était-ce  pas  mourir  deux  fois  que  de 


au  mourant  les  onctions  saintes;  je 
m'en  rappelais  tous  les  détails  et  j'en 
repassais  toutes  les  beautés?  Et  c'était 
l'homme  que  j'aimais  le  plus  au  monde 
qui  allait  être  pri\  é  de  cette  immortelle 
consolation. 

11  y  avait  dans  une  pareille  idée 
quelque  chose  de  si  affreux  que  je  ne 
pou\ais  me  résigner...  Sans  prendre 
mon  chapeau  et,  hélas!  sans  même  re- 
garder mon  père,  je  sortis  en  hâte  et  je 
me  mis  à  courir  par  les  rues,  vers  un 
but  que,  dans  ma  folie,  je  ne  connais- 
sais pas  moi-même. 


74 


LE     MANUSCRIT     DE     M.     DE     LAUTHIERE 


Je  me  souvins  vaguement  que,  en  de 
pareilles  matières,  le  Parlement  était 
compétent  :  je  l'avais  entendu  dire  je 
ne  sais  où,  je  ne  sais  quand.  Je  repris 
ma  course  de  plus  belle.  Les  passants 
se  détournaient  sur  mon  passage  et 
les  cochers  me  criaient  des  injures  dans 
les  oreilles.  Une  horloge,  au-dessus  de 
ma  tête,  sonna.  Quelle  heure  était-il 
doncr  Le  jour  et  la  nuit  se  confon- 
daient pour  moi.  11  était  six  heures  et 
demie. 

Six  heures  et  demie  :  j'eus  incons- 
ciemment un  éclat  de  rire  convulsif  et, 
à  haute  voix,  sans  souci  de  tous  ceux  qui 
m'entouraient,  je  criai  : 

—  Toute  la  Basoche  est  en  train  de 
diner...  il  n'y  a  pas  de  justice  à  pareille 
heure  ! 

C'était  vrai  :  mon  père  pouvait  ago- 
niser, râler  et  mourir,  mourir  comme 
un  chien,  sans  prières!  Pourquoi  un 
des  Messieurs  du  Parlement  abrège- 
rait-il  pour  si  peu  de  chose  le  temps  de 
son  dîner  >  J'avais  la  ressource  d'arpen- 
ter Paris  dans  tous  les  sens  et  d'entrer 
dans  toutes  les  églises  :  les  vicaires 
avaient  des  ordres  et  me  demanderaient 
le  billet  de  confession  que  je  n'avais 
pas.  L'abbé  Donabelle  était  janséniste; 
j'avais  été  guéri  par  le  diacre  Paris.  11 
ne  nous  était  pas  permis  de  prier  Dieu 
et  de  mourir  dans  notre  Un  1 

Tous  ces  mots,  sans  suite  et  sans 
!ien,  tourbillonnaient  en  moi,  comme 
poussés  parle  souffle  d'un  ouragan.  Et 
e  continuais  à  marcher,  à  marcher  tou- 
jours. Ltais-je  loin  de  notre  maison, 
sur  la  place  de  Grève,  au  Palais,  au 
faubourg  Saint- An  toi  ne  ou  à  Chaillot)... 
Les  portes  cochères  filaient  à  droite 
et  à  gauche,  enfouies  dans  l'ombre,  et 
les  rues  étaient  calmes  et  désertes.  Je 
ne  frôlais  plus  les  jupes  des  femmes  en 
passant...  Soudain  je  m  arrêtai,  je 
m'orientai,  je  regardai  le  nom  d'une 
rue,  et,  comme  si  je  savais  encore  ce 
que  je  faisais,  je  m'engouffrai  sous  un 
grand  porche  et  j'a\isai  un  Suisse 
majestueux,    doré   et    hallebarde,    qui 


se    promenait    en    fumant    une  pipe   : 

—  Je  voudrais  voir  l'Archevêque. 
C'était  à    l'Archevêché   en  effet  que 

ma  promenade  m'avait  mené,  car  le 
délire  a,  lui  aussi,  une  raison.  C'était 
dans  cette  maison  que  vivait  le  seul 
homme  qui  pût  me  veniren  aide  et  qui 
pût  d'un  mot  adoucir  le  sort  de  mon 
père. 

Ma  perruque  était  de  travers,  mes 
yeux  dardaient  des  éclairs,  mes  bas 
poudreux  tombaient  sur  mes  talons  et 
mes  souliers  n'avaient  plus  déboucles, 
je  n'avais  point  de  chapeau  et  le  collet 
de  mon  habit,  déchiré,  laissait  échap- 
per les  flots  d'une  chemise  en  dé- 
sordre... 

Le  Suisse  me  toisa  :  ma  vue  aurait 
effrayé  les  plus  braves  : 

—  Que  voulez-vous,  fit-il  avec  le  ton 
d'un  chien,  avez-vous  une  lettre  d'au- 
dience > 

Son  arrogance  m'excita:  je  m'appro- 
chai, je  me  plantai  devant  lui,  et,  d'un 
seul  coup  : 

—  Non,  murmurai-je  très  vite,  je  n'ai 
pas  de  lettre  d'audience.  Mais  dites 
seulement  à  votre  archevêque  qu'il  est 
un  misérable... 

Et  je  répétai  trois  fois,  au  paroxysme 
de  la  fureur;  et  en  cle\ant  à  mesure  la 
voix  : 

— ■  Un  misérable'....  un  misérable  1... 
un  misérable  !.. . 

Puis  je  sortis  en  ajoutant  (qui 
saura  jamais  rendre  compte  de 
toutes  les  folies  qu'un  homme  peut 
commettre"-)  : 

—  Je  suis  le  chevalier  Laulhière  de 
Vespérille... 


Un  abattement  absolu  succéda  à 
celle  surexcitation.  Je  ne  gesticulais 
plus  et  j'allais  mon  chemin,  sans  hâte, 
comme  si  ce  n'était  point  l'iniquité  des' 
hommes,  mais  la  justice  de  Dieu  qui 
m'avait  poussé  sur  celle  route.  Quand 
je  rentrai    rue  des   .\rcis,  ce  qui  cle\ail 


Lli     MANUSCRIT     DK    M      DK     LAUTllIKRE 


75 


advenir  était  arrivé:  mon  père  était 
mort  et  le  laquais  en  larmes  me  conta 
son  agonie,  qui  a\ait  été  douce  et 
sereine.  Devant  le  malheur  accompli, 
j'oubliai  ma  colère  et  je  m'agenouillai, 
devant  le  cadavre  auguste. 

L'abbé  Donabelle  ne  tarda  pas  à 
venir  prendre  place  à  mon  coté.  Je 
n'eus  point  l'idée  même  de  lui  parlei, 
et  il  ne  m'interrogea  pas. 

Ah:  qui  dira  la  beauté,  la  gran- 
deur, et  l'espoir  infini  de  la  prière 
qui,  de  mon  âme,  monta  vers  le  trône 
de  Dieu!  Celui  pour  qui  les  juge- 
ments des  hommes  ne  sont  que  des 
fétus  de  paille  et  leurs  condamnations 
que  des  paroles  jetées  au  vent.  Celui-là 
sans  doute  m'aura  entendu  et  il  aura 
recueilli  les  vœu.x  de  mon  cœur, 
comme  le  soleil  pompe  l'eau  limpide, 
quand  l'orage  est  passé. .. 


Vers  deux  heures  de  la  nuit,  tandis 
que  j'étais  toujours  immobile,  auprès 
du  lit  de  mort,  on  vint  m'arrcter.  Je 
n  en  fus  pas  surpris... 

Aie  voilà  depuis  cinq  mois  à  la  Bas- 
tille et  je  n'obtiens  aucune  justice.  Le 
Parlement  est  en  exil,  l'église  est  bou- 
leversée, en  proie  aux  dernières  con- 
vulsions. La  Révolution  qui  emportera 
dans  ses  tourbillons  la  Monarchie  et  la 
France  approche  à  pas  lourds,  que  l'on 
entendauloin...  Et,  pendant  ce  temps, 
à  Versailles,  insoucieux  de  la  Foi,  de 
la  Justice  et  de  Dieu,  notre  roi,  Louis 
le  Bien-Aimé,  ne  songe  qu'à  remplacer 
la  Pompadour  par  la  Morphise,  la 
courtisane  par  la  fille  publique!... 
Ayez  pitié.  Dieu  tout-puissant! 

Louis  DE   Pkéaldeau. 


FRANÇAIS    EN    CHINE 


Dans  un  opuscule,  La  Véritable 
Chine,  qu'il  fit  paraître  à  Shanghaï, 
en  igoo,  Ou  Tsong-Lien,  Tundes  meil- 
leurs diplomates  chinois,  aujourd'hui 
premier  secrétaire  de  la  légation  de 
Chine  à  Paris  et  ancien  contrôleur  gé- 
néral de  l'Etat  à  la  Compagnie  des 
chemins  de  fer  de  llankcou-Pékin, 
écrit  : 

La  mauvaise  direction  de  l'industrie,  les  mal- 
versations qui  se  produisent  dans  les  finances, 
le  désordre  qui  existe  parmi  les  fonctionnaires 
et  l'insuffisance  de  l'enseignement  sont  les 
moindres  soucis  de  l'empereur.  Ce  qui  le  préoc- 
cupe particulièrement,  c'est  que  la  Russie  le 
menace  au  Nord  par  l'annexe  de  \'ladivostock 
et  l'établissement  du  chemin  de  fer  transsibérien, 
la  France  au  Sud  par  l'occupation  de  l'Annam  et 
du  Tonkin,  et  le  royaume  britannique  par  l'oc- 
cupation de  la  Fiirmanie. 

Ces  trois  puissantes  nations  poursuivent  ac- 
tivement leur  colonisation,  sous  prétexte  de 
créer  des  débouchés  pour  leurs  marchandises. 
V.n  réalité  elles  gardent  chacune  une  arrière- 
pensée  et  visent  un  seul  but  :  celui  de  saisir  la 
première  occasion  favorable  pour  étendre  leurs 
colonies  aussi  loin  que  possible. 

Les  préoccupations  que  prête  à  son 
empereur  le  diplomate  chinois  sont  un 
peu  tardives.  Le  chemin  de  fer  transsi- 
bérien est  aujourd'hui  terminé  (nous  le 
verrons),  et  ce  n'est  plus  à  Vladivos- 
tock  que  sont  les  Cosaques  davant- 
garde,  mais  à  Port-Arthur  et  à  Niou- 
tchouang,  sur  la  frontière  du  Pe-tchi-li. 
Ce  n'est  plus  par  la  !)irmanie  que  l'An- 
gleterre veut  pénétrer  la  masse  du  Cé- 
leste ICmpire;  lord  Curzon,  le  vice-roi 
de  rinde,  qui   n'avait  semblé  accepter 


cette  très  haute  charge  que  pour  réali- 
ser le  vieux  rêve  de  la  jonction  des  val- 
léesde  l'Iraouadi  et  du  Yang-tse-Kiang, 
a  avoué  la  difficulté  quasi  surhumaine 
d'une  pareille  tâche;  cette  tâche  équi- 
vaudrait, en  effet,  d'après  le  voyageur 
Colquhoun  (un  Anglais)  à  franchir 
sept  ou  huit  fois  les  Alpes  !  C'est  par  la 
mer  que  «  Celle  qui  règne  sur  les  flots  » 
comme  dit  la  vieille  chanson,  veut  for- 
cer les  portes  disloquées  du  pays  jaune, 
c'est  par  Shanghaï  et  Yang-tse-Kiang, 
c'est  par  le  Pe-Lchi-li.  Quant  à  l'occu- 
pation de  l'Annam  et  du  Tonkin,  c'est 
aujourd  hui.  pour  nous,  de  l'histoire 
coloniale  ancienne;  ces  pays  sont 
français,  et  l'empereur  de  Chine  n'a 
plus  sujet  d'en  avoir  souci. 

Si  ce  chef  d'Etat  se  préoccupe  vrai- 
ment de  la  marche  des  étrangers  sur 
ses  territoires  héréditaires,  c'est  la 
Mandchourie  cl  les  Russes,  le  (2han- 
Toung  et  les  Allemands,  la  vallée  du 
'^  ang-tse-Kiang  et  l'Angleterre,  la  po- 
litique japonaise,  enfin,  qui  doi\ent 
surtout  lui  donner  des  veilles. 

Tels  sont,  à  vrai  dire,  les  termes  ac- 
tuels de  la  question  chinoise. 

Où  Tsong-Lien,  en  bon  diplomate, 
auia  voulu  nous  cacher,  même  en  écri- 
\  anl,  une  partie  de  sa  pensée  ;  s'il  nous 
parle  de  \Tadi\  ostock.  de  la  Birmanie 
et  de  l'Annam,  c'est  pour  n'avoir  pas  à 
nous  parler  de  la  .Mandchourie,  du 
Selchouang,  des  Allemands  et  des 
Japonais.    Du  moins,  dans   ses  pages. 


RUSSES     ET     FRANÇAIS     EN      CHINE 


faut-il  puiser  l'aveu,  par  un  haut  fonc- 
tionnaire chinois,  de  la  révolution  qui 
vient  de  se  produire  en  Chine.  Il  y  a 
un  siècle,  combien  peu  devait  préoccu- 
per l'empereur  de  Pékin  les  faits  et 
gestes  des  Anglais,  des  Français,  et  de 
Napoléon  l"  lui-même  !  Aujourd'hui, 
la  longtemps  fameuse  muraille  de  Chine 


nouvelle  que  les  Russes  ne  parlaient 
plus  d'évacuer  la  Mandchourie.  et  un 
autre  fait,  dont  on  a  parlé  à  peine,  le 
retour  du  lieutenant  de  vaisseau 
llourst,  chargé  d'une  longue  mission 
sur  le  haut  Yang-tsé-Kiang,  a  rappelé 
notre  attention  sur  l'œuvre  française 
dans   cette  \-allée,   cœur    de   l'empire. 


A     IIAN-KEOU 


LA    BERGE    DU    YANO-TZË-KI A  NG    AUX    BASSES-EAUX 


n'est  plus  qu'un  but  pour  touristes,  et 
nos  Européennes  y  promènent  leurs 
ombrelles:  c'est  vraiment  le  symbole 
d  une  l'évolution  dont  nos  descendants 
verront  bien  mieux  que  nous  et  l'im- 
portance, et  les  conséquences  cachées, 
et,  peut-être,  les  dangers  lointains. 

Que  la  question  chinoise  se  résume, 
à  l'heure  que  j'écris,  dans  les  tei-mes 
donnés  plus  haut,  des  éxénements  tout 
récents  viennent  d'en  fournir  des 
preuves  nouvelles. 

Nous  avonsencore  lesoreilles  pleines 
du  tintamaire  plaisant  qui  éclata  dans 
la    presse    œcuménique,   à    la    gi-anclc 


Ces  événements  feront  le  sujet  de  cette 
causerie  familière.  V^olontaircment,  je 
ne  dirai  rien,  ni  des  efforts  japonais, 
sur  quoi  les  projets  d'augmentation  de 
la  flotte  du  Mikado  viennent  de  jeter 
une  lumière  nouvelle,  ni  sur  les  efforts 
allemands,  vraiment  remarquables  et 
inquiétants  en  Chine,  et  qui  méritent 
une  étude  particulière,  ni  même  sur  les 
intrigues  politico-commerciales  des 
.\nglais.  Je  me  bornerai  à  ce  sujet 
suflisamment\astc  :  Russes  et  Français 
en  Chine. 

De  tout  temps,  les  grands   Etats  se 
sont  entourés  d  un  cercle  de  demi-pos- 


RUSSES     ET      FRANÇAIS     EN     CHINE 


sessions,  territoires  sous  leur  dépen- 
dance plus  ou  moins  complète,  et  dont 
lannexion  n'était  retardée  que  par  des 
motifs  d'opportunité...  ou  de  force 
majeure.  Mazarin  avait  fait  son  roi 
Protecteur  de  la  Ligue  du  Rhin;  Napo- 
léon I"  avait  entouré  son  empire  des 
royaumes  vassaux  de  Hollande,  de 
Westphalie.  d"Italie  et  d'Espagne.  De 
nos  temps,  les  Etats  européens  multi- 
plient, autour  de  leurs  possessions 
lointaines,  et  les  protectorats,  et  les 
zones  d'influence,  et  les  territoires  à 
bail.  C'est  un  vieux  procédé  de 
conquête. 

La  Mandchourie  est,  virtuellement. 
une  demi-possession  de  la  Russie. 

Qu'elle  soit  comprise,  et  à  un  degré 
tout  spécial,  dans  la  sphère  d'influence 
russe,  cela  a  toujours  été  universelle- 
ment concédé  .  soit  par  la  diplomatie 
officiellement,  soit,  de  manière  moins 
solennelle,  par  les  organes  de  l'opinion 
publique.  Mais  où  le  désaccord  se  pro- 
duisit, ce  fut  lorsque,  au  moment  de 
l'insurrection  des  Boxeurs,  la  r<ussie 
fut  amenée  à  prendre,  à  titre  extraor- 
dinaire, des  mesures  conservatoires. 
La  situation  normale  rétablie,  il  parut 
nécessaire  aux  autres  puissances,  que 
la  Russie  supprimât  ces  précautions 
exceptionnelles  et  revint  au  satu  quo 
cinte.  Mais  la  question  se  posa  desavoir 
s'il  s'agissait  purement  et  simplement 
de  faire  disparaître  les  conséquences 
et  les  traces  d'un  état  de  guerre  mo- 
mentané, ou  de  porter  atteinte  à  un 
état  de  fait  particulièrement  favorable 
à  la  Russie.  Sur  celte  question,  amis  et 
ennemis  de  la  Russie  répondirent  dif- 
féremment. 

Quant  au  gou\erncmenl  du  tsar,  il 
s  engagea,  le  ><  avril  igoj.  à  rendre  à 
la  Chine,  en  .Mandchourie,  le  libre 
exercice  des  dioits  administratifs  et 
sou\  erains,  comme  avant  l'occupation 
du  pays  par  les  troupes  russes.  L'ar- 
ticle 2  stipulait,  sauf  le  cas  de  troubles 
quelconques  ou  d'obstacles  causés  par 
la  conduite  des  autres    puissances,  de 


quelle  manière  se  ferait  l'évacuation. 
En  six  mois,  évacuation  de  la  rive 
droite  du  Liao-ho;  dans  les  six  mois 
suivants,  évacuation  du  reste  de  la 
Mandchourie  méridionale  et  de  la  pro- 
vince de  Kirin;  dans  les  six  mois  sui- 
vants, évacuation  de  la  province  du 
Nord. 

Ainsi  donc,  toute  la  Mandchourie 
méridionale  et  centrale  aurait  dû  être 
évacuée  le  8  avril  dernier  :  le  14,  la 
place  de  commerce  de  Niou-tchouang, 
sur  la  rive  gauche  du  Liao-ho.  était 
occupée  encore.  Le  correspondant  du 
Times  télégraphiait  alors  de  cette  ville  : 

Il  n'v  a  rien  de  changé  ici  depuis  ma  der- 
nière visite,  qui  remonte  à  six  mois,  sinon 
que.  dans  l'intervalle  la  Russie  a  resserré  son 
étreinte  sur  la  Mandchourie.  C'est  le  8  que  les 
Russes  auraient  dû  restituer  Niou-tchouang  à  la 
Chine.  Cependant  les  Russes  sont  tranquille- 
ment en  pleine  possession-occupation,  le  dra- 
peau russe  flotte  tranquillement  sur  la  douane. 
les  Russes  perçoivent  tranquillement  l'impôt 
sur  les  maisons,  administrent  la  ville  indigène, 
font  la  police  du  district,  et  le  temple  élevé  au 
centre  de  la  concession  étrangère  est  iranquil- 
lemrnt  occupe  par  les  soldats  russes. 

Aussitôt,  deux  puissances  prirent 
feu,  les  Etats-Unis,  l'Angleterre.  Le 
département  d'Etat,  à  Washington, 
renouvela  à  la  Chine  un  mémorandum 
de  1901  sur  l'inconvénient  que  les 
Etats-Unis  verraient  à  ce  qu'elle  fit 
une  cession  de  territoire  à  un  Etat 
étranger;  le  11  mai,  lord  Cranborne 
annonça  à  la  Chambre  des  communes 
que  l'Angleterre  avait  fait  à  la  Russie 
des  (I  communications  amicales  »,  le 
gou\ernement  russe  répondit  tranquil- 
lement (pour  employer  rad\erbe  cher 
au  correspondant  du  Times)  i;  qu'il  s'en 
tenait  à  son  engagement  d'évacuer  la 
.Mandchourie,  bien  que  l'évacuation  ait 
été  temporairement  retardée».  Comme, 
de  plus,  il  déclarait  expressément 
((  qu'il  n'avait  pas  l'intention  de  prendre 
aucune  mesure  tendant  à  exclure  les 
consuls  étrangers  ou  à  priver  le  com- 
merce étianger  de  l'usage  des  ports  », 
l'Angleterre  et  les  l^tats-Unis  se 
luient...      Ils     recommenceront      leurs 


RUSSES     ET     FRANÇAIS     EN     CHINE 


protestations  à   la    prochaine  dépêche 
du  correspondant  du  Times. 

Pendant  ce  temps,  la  Russie  s'impa- 
tronise  en  Mandchourie. 

C'est  que  le  traité  d'évacuation  du 
8  avril  1902,  qui  a  surpris,  bien  à  tort, 
tant  de  gens,  et  qui  leur  a  fait  se  de- 
mander si  la  Russie,  sous  Nicolas  II, 
oubliait  le  mot  de  Nicolas  I"'  :  Là  où 
le  dt  npL\iii  russe  j  été  une  fois  arboré,  il 
ne  peut  plus  être  descendu,  c'est  que  ce 
traité  donnait  au  contraire  à  cette 
puissance  les  clefs  de  la  maison. 

D'abord,  il  laissait  intact  le  droit  de 
protection  de  la  voie  ferrée  accordé  à 
la  Russie  en  1896.  Or,  la  Mandchourie 
est  formée  d'immenses  massifs  inha- 
bités, entre  lesquels  serpentent  des 
vallées  populeuses,  où  sont  à  la  fois 
et  les  centres  économiques  et  les  routes. 
Les  lignes  de  l'Est  chinois  et  du  Sud 
mandchourien  suivent  forcément  ces 
vallées.  Il  en  résulte,  selon  l'ingénieuse 
remarque  de  M.  II.  Bidou,  que  beau- 
coup des  points  que  la  Russie  deTrait, 
en  \ertu  du  traité  de  1902,  évacuer,  en 
tant  que  villes  mandchouriennes,  elle 
est,  par  ce  même  traité  confirmant 
celui  de  1896,  autorisée  à  les  garder 
en  tant  que  chemin  de  fer.  Il  est  vrai 
que  beaucoup  de  villes,  actuellement, 
ne  sont  pas  sur  la  voie  qui  a  coupé  au 
court.  Les  Russes  remédient  soigneu- 
sement à  cet  état  de  choses  :  un  em- 
branchement sur  Kirin  a  été  commencé 
en  décembre  dei'nier,  et  108  kilomètres 
de  voie  de\aient  être  posés  ce  prin- 
temps. 

C'est  pourquoi  l'éx  acuation  se  borne 
le  plus  souvent  à  un  simple  change- 
ment de  casernement  des  troupes  rus- 
ses :  elles  se  rendent  de  leur  logement 
ancien  dans  la  ville  chinoise  à  leur 
logement  nouveau  dans  la  concession 
russe.  C'est  un  voyage  qui  dure  quel- 
ques minutes.  Un  exemple  :  le  3  jan- 
\ier  derniei-,  une  dépêche  de  Moukden 
annonçait  que  la  remise  des  bâtiments 
impériaux  aux  autorités  chinoises  avait 
commencé.    L  opcralion  se   p(Hirsui\il 


79 

avec  une  conscience  admirable  :  les 
Russes  enlevèrent  jusqu'à  leurs  morts! 
Une  dépêche  du  12  annonçait  que  les 
corps  de  leurs  compagnons  morts 
pendant  l'occupation  avaient  été  solen- 
nellement enlevés  et  transférés  dans  le 
voisinage  de  la  station...  qui,  elle, 
continue  à  être  confiée  à  la  garde  des 
Russes. 

Ainsi,  peu  à  peu,   aux  vieilles  ailles 
mandchoues  du  xv!!""  siècle,  se  substi- 
tuent des  villes  neuves,  des  quartiers 
russes,  en  pierre,  qui  commandent  le 
chemin  de  fer,  et  deviendront  les  cen- 
tres d'activité  d'une  Mandchourie  nou- 
velle. Grâce  à  ces  points  d'appui,  l'in- 
iluence  russe  s'installe  et  s'étend.  Elle 
procède  par  l'école,  par  l'église,  par  le 
musée,  d'abord.  Le  même  jour  qu'on 
annonçait    la     grande    évacuation    de 
Moukden,  nous  apprenions  qu'à  Khar- 
bin,  la  Compagnie  du  chemin  de  1er 
de    l'Est    chinois   (le    transmandchou- 
rien)  venait  de  fonder  une  école  russe 
pour    l'étude    de   la    langue    chinoise. 
L'école,  construite  naturellement  dans 
la  ville  neuve  (la  ville  russe),  est  gra- 
tuite pour  les  employés  du  chemin  de 
fer.  Et  l'inlluence  des  Russes  s'installe 
et  s'étend  aussi  par  leuradministration. 
L'indigène,  avec  les  années,  s'habitue 
à    leur    obéir.    Leurs    consuls,    après 
l'évacuation,  continuent  à  commander. 
Le  «  commandant  du  district  transa- 
mourien  »,   en   résidence   à    Kharbin, 
joue,  depuis  1900,  le  rôle  de  véiitable 
gouverneur  de  la  Mandchourie. 

Enfin,  pour  rester  môme  dans  les 
villes  qui  se  trouvent  éloignées  de  la- 
\oie  ferrée,  les  Russes  usent  de  l'excel- 
lent prétexte  que  leur  fournit  l'article  2 
du  traité  d'évacuation.  Je  veux  parler 
de  I  état  troublé  du  pays  et  de  l'impuis- 
sance manifeste  de  l'administration 
chinoise.  Le  lléau  de  la  Mandchourie, 
ce  sont  les  armées  de  brigands,  les 
hhounkhouses,  qui  n'ont  cessé  de  tenir 
la  campagne  depuis  les  troubles.  Les  (À-)- 
saques  passent  leur  temps  à  se  balti'e 
contre  eux.   X'oici   un  exemple  du  fait. 


8o 


RUSSES     ET     FRANÇAIS      EN     CHINE 


En  octobre  dernier,  700  khounkhou- 
ses  attaquent  la  ville  de  Bodouné,  s'en 
emparent,  brûlent  des  maisons,  font 
prisonnier  le  gouverneur  chinois.  La 
population,  les  commerçants  étaient 
sans  défense  aucune.  Aussitôt,  le  com- 
mandant du  2"  corps  sibérien  envoya 
immédiatement  à  leur  secours  un  déta- 


a  fait  également  couler  beaucoup 
d'encre  inutile)  par  les  Anglais.  Le 
seul  point  délicat  a  été  mis  à  nu  lors 
des  dernières  difficultés  ;  il  a  trait  à 
l'attitude  du  gouvernement  russe,  en 
Mandchourie,  à  l'égard  des  étrangers. 
Il  est  manifeste  que  ceux-ci  sont 
regardés     par    l'administration     russe 


SUR    LE    IIAUI     YANG-TZi:-KIANG    —     UNli    JONQUE 


chemcnt  avec  deux  canons.  Il  fallut  se 
battre.  Les  Kusses  reprirent  la  ville 
repoussèrent  les  /{hoiinlihoiiscs,  prirent 
Jeur  chef  qui  fut  exécuté,  et  délivrèrent 
le  gouverneur  chinois,  qui  fut  rétabli 
par  eux  dans  son  autorité.  Conclusion  : 
une  garnison  russe  fut  laissée  dans  la 
ville,  et  y  restera...  jusqu'à  ce  que  les 
attaques  des  brigands  aient  définiti- 
vement cessé. 

Keslant  donc  dans  les  termes  du 
traité  d'évacuation,  les  Russes,  on  le 
voit,  sont  en  train  de  rendre  leur  occu- 
pation de  la  Mandchourie  aussi  solide 
que  celle  del  l'Egypte  (dont  ré\  aciialion 


avec  défiance.  N'est-on  pas  allé  jus- 
qu'à exiger  d'eux,  pendant  leur  tra- 
\ersée  du  pays,  un  passeport  russe? 
Cette  obligation,  d'ailleurs,  n'a  été 
maintenue  que  quelques  jours.  Le 
Aoroié  Vrcniia^  dans  un  article  du 
]'■'  mai,  expliLiuail  celle  politique: 

Tiiut  Jmmniclpiilitiquc  i-Hii  faisonnc  juste, 
disait  le  journal  russe,  dans  l'Est  eomnie  dans 
l'Ouest,  doit  comprendre  que  la  Russie  n'a  pas 
repoussé  l'aj^ression  des  Ho.xcurset  des  réKidiers 
chinois,  ni  dépensé  des  millions  de  roubles  à 
construire  le  chemin  de  1er  de  la  .Mandchourie, 
pour  que  la  Russie,  qui  touche  nos  possessions 
encore  peu  peuplées  d'Asie,  serve  d'arène  aux 
intri;;iics    des    eiineniis    de    la    Russie.     Toute 


RUSSES      ET     FRANÇAIS     EN     CHINE 


autre  puissance  qui  aurait  fait  la  moitié  de  ce 
que  nous  avons  fait  pour  la  pacification  et  le 
développement  économique  de  la  Mandchourie, 
regarderait  cette  province  comme  sa  propriété 
inaliénable  et  ne  permettrait  à  personne  autre 
d'en  approcher. 

Telle  semble  bien  être  la  politique 
de  la  Russie.  Elle  veut  la  Mandchourie, 


signaler  combien  l'action  politique  du 
Transsibérien,  et  de  son  prolongement 
direct,  le  Transmandchourien,  se  révèle 
chaque  année  davantage  d'une  impor- 
tance plus  grande.  Ce  sont  ces  deux 
rails  qui  ont  donné,  en  Chine,  à  la 
Russie,  toute  son  influence;  ce  sont  eux 
qui     lui    ont     permis    de     réaliser    en 


'«ite       ^ 


"   Le  Petit  Orphelin   '''  îlot  du  yang-t^e-kiang 

(l'^nlrc  llan-Keou  et  Shanfjhai) 


elle  l'aura  ;  ellelatient  déjà.  Seulement, 
il  lui  faudra  user  de  quelque  délicatesse, 
pour  ne  point  exciter  intempestivement 
l'appétit  de  ses  voisins  de  Wei-hai- 
wei  :  les  Anglais;  de  ses  voisins  d'au- 
delàlegolfedu  Pe-tchi-li  :  les  Japonais; 
de  ses  voisins...  d'au-delà  le  Pacifique: 
les  Américains. 

L'annexion  de  la  Mandchourie  n'est 
plus  qu'une  question  de  forme. 

Je  ne  saurais  quitter  cette  question 
de  la  pénétration  russe  en  Asie,  sans 

XVIII.  —  6. 


Extrême-Orient  le  rêve  qu'elle  pour- 
suivit longtemps  vers  les  Afghans  :  la 
poussée  vers  les  mers  libres  d'Asie. 

Des  renseignements  précis  et  récents 
viennent  d'être  publiés  sur  l'état  de  ce 
nouveau  transcontinental,  d'un  côté 
par  M.  Paul  Labbé,  l'un  des  voya- 
geurs qui  connaissent  le  mieux,  as- 
surément, à  cet  heure,  ri'.xtrêmc- 
Orient  russe,  et,  de  l'autre,  par  le 
Comité  du  chemin  de  fer  sibérien.  Je 
rappelle   que   ce  comité,  fondé   le    14 


82 


RUSSES     ET     FRA.XfJAlS     EX     CHINE 


janvier  1893,  par  l'empereur  Alexandre 
III,  et  à  la  tête  duquel  se  trouvait  alors 
le  tsarévitch  Nicolas,  le  tsar  actuel,  a 
dirigé  et  ordonné  tous  les  travaux  re- 
latifs et  à  l'exécution  de  la  voie  et  aux 
entreprises  auxiliaires,  lesquelles  em- 
brassent, à  vrai  dire,  toute  la  coloni- 
sation de  la  Sibérie.  ((  Que  le  Tout- 
Puissant,  disait  le  tsar  à  son  fils,  lors 
de  la  création  de  ce  comité,  vous 
assiste  dans  la  réalisation  d'une  entre- 
prise que  je  prends  grandement  à 
cœur,  tout  comme  les  projets  qui 
devront  contribuer  au  peuplement  et 
au  développement  industriel  de  la 
Sibérie  !   » 

Ce  souhait  du  dernier  tsar  a  été 
réalisé.  La  40*=  séance  du  comité  a  eu 
lieu,  le  15  janvier  dernier,  juste  dix  ans 
après  la  fondation,  comme  l'a  fait  re- 
marquer le  comte  Solsky  dans  son  al- 
locution au  tsar,  qui  n'a  pas  cessé  de 
présider  les  séances;  et  le  résumé  de 
l'œuvre  accomplie  pendant  ces  dix  ans 
est  une  page  vraiment  triomphale. 

Le  Transsibérien  est  aujourd'hui  ter- 
miné sur  toute  sa  longueur,  sauf  la 
ligne  qui  doit  contourner  le  lac  Ba'ikai, 
et  dont  on  espère  achever  la  difficile 
construction  (le  pays  est  des  plus  mon- 
tagneux) a\ant  la  fin  de  1904.  Sa  lon- 
gueur, y  compris  cette  dernière  ligne, 
est  de  5.628  verstes  (une  verste  équi- 
vaut à  1.067  "^-li  son  prix  atteint  un 
total  de  384.604.374  roubles  (le  rouble 
\aut  2  fr.  70).  La  ligne  de  l'Est  chi- 
nois, qui  sert  de  jonction  entre  le 
Transsibérien  et  le  port  de  Vladi\  os- 
tok,  mesure,  a\ec  I  embranchement  de 
Port-Arthur,  2.337  \erstes.  (>ette 
deuxième  ligne  est  aujourd'hui  égale- 
ment terminée,  à  l'exception  du  long 
tunnel  qui  doit  tra\erser  les  Monts 
Khingans:  les  deux  tronçons,  des 
deux  côtés  des  montagnes,  ne  sont 
encore  reliés  que  par  une  voie  pro\  i- 
soire,  à  l'air  libre,  qui  escalade  et  dé- 
gringole péniblemenl,  en  zigzags,  les 
pentes  escarpées. 

Ou  peut  donc  aller  dc'sunnais,  direc- 


tement, de  Paris  à  Vladivostok  et  à 
Port-Arthur;  seul,  le  passage  du  lac 
Baïkal  nécessite  un  transbordement  et 
se  fait  en  traîneau  l'hiver,  en  bateau 
spécial  l'été.  Voici  en  peu  de  chiffres, 
les  avantages  que  prépare  la  pré- 
sente nouvelle  voie  mondiale;  le  trajet 
entre  Londres  et  Shanghaï  par  l'Amé- 
rique exige  30  ou  31  jours  de  \oyage, 
et.  par  la  Sibérie,  seulement  18  1/2; 
celui  de  Shanghaï  à  Hambourg  exige 
37  jours  de  voyage  par  le  canal  de  Suez, 
et,  par  la  Sibérie,  seulement  17  1/2. 
Mais  il  ne  faudrait  pas  que  ces  chiffres 
amènent  le  lecteur  à  s'exagérer  le  rôle 
actuel  et  l'avenir  de  cette  voie  au  point 
de  vue  économique.  Si  les  voyageurs, 
le  plus  souvent  pressés  de  toucher  au 
terme  d'un  long  et  pénible  voyage, 
préféreront  de  plus  en  plus  la  voie 
ferrée,  plus  courte,  aux  lignes  mari- 
times, il  faut  reconnaître  qu'il  n'en 
pourrait  être  de  même  pour  les  mar- 
chandises. On  sait  que  le  transport 
par  mer  est  toujours  le  plus  écono- 
mique. De  plus,  un  train  de  marchan- 
dises peut  parcourir,  sans  frais  excessifs, 
les  10.000  kilomètres  qui  séparent  Vla- 
divostok de  Pétersbourg,  mais  mettra 
toujours  beaucoup  plus  de  temps  qu'il 
n'en  faut  à  un  bateau  pour  se  rendre 
de  Vladivostok  à  Odessa.  Cela  sera 
encore  \  rai,  même  lorsque  sera  achevée 
la  ligne  qui  contournera  le  lac  Baïkal. 
xMais  ces  considérations,  que  les 
journaux  russes  passent  sous  silence, 
ne  doi^ent  pas  nous  faire  oublier  la 
triple  importance  stratégique,  colo- 
niale, économique  (transport  des  voya- 
geurs) du  Transsibérien.  Nous  avons 
\u  que  c'était  grâce  à  ce  chemin  de 
fer  que  la  Russie  occupait  aujoui- 
d'hui  en  Chine  une  situation  prépondé- 
rante. 


\-A  la  l'ranccr 

ICn    Chine,    entre    I  action     iiisse    et 
l'action  Irançaise,  existe  une  cliliérence 


RUSSES     ET     FRANÇAIS     EN     CHINE 


fondamentale  qu'on  ne  saurait  trop 
mettre  en  lumière  pour  répondre  aux 
attardés  qui  accusent  sans  trêve  la 
France  de  ne  rêver  que  plaies  et 
bosses.  Il  y  a  bien  longtemps,  il  y  a  des 
siècles,  dirait-on.  que  >sapoléon  le 
Conquérant  est  mort;  comme  pour 
l'empêcher  de  ressurgir,  un  bloc 
énorme  pèse  sur  son  cercueil,  aux 
Invalides. 

Voici  cette  différence  fondamentale  : 
en  Chine,  l'action  russe  est  en  pre- 
mière ligne  politique:  la  française,  en 
première  ligne  économique.  (Je  néglige 
ici  les  efforts  secondaires  de  notre  di- 
plomatie à  Pékin  :  la  manière  à  recom- 
mander, auprès  des  habiles  ministres 
du  Fils  du  Ciel,  étant  la  politique  du 
fait  accompli.  Les  Allemands  excellent 
dans  cette  politique  ) 

Nos  terrains  d  action,  à  nous  autres, 
sont  le  Vunnan,  qui  prolonge  au  Nord 
les  hautes  terres  du  Tonkin,  et  cette 
vallée  du  Yang-tsé-Kiang  qui,  par  son 
immensité,  sa  fertilité,  son  peuplement, 
mérite  d'être  appelée  la  Chine  propre. 

On  a  eu,  ces  jours  derniers,  de 
mauvaises  nouvelles  du  Yunnan.'((  La 
rébellion,  disait  un  câblogramme  du 
i'^''  juin,  était  maîtresse  de  tout  le  pays 
entre  Yunnan-sen,  qui  est  la  capitale, 
et  la  frontière  de  notre  Indo-Chine; 
les  travaux  du  chemin  de  fer  étaient 
interrompus.  Depuis,  les  communica- 
tions ont  été  rétablies.  Il  ne  faudrait 
pas  croire,  cependant,  que  la  situation 
dans  la  Chine  méridionale  soit  satisfai- 
sante. Depuis  le  commencement  de 
l'année,  les  provinces  du  Kouang-si  et 
du  Kouang-toung  n'ont  cessé  d'être 
troublées.  Le  lo  février,  les  insurgés 
battaient  les  troupes  impériales,  leur 
tuant  cinq  cents  hommes.  Ils  s'atta- 
quaient de  préférence,  comme  dans 
cette  affaire  du  défilé  de  '^i'an-ning,  aux 
convois  d'armes  et  de  munitions;  ainsi 
peuvent  s'équiper  les  recrues  toujours 
plus  nombreuses  qui  répondent  à  l'ap- 
pel des  sociétés  secrètes.  Une  pareille 
agilation,  sur   les  frontières  même  de 


notre  empire,  ne  peut  nous  laisser  in- 
différents. Le  bruit  a  couru,  en  avril, 
dune  intervention  française  dans  le 
Kouang-si.  C'était  un  bruit  maheil- 
lant;  le  Times  lui-même  l'a  dû  démen- 
tir. Nous  voit-on  nous  mettre  à  la 
poursuite  des  nombreux  rebelles  épar- 
pillés dans  les  montagnes  de  deux 
provinces  chinoises,  et  les  traquer 
jusqu'à  l'écrasement  final?  C'eût  été  la 
plus  difficile  et  la  plus  inutile  des  expé- 
ditions coloniales.  Non,  notre  rôle,  en 
face  de  l'insurrection  sans  cesse  renais- 
sante dans  cette  Chine  du  Sud,  qui 
est  notre  voisine,  nous  paraît  claire- 
ment tracé  ;  d'abord,  et  surtout,  sur- 
veiller étroitement  notre  frontière,  la 
préserver  de  toute  attaque,  et,  en  se- 
conde ligne,  nous  maintenir  en  forces 
sur  la  voie  qui  nous  a  été  concédée  de 
cette  frontière  à  Yunnan-sen,  et  que 
nous  sommes  en  train  de  construire. 
Voilà  une  tâche,  bien  précise,  et  dont 
l'exécution  n'est  pas  au-dessus  de  nos 
forces. 

J'appliquerais  volontiers  à  ces  pro- 
vinces chinoises  limitrophes  du  Tonkin 
les  paroles  que  prononçait,  à  propos  de 
rindo-Chine  centrale,  M.  Ribot,  le 
12  mars  dernier,  à  la  tribune  de  la 
Chambre: 

Il  ne  s'agit  pas  de  porter  la  l'esprit  de  con- 
quête, non  !  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  de  i'inié- 
rèt  de  la  France  d'annexer  toujours  à  ses  pos- 
sessions de  nouvelles  zones,  de  nouveaux  terri- 
toires et  d'y  envoyer  des  fonctionnaires  ;  ce 
n'est  pas  du  tout  ma  pensée.  Ce  qui  est  essen- 
tiel, c'est  que  dans  cette  zone  du  bassin  du 
.Mékong,  nous  ne  laissions  s'établir  aucune 
influence  qui  pourrait  contrai'ier  la  nôtre. 

On  ne  saurait  mieux  dire.  La  cons- 
truction du  chemin  de  fer  de  Yunnan- 
sen  et  la  garde  de  notre  vaste  frontière' 
doivent  suffire,  pour  l'heure,  a  notre 
ambition  dans  la  Chine  du  Sud. 

Si  ce  mot  de  '^  unnan  commence  à 
être  connu  chez  nous,  et  si  le  nombre 
augmente,  de  ceux  qui  sa\  ent  que  nous 
avons  par  là  désintérêts  précis,  et  que 
nous  veillons  sur  ces  intérêts,  je  crains 
bien    et     je    crois  bien    qu'il    n'en  est 


84 


RUSSES     ET     P-RANCAIS     EN     CHINE 


pas  de  même  pour  les  vaillants  efforts 
de  nos  nationaux  dans  la  vallée  du 
Yang-tsé-kiang.  Dans  le  même  temps 
que  paraissait  dans  le  Bulletin  du 
comité  de  l'Asie  française  une  lettre 
instructive  adressée  de  Shanghaï  par 
un  des  principaux  membres  de  ce 
comité.  M.  R.  de  Caix,  le  lieutenant  de 
vaisseau  Hourst.  de  retour  du  Se- 
tchouan, et  M.  F.  Caissial.  un  ingénieur 
depuis  plusieurs  années  à  Shanghaï 
(et  à  Tobligeance  de  qui  je  dois  les 
belles  vues  photographiques  qui  illus- 
trent cet  article),  me  signalaient  ces 
efforts,  que  le  succès  commence  à 
récompenser.. 

Shanghaï  est  la  porte  du  Vang-tsé- 
Kiang.  Elle  devient  de  plus  en  plus  la 
métropole  commerciale  de  la  Chine. 
Or,  on  nous  assure  que  notre  situation 
yestbien  meilleure  que nele  laisseraient 
croire,  par  exemple,  les  statistiques 
douanières. 

Une  part  de  plus  en  plus  importante 
du  commerce  français  passe  dans  les 
navires  sur  lesquels  flotte  le  pavillon 
anglais,  l'Union  Jack,  que  le  pavillon 
allemand  commence  d'ailleurs  à  faire 
reculer.  Mais,  nous  apprend  M.  de 
Caix,  les  statistiques  des  douanes 
impériales  chinoises  sont  ((  d'une  admi- 
rable fausseté  ».  Elles  enregistrent  en 
bloc,  sans  aucune  distinction  d'origine 
ni  de  destination,  le  commerce  que  fait 
avec  la  Chine  l'Europe  continentale 
tout  entière.  Par  contre,  elles  mettent 
à  part  le  commerce  avec  l'Angleterre, 
et  avec  un  certain  nombre  de  ports... 
anglais:  Gibraltar.  Malte.  Singapour, 
Hong-Kong.  Toute  marchandise  qui 
arrive  avec  un  connaissement  de  ces 
ports,  est  réputée,  pour  les  douanes 
impériales,  marchandise  anglaise, 
comme  si  cette  administration  ignorait 
que  Singapour  et  Hong-Kong,  par 
exemple,  sont  de  simples  centres  de 
distribution,  des  ports  de  transborde- 
ment où  affluent  les  articles  qui  cir- 
culent entre  la  Chine  et  le  monde 
entier  1  11  faut  ajouter  que  toute  mar- 


chandise qui  arrive  par  bateau  anglais 
(et  ces  bateaux  sont  encore  les  plus 
nombreux) est  également  réputée  mar- 
chandise anglaise.  Et  c'est  ainsi  que 
l'Angleterre  se  vante  de  faire  les  trois 
quarts  du  commerce  du  Céleste  Em- 
pire ! 

L'explication  de  ce  petit  tour  de  passe- 
passe  r  C'est  que  le  directeur  des  douanes 
impériales  chinoises  est  un  Anglais,  sir 
Robert  llart.  auquel  une  existence 
passée  presque  tout  entière  en  Chine, 
et  aussi  une  grande  valeur  personnelle, 
donnent  aujourd'hui,  à  Pékin,  une 
influence  particulière. 

Rétablir,  dans  des  statistiques  ainsi 
((  truquées  )),  la  part  qui  revient  vrai- 
ment à  chacun,  est  tâche  bien  malaisée. 
Je  ne  mettrai  ici  qu'un  seul  fait  en 
relief.  Les  exportations  de  Shanghaï 
attribuées  à  1  Europe  continentale  n  ont 
été,  en  190 1,  que  de  14.600.000  taels 
I  pendant  cette  année,  le  tael  a  valu  en 
moyenne  3  fr.  75).  Or.  l'on  sait  que 
cette  ville,  en  1901.  a  vendu  pour  24 
millions  de  soieries  (soit  71  0/0  de  ses 
exportations),  et  que  la  France  à  elle 
seule  a  absorbé  43  0/0,  de  ces  ventes 
l'Italie,  120/0.  Ainsi,  les  seuls  achats 
de  soie  faits  par  la  France  et  l'Italie  à 
Shanghaï  arriveraient  à  constituer  la 
presque  totalité  des  exportations  de 
Shanghaï,  généreusement  attribuées 
par  les  statistiques  officielles  au  conti- 
nent européen  1  Si  l'on  ajoute  que  la 
France,  de  plus,  achète  à  elle  seule 
pour  2  millions  et  demi  de  francs  de 
soiesde  porc,  pour2millionsde  graines 
de  sésame,  sans  compter  800  tonnes  de 
ramie,  des  peaux,  du  thé,  etc.,  on  se 
convaincra  qu'une  bonne  partie  des 
marchandises  qui,  de  Shanghaï,  s'en 
vont  à  Hong-Kong,  à  Singapour,  ou 
môme  en  .Vngleterre,  d'après  les  comp- 
tes rendus  des  douanes  impériales, 
sont  réellement  destinées  à  l'Europe 
continentale  et,  en  particulier,  à  la 
i'rance. 

Un  autre  signe  \isible  dudé\e!oppe- 
mont  de  notre  influence  à   Shanghaï, 


R  r  s  s  E  s     ET     1'  lî  A N  C  A I  S      K  N      C  1 1 1  .\  l' 


est  la  transf(irmation  de  la  concession 
française.  (  )n  sait  que  nous  possédons 
dans  cette  ville,  à  côté  du  grand  scltle- 
menl  (jadis  anglais  et  devenu  interna- 
tional, quoique  régi,  en  fait,  par  les 
ressortissants  britanniques),  un  terri- 
toire administré  par  nos  autorités  et 
soumis  à  nos  lois.  C'est  pour  notre  co- 


centre  d'approvisionnement  et  de  vente 
de  ISO  millions  d'hommes,  et  où  tran- 
site chaque  année  pour  loo  millions  de 
taëls  de  marchandises,  notre  commerce 
s'emploie  également  à  accroître  sa 
part,  longtemps  congrue.  Ici,  exception 
faite  du  commerce  spécial  que  font  les 
maisons    russes    exportant    du    thé    à 


SUR    l.F,    YANr.-TSlO-KIANG     —     UN    TR\IN     DE    BOIS 


lonie  un  point  d'attache,  un  appui  pié- 
cieux.  Sans  doute  ce  fut  pour  cette 
raison  que  les  Anglais  se  montrèrent 
si  hostiles  lorsque  se  posa,  en  1S9.S.  la 
question  de  l'extension  de  la  conces- 
sion française.  Or,  pendant  longtemps, 
nous  ne  fîmes  rien  de  notre  territoire; 
c'était  simplement  une  ville  chinoise 
de  100.000  habitants,  administrée  par 
des  [«'rançais.  Depuis  peu,  cette  situa- 
tion a  changé.  Nos  commerçants  se 
sont  mis  à  construire,  et  les  entreprises 
de  nos  nationaux  deviennent  chaque 
jour  plus  nombreuses  autoui'  de  notre 
consulat. 

Plus  haut,  sur  le  lieux  e,  à  llan-keou, 


Odessa  et  des  briquettes  de  déchets  de 
thé  en  Sibérie,  nous  occupons  le  se- 
cond rang  dans  les  affaires  de  la  place. 
Nous  ferions,  d'après  les  principales 
maisons  établies  à  Ilan-keou,  35  0/0 
de  ce  commerce,  contre  4=;  0/0  aux 
Allemands  et  S  0/0  aux  Anglais. 

Ceux-ci,  cependant,  ont  été  les  pre- 
miers às'établirdans  la  \  allée  du  grand 
Oeuve.  Leur  rôle  semble,  de  plus  en 
plus,  se  borner  au  transport  des  mar- 
chandises. Encor'e  leur  est-il  disputé 
par  les  Allemands  et  les  Japonais.  La 
fiance,  elle-même,  va  se  metti-e  sur 
les  rangs.  Une  de  nos  grandes  maisons 
de  commerce  de  Shanghaï  aura,  l'année 


86 


RUSSES     ET     FRANÇAIS     EN     CHINE 


prochaine,  un  service  surNing-Po. d'une 
part,  et,  de  l'autre,  un  service  sur  Han- 
keou,  avec  prolongement  par  petits 
vapeurs  sur  I-tchang  . 

Au  delà  d'I-tchang,  c'est  le  lieute- 
nant de  vaisseau  Hourst  qui  sera  notre 
guide. 

M.  Ilourst  n'est  pas  un  inconnu  pour 
les  lecteurs  du  Monde  moderne.  En 
mars  1897,  je  leur  racontais  sa  belle 
exploration  du  cours  du  Niger,  de 
Tombouctou  à  l'embouchure  du  fleuve. 

C'est  un  Anglais,  Archibald  Little. 
qui  eut  le  premier  l'idée  de  faire  fran- 
chir par  des  vapeurs  les  gorges  d'I- 
tchang:  mais  il  lui  fallut  attendre  que 
le  traité  de  Simonoséki.  ait  ouvert  au 
commerce  européen  le  port  de  Tchong- 
King,  pour  que  cette  tentative  pût  être 
faite.  En  1900.  deux  canonnières  an- 
glaises, construites  spécialement  pour 
cette  navigation,  le  Woodcock  et  le 
WoodLirk.;  partirent  de  Han-keou,  et 
parvinrent  le  7  mai  à  Tchong-King. 
L'Allemagnevoulutimiter  cet  exemple. 
Sa  caaonnière,  le  Suihsiang^  quittait 
I-tchang  le  27  décembre  :  quatre 
heures  plus  tard  un  faux  coup  de  barre 
faisait  sombrer  le  ^  apeur  dans  le  ra- 
pide de  Kong-ling.  en  aval  de  Koui- 
hien;  la  moitié  des  passagers  périrent. 
C'est  ainsi  que,  durant  cette  année 
1900,  le  pavillon  anglais  fut  le  seul 
qui  flottât  sur  le  cours  moyen  du 
ileu\e. 

En  octobre  1901,  rO/;;v,  canonnière 
française,  sous  le  commandement  de 
M.  Ilourst,  prenait  à  I-tchang  le  fa- 
meux pilote  anglais  Plant,  s'engageait 
dans  les  rapides,  et  atteignait  Tchang- 
king,  le  13  n<)\embie.  Sa  chaloupe  à 
\apcur,  le  'fa-ln\in_i;\  le  rejoignait  peu 
après,  (nacc  à  une  subvention  de 
100.000  francs,  consentie  par  le  gou- 
vernement de  r!ndo-(>hinc.  M.  Ilourst 
put  s'établir  solidement  à  Tchong- 
King;  la  France  y  possède  désormais 
des  ateliers,  une  caserne,  des  maisons 
pour  ses  officiers.  Le  Ta-lii.mi;  remonta 
le   fleuve  jusqu'à    la    grande    \ille    de 


Soui-fou.  et  reconnut  qu'à  partir  de 
Ping-chan-hsien,  le  fleuve  était  com- 
plètement impraticable,  à  toute  épo- 
que, pour  les  vapeurs.  La  navigation 
serait  même  impossible  pour  les  em- 
barcations indigènes,  à  partir  de  Man- 
tsé.  Sur  le  Yang-tsé-Kiang.  M.  Hourst 
et  les  officiers  qui  l'accompagnaient 
(comme  M.  du  Boucheron,  enseigne 
de  vaisseau),  ont  relevé  et  triangulé, 
de  I-tchang  à  Soui-fou,  62s  milles  de 
rivière.  Grâce  à  eux,  notre  connaissance 
du  bief  moyen  du  Yang-tsé-Kiang,  est 
aujourd'hui   scientifique. 

Le  second  objet  de  la  mission  de 
M.  Hourst  était  l'étude  de  cette  pro- 
vince du  Sé-tchouan,  grande  comme 
la  France, et  dont  les  richesses  minières 
et  agricoles  ont  été  vantées  par  tant 
de  \oyageurs.  L'officier  français  re- 
monta le  Fou-ho,  que  les  cartes  appel- 
lent le  Min.  jusqu'à  Kiating.  Cette 
navigation  fut  très  pénible;  il  fallut 
13  jours  pour  parcourir  175  kilomètres. 
L'0/;^'ne  put  pousser  plus  avant.  Mais 
le  Ta-kiJHo-,  sous  le  commandement 
de  M.  Térisse,  enseigne  de  vaisseau, 
parvint  à  Kiankeou.  qui  n'est  qu'à 
40  kilomètres  de  la  capitale  de  la  pro- 
vince, Tcheng-Tou.  Ce  fut  le  point 
extrême  atteint  par  la  chaloupe  à  va- 
peur française:  on  était  ici  à  3.270  kilo- 
mètres de  la  mer.  M.  Hourst  remonta 
en  jonques  jusqu'à  la  capitale.  Celle-ci 
était  menacée  par  des  bandes  de 
rebelles.  Le  consul  anglais  parlait  déjà 
d'é\acuation.  M.  Ilourst  fut  assez  heu- 
reux pour  préserver  les  chrétiens  de 
l'cheng-  Tou  d'un  massacre  imminent 
(juillet-août    1902). 

I''atigué  par  ces  travaux  continuels, 
il  quitta  Tchong-King, le6  marsdernier, 
et  demanda  à  êtie  remplacé.  M  peut 
eue  satisfait  de  son  teuvre.  Il  a  installé 
notre  influence  au  C(cur  de  la  (>hine, 
il  nous  a  ouvert  le  Se-tchouan,  il  nous 
a  donné  le  moyen  de  sur\eillei"  le 
nord  du  ^  iiniian. 


G 


k. 


RUlNliS     un.    1-  AMPIin  IIEATHE    ROMAIN     1)1-;    MARTIGXY 

LES    FOUILLES    ROMAINES 

DE    MARTIGNY-EN-VALAIS 


Les  touristes  qui  se  rendent  à  Cha- 
monix  par  les  cols  de  la  Suisse,  ou  qui 
se  proposent  d'aller  au  grand  Saint- 
Bernard,  descendent  à  la  station  de 
Martigny. 

Martigny  se  divise  en  Martigny-ville 
et  en  Martigny-bourg,  ayant  chacun 
leur  administration  séparée,  et  bâtis,  le 
premier  sur  l'emplacement  de  Forum 
Claudii,  le  second  sur  celui  d'Octodurus. 
Toutefois,  Octodure  n'était  primitive- 
ment qu'un  vicus  gaulois,  tandis  que 
Forum  Claudii  fut  une  cité  romaine 
assez  importante,  et  ses  habitants,  qui 
jouissaientdudroitde  voter  auxcomices, 
d'être  élus  aux  charges  publiques,  de 
participer  aux  solennités  religieuses  et 
de  servir  dans  les  armées,  pouvaient 
répondre  fièrement  à  qui  s'enquérait  de 
leur  nationalité  : 

—  Civis  rtDUJinis  siiiu  ! 


C'est  vei's  l'année  50  avant  Jésus- 
Christ  que  les  Romains  subjuguèrent 
le  pays  des  N'éragres. 

Fatigué  des    exactions    continuelles 


dont  les  gens  de  négoce  qui  passaient 
le  col  du  Mont-Joux  (aujourd'hui  le 
grand  Saint-Bernard)  étaient  \  ictimes 
de  la  part  de  ces  barbares,  Jules  César, 
qui  venait  d'arrêter  une  deuxième  émi- 
gration des  Melvètes  et  se  trouvait 
alors  en  Gaule,  envoya  chez  les  Véra- 
gres  la  douzième  légion  avec  sa  cava- 
lerie, sous  les  ordres  deSergius  Galba. 
Celui-ci  gagna  Octodure  à  marches 
forcéeset,nonsansavoir  eu  à  guerroyer 
en  chemin,  il  se  retrancha  sur  la  rive 
droite  de  la  Dranse,  dans  l'intention 
d  y  prendre  ses  quartiers  d'hiver,  aban- 
donnant 1  autic  rive  à  des  Gaulois  qui 
jouent  un  rôle  assez  équi\oque  dans 
toute  cette  histoire. 

Certain  jour,  ces  Gaulois  a\aient dis- 
paru, et  de  grand  matin,  des  bandes 
d'indigènes  auxquelles  s'étaient  joints 
les  Séduniens,  autre  peuplade  de  la 
vallée  du  Rhône,  se  précipitèrent  de 
plusieurs  versants  à  la  fois  pour  se 
livrer  à  une  furieuse  attaque  du  camp 
romain. 

La  position  de  la  douzième  légion 
était  des  plus  critiques.  Deux  cohortes 


88 


LES     FOUILLES     ROMAINES     DE     M  A  RT  I  GN  Y-EN- V  A  LAF  S 


en  avaient  été  détachées  pour  aller  oc- 
cuper la  citadelle  des  Nantuates  (Saint- 
Maurice);  en  outre,  le  transport  des 
vivres  retenait  loin  du  camp  une  bonne 
partie  des  hommes  et  presque  tous  les 
chevaux.  Galba,  au  début,  semble  avoir 
perdu  la  tête;  il  se  rangea  néanmoins 
à  l'avis  de  ses  lieutenants,  qui  le  pres- 
saient d'accepter  le  combat;  mais  après 
une  lutte  acharnée  de  quelques  heures, 
les  Romains  étaient  sur  le  pomt  de 
céder,  lorsque  le  centurion  Sextius 
Baculus  et  le  tribun  militaire  Voluse- 
nius  proposèrent  à  leur  chef  de  tenter 
une  sortie  désespérée  et  de  chercher 
leur  salut  dans  la  fuite.  Ce  parti  ex- 
trême sauva  la  situation. 

Les  assaillants,  surpris,  ne  tardèrent 
pas  à  lâcher  pied,  laissant  sur  le  terrain 
une  dizaine  de  mille  des  leurs. 

Non  content  de  les  avoir  à  peu  près 
exterminés,  Galba  incendia  leurs  habi- 
tations, puis  leva  le  camp  et  se  rendit 
dans  le  pays  des  Allobroges  ;  mais  il 


AIONNAII     KN   OU    l)K  I.  ICMI't  KKIU    T.Al  llA   TROl   VKK   A    .MAKIKiNY 


eut  soin  d'établir  sur  les  ruines  fumantes 
d'Octodure  un  poste  militaire  qui  devait 
surveiller  la  contrée  et  qui  devint  le 
novau  d'une  nouvelle  cité. 


Les  Romains,  en  merveilleux  conqué- 
rants qu'ils  étaient,  s'empressèrent  de 
relever  les  murailles  d'Octodure  et  y 
introduisirent  peu  à  peu  leur  langue  et 
leur  civilisation;  toutefois,  ils  aban- 
donnèrent l'ancien  emplacement,  trop 
humide  et  pi'ivé  de  soleil  pendant  un 
mois  d'hiver. 

Sous  le  règne  d'Auguste,  les  quatre 
peuplades  de  la  vallée  du  Rhône  — 
celles  que  nous  avons  nommées  et  aux- 
quelles il  convient  d'ajouter  les  Vibé- 
ricns  dont  parle  Pline  —  essayèrent 
vainement  de  reconquérir  leur  indépen- 
dance. Cette  révolte  fut  promptement 
réprimée;  mais,  comme  le  fait  observer 
avec  beaucoup  de  justesse  le  chanoine 
Bourban.  dans  sa  notice  historique  sur 
Saint-Maurice-d'Agaune, 
((  les  avantages  que  les 
délilés  des  Alpes  offraient 
pour  une  nouvelle  insur- 
rection  à  des  hommes 
dune  valeur  éprouvée, 
forcèrent  l'empereur  à  se 
les  attacher  par  des  bien- 
faits et  à  dorer  leurs  chaî- 
nes ».  C'est  alors  qu'il 
octroya  aux  habitants 
d'Octodure  le  titre  de 
citoyens  romains. 

De  Claude,  ils  obtinrent 
un  marché,  une  de  ces 
foires  périodiques  qui  sub- 
sistent encore  à  l'heure 
actuelle  et  qui  sont  res- 
tées, à  lia\eis  les  âges, 
l'une  des  principales  res- 
sources de  Mai'tigny.  Doté 
cl  un  /oiiiiii  hiKinuni.  (  )c- 
li  uliire  clc\  inl  un  centre 
il  Mumcrcial  très  fréc|ucnlc 
et  ses  iiabilants  marquè- 
rent  leur  reconnaissance 


LRS     l'OUILLES     ROMAINES     DE     M  A  RTIGN  Y-EN- V  A  LAI  S 


a  l'empereur  en  changeant  le  nom 
d'Octodure  en  celui  de  Forum  Claudii 
Vallense. 

Cette  ville  était  des  mieux  situées. 
Adossée  à  unecoUinc  dont  les  ombrages 
servent  de  retraite  à  tous  les  oiseaux 
chanteurs  de  la  création,  alimentée  par 
deux  sources  d'excellente  eau  potable, 
traversée  par  une  rivière  qui  lui  appor- 
tait au  plus  fort  de  la  canicule  un  peu 


pex-,  où  il  prit  un  jour  fantaisie  à 
quelque  disciple  de  Bacchus  d'aller 
dormir  son  dernier  sommeil,  car  on  y 
a  trouvé  naguère,  au  milieu  d'une 
vigne,  une  urne  et  quantité  de  petits 
objets  funéraires. 

Une  voie  romaine,  la  plus  courte, 
d'après  Tacite,  pour  se  rendre  d'Italie 
en  Germanie,  passait  par  Auguste 
Praetoria  (Aoste),  le  Mont-Joux  et  Fo- 


MARTIGNY-VILLE    ET     LA     PLAINE    DES    MORASSES 


de  la  brise  des  glaciers,  elle  était  en- 
tourée de  hautes  montagnes,  aux 
arêtes  vives  formant  une  admirable 
dentelure  sur  un  ciel  d'une  incompa- 
rable pureté. 

Elle  avait  sa  basilique  marchande, 
dont  les  fondations  récemment  décou- 
vertes nous  ont  révélé  les  vastes  pro- 
portions et  la  grandiose  ordonnance, 
et  son  amphithéâtre,  que  le  temps 
et  les  hommes  n'ont  pas  complète- 
ment détruit.  En  face  sétageaient 
alors  comme  à  présent  les  vignobles 
si  réputés  de  Lamarque  et  de  Coquim- 


rum  Claudii,  et  la  borne  militaire  de 
celte  dernière  ville  existe  encore  à  sa 
place  primitive,  dans  une  cave  d'au- 
berge, où  elle  s'est  enfoncée  à  mesure 
que  les  inondations  delà  Dranse  exhaus- 
saient le  niveau  du  sol. 

* 
*    * 

Plus  tard,  — ■  probablement  à  l'épo- 
que où  le  christianisme  triomphant 
arborait  la  croix  du  Labarum  sur 
les  sommets  picsque  inaccessibles  des 
Alpes  Pennines,  —  l'ancienne  capitale 
des  Véragres    reprit  son  picmier  nom 


yo 


LES     FOUILLES     ROMAINES     DE     M  ARTIGN  V-EN- V  ALA'IS 


et  devint  le  siège  des  évêques  du 
\^alais  que  les  débordements  trop 
fréquents  de  la  Dranse  forcèrent,  en 
s8o,  à  se  réfugier  à  Sion.  Leur  départ 
semble  avoir  porté  le  dernier  coup  à  la 
prospérité  d'Octodure.  Toutes  sortes  de 
fléaux  s  abattirent  sur  la  malheureuse 
cité,  et  les  invasions  successives  des 
Allemannes.  des  Huns,  des  Lombards, 
des  Hongrois  et  des  Sarrasins  ne  lais- 
sèrent rien  subsister  de  ce  qui  avaitfait. 


BASILIQUE    PRESUMEE    ET    SES    ABORDS 

durant  neuf  siècles,  sa  gloire  et  sa 
splendeur. 

Au  moyen  âge,  quelques  masures 
vinrent  se  grouper  autour  de  l'amphi- 
théâtre, dont  les  pierres  servirent  à  leur 
construction  et  lorsque,  après  une  ter- 
rible inondation,  la  Dranse.  cette  dan- 
gereuse voisine,  eut  changé  son  cours 
et  se  fut  creusé  un  lit  plus  stable  le  long 
de  la  montagne,  lindustrie  des  forges 
à  martinetssimplantasurses rives el  lit 
appeler  .Marlinié  ou.Martigny  les  deux 
\illages  qui  avaient  remplacé  l'Oclo- 
durus  gaulois  et  le  Forum  Claudii  ro- 
main. 

Désormais  Marligny  fut  une  simple 
seigneurie  des  évoques  de  Si(jn.  admi- 
nistrée par  des  \idames.  el  n  eut  plus 
cl  histoire. 


Les  fouilles  romaines  de  Martigny 
datent  de  1883  et  l'initiative  en  est  due 
à  M.  de  Roten,  alors  directeur  de  l'ins- 
truction publique  du  canton  du  Valais. 

M.  de  Roten  apprit  un  jour  que  de 
nombreux  ustensiles  de  ménage,  de 
I  époque  romaine,  en  bronze  avaient  été 
trouvés  dans  un  défoncement,  à  proxi- 
mité de  Martigny,  et  il  n'eut  pas  le 
temps  d'accourir-  sur  le  lieu  de  ladécou- 
verte  que,  déjà,  la  précieuse  trouvaille 
—  toute  une  batterie  de  cuisine  — 
venait  d'être  acquise  par  le  musée  de 
Genève.  Cette  circonstance  le  décida  à 
entreprendre  sans  délai  des  fouilles  pour 
le  compte  de  I  Etat,  dans  le  but  de  pré- 
venir la  cupidité  des  antiquaires  et  de 
conserver  au  pays  les  trésors  que  son 
sol  recelait,  Il  intéressa  à  ce  projet  la 
commission  archéologique,  puis  gagna 
à  la  cause  des  anciens  monuments  les 
députés  de  son  canton,  ce  qui  ne  fut 
point  chose  facile,  car  ceux-ci,  de 
braves  vigneions  pour  la  plupart, 
étaient  à  ce  moment-là  fort  préoccupés 
parla  menace  d  uneinvasiondun  nou- 
veau genre,  celle  du  phylloxéra,  et  se 
souciaient  aussi  peu  de  leurs  pères  les 
\'éragres  que  de  Galba  et  de  ses 
Romains. 

Les  crédits  nécessaires  obtenus,  M.  de 
Roten  dirigea  lui-même  les  premières 
investigations  sur  un  terrain  apparte- 
nant à  la  Fabrique  de  l'église  paroissiale 
de  Martigny.  lieu  dit  les  Morasses  (de 
nuiijccio,  \ieille  muraille),  et,  détail  à 
noter,  qui  servit  de  campement  aux 
troupes  de  Bonaparte,  lors  du  légen- 
daire passage  des  Alpes,  en  mai  1800. 

On  ne  possédait,  il  est  \  rai.  aucune 
donnée  précise  sur  l'emplacement  et 
retendue  de  la  \  ille  souterraine  qu  il 
s'agissait  d  explorer.  On  savait  seule- 
ment que  le  hibiiuiagc  et  1  irrigation 
des  Morassesélaicnl  lencluslrès  malai- 
sés par  les  crûtes  de  nuii  s  et  les  débris 
de  constructions  auxquels  le  soc  de  la 
charrue  \ enail  à  tout  instant  se  heurter. 


LES     FOUILLES     ROMAINES     DE     MARTI  G  N  Y-EN-VAL  Al  S 


9' 


par  des  affaissements  subits  du  sol  sous 
les  pas  des  bêtes  de  somme  ainsi  que 
par  les  cavités  mystérieuses  dans  les- 
quelles allait  s'engouffrer  et  se  perdre 
Teau  des  arrosages.  A  une  portée  de 
fusil  des  Morasses,  l'amphithéâtre  soli- 
taire et  mutilé  restait  à  demi  enfoui 
sous  les  ronces  et  dans  les  hautes 
herbes  ;      mais      des      considérations 


C'était  un  vaste  espace  rectangulaire 
clos  de  murs,  mesurant  65  mètres  de 
long  sur  34  mètres  de  large  et  divisé  en 
trois  parties  subdivisées  à  leur  tour  en 
plusieurscompartiments.  Une  des  faces 
principales  était  précédée  d'une  colon- 
nade et  une  pièce  de  l'édifice,  que  tra- 
versait un  canal  recouvert  de  dalles, 
avait   conservé    son    hypocauste.    Huit 


I-UACMENTS    DK3 


iTArUI-.S    EN     BRON/K    TROUVEES    A     MARTIGNV 
(Musée  de  Vnicrc,  à  Siori). 


d'ordre  privé  s  opposaient  à  ce  qu'on 
promenât  des  recherches  dans  son 
enceinte  cou\crte  d  une  luxuriante 
\  égétation. 

Le  hasard  fut  ici  le  plus  intelligent  et 
le  plus  providentiel  des   guides. 

C(imme  si  Ion  se  fût  mis  à  l'œuvre 
le  plan  du  b'orum  Claudiià  la  main,  les 
preniiers  coups  de  pioche  portèrent  sur 
les  fondations  d'un  édifice  considéra- 
ble, dans  lequel  certains  archéologues 
ont  cru  reconnaître  la  basilique. 


bases  de  piliers  s  alignaient  dans  l'un 
des  trois  grands  rectanglcset  huit  tom- 
beaux, contenant  chacun  un  squelette 
humain,  leur  faisaient  pendant;  un 
escaliermonumental,  large  de  3  mètres, 
conduisaitd'un  compartiment  à  l'autre, 
et  deux  absidioles  s'adossaient  au  mur 
d'enceinte.  Partout  des  traces  d'incen- 
die et  d'inondation  :  des  cendres,  des 
matières  fondues  cL  pêle-mêle  dans  le 
limon,  des  débris  de  tuiles,  de  \ases, 
de  pierres   taillées,    de    mosa'iques   et 


9-' 


LES     FOUILLES     ROMAINES     DE     M  ART  IGN  Y-EN- VA  LAI  S 


d  inscriptions.  Il  apparaissait  d'une  fa- 
çon évidente  que  ce  temple  ou  ce  palais 
avait  subi  diverses  transformations  et, 
en  maints  endroits,  un  bétonnage  com- 
pact cachait  des  substructions  remon- 
tant à  une  époque  plus  lointaine. 

C'est  sous  un.  pareil  bétonnage,  à 
Textrémité  nord  de  l'édifice  et  à  la  pro- 
fondeur d'un  peu  plus  de  2  mètres  .que, 
le  23  novembre  de  la  même  année,  un 
ouvrier  trouva  les  fameux  bronzes  du 


TKIE    DK    TAURF.Al'    A     lUOIS    CORNES,    TROI'VIÎK    A    MARTIGNY 
(.Musée  de  Valcre,  à  Sion). 


musée  de  V^alère,  découverte  aussi  im- 
portante qu'inattendue,  qui  fut  comme 
un  rayon  de  soleil  sur  ces  ruines  et  sur 
cette  désolation  et  encouragea  magni- 
fiquement les  lra\au\  à  leur  début. 


Une  leçim  d  un  ancien  bré\iaiie  de 
Sion,  citée  par  les  Hollandistes,  nous 
apprend  que  saint  Théodore,  premier 
évéque  d'Octodure,  «  ren\eisa  les 
temples  des  idoles  qui  subsistaient  en- 
core, et  qu'à  la  place  il  éleva  des  autels 


à  saint  Maurice  et  à  ses  compagnons.  )) 
Faut-il  en  conclure  que  l'on  avait  de- 
vant soi  les^estigesdu  temple  sur  lequel 
fut  édifiée  la  première  église  chré- 
tienne d'Octodure,  et,  sous  les  yeux,  les 
idoles  abattues,  brisées  et  honnies  par 
les  disciples  de  'l'héodore?  Il  serait  pré- 
somptueux de  l'affirmer,  bien  que  cette 
hypothèse  soit  attrayante  et  s'appuie 
sur  un  texte  d'une  antiquité  fort  véné- 
rable: les  travaux  qui  suixirent  n'ont, 
du  reste,  pas  élu- 
cidé ce  problème. 
Il  est  à  désirer,  il 
est  même  très  pos- 
sible que  tôt  ou 
tard  une  trouvaille 
analogue  permette 
de  reconstituer  en- 
tièrement ces  sta- 
tues dont  nous  ne 
possédons  que  des 
fragments,  si  ad- 
mirables soient-ils 
et  nous  renseigne 
exactement  sur 
leur  ^'éritable  ori- 
gine. 

Ces  fragments 
sont  au  nombre  de 
six.  C'est  la  jambe 
et  le  bras  d'un 
homme  de  taille 
surhumaine,  une 
main  de  femme, 
une  draperie  quel- 
que peu  archaïsante  et,  enfin,  une 
jambe  et  une  superbe  tête  de  taureau. 
Tous  sont  d'un  fort  beau  style  et  re- 
montent sans  conteste  à  cette  période 
d'épanouissement  de  l'art  romain  qui 
embrasse  le  règne  des  (Césars,  des  Fla- 
viens  et  des  Antonins,  pour  s'arrêler 
\  ers  la  seconde  moitié  du  ir'  siècle  de 
notre  ère. 

On  V  relè\e  des  traces  encoi^e  très 
\isibles  de  dorure,  ce  qui  ferait  sup- 
poser que  ces  statues  se  dressaient 
à  l'intérieur  d'un  édifice,  et  des 
marques   de    coups   de   hache   ou    de 


LES     FOUILLES     ROMAINES     DE    M  ARTIGN  Y- EN- V  ALAI  S 


95 


marteau  prouvent  qu'elles  ont  été  mu- 
tilées à  dessein  et  enfouies  ignomi- 
nieusement. 

Cette  jambe  et  ce  bras  appartiennent- 
ils  à  un  dieu  ou  à  un  césar  déiiié,  à  un 
Apollon  lançant  des  flèches,  comme  on 
l'a  ingénieusement  avancé,  ou  à  un  em- 
pereur en  Jupiter 
tenantsonsceptre, 
brand  issant  son 
foudre  > 

La  main  de 
femme  et  la  drape- 
rie proviennent- 
elles  d'une  déesse 
quelconque,  dune 
Isis  aux  longs 
voiles  dont  le  culte 
s'était  introduit  à 
Rome  en  même 
tempsqu'une  foule 
de  religions  orien- 
tales? L'a\enir 
nous  le  dira  peut- 
être. 

Il  se  pourrait 
aussi  que  le  tau- 
reau, de  grandeur 
naturelle  et  dont 
la  tête  portait 
trois  cornes,  fût 
une  idole,  à  moins 
qu'il  n'ait  fait  par- 
tie d'un  groupe  al- 
légorique décora  n  t 
le  forum  boariuin 
et  représentant  le 
sacrifice  mithria- 
que,  thème  banal 
qu'on  retrouve  sur' 
toute  l'étendue  du 
monde  romain. 

Les  tranchées  de  ces  fouilles  étaient 
comblées  l'année  suivante  et  les  tra- 
vaux ne  furent  repris  qu'en  iXgs-  Oh 
découvrit  alors  une  aile  étroite  et 
allongée,  formée  de  cases  exiguës  et 
adossée  à  hi  façade  principale  du 
grand  édiiicc;  puis  les  recherches 
s'égarèrent,  entre  un   autel    dédié  aux 


divinités  protectrices  des  rues  et  une 
luxueuse  maison  d'habitation,  sur  un 
massif  compact  de  maçonnerie  qui 
pourrait  bien  avoir  été  la  base  d'un 
édicule,  peut-être  d'un  temple. 

Sur  ces  entrefaites,  la  Société  suisse 
des  monuments  historiques,  dont  le  co- 


KRAGAIENT    DK     SIATUn:    KN     bRONZE    IROUVEE    A    MARTIGKV 

(Mliscc  do  Valcrc,  a  Sinn) 


mitéfonctionne  comme  Commission  fé- 
dérale pour  la  conservation  des  antiqui- 
tés monumentales, offrit  son  concours  au 
gouvernementdu\'alaisctfitadoptci"un 
plan  defouillesplus  rationnel, en  rame- 
nant lesrecherchesà  leur  pointdedépart 
et  en  les  concentrant  sur  le  grand  édi- 
iicc dont  le  pourtour, ainsi  que  l'enceinte, 


9  1 


LES     FOUILLES     ROMAINES     DE     M  A  R  TIGN  Y-EN-V  ALA  1  S 


ClIAPIIEAU        ROMAIN     A    MAKI  i  (jN  Y-BOU  KG 
Jupiter  gauli>is  accosté  de  deux  victoires. 

restaient      insuffisamment      explorés. 

Une  seconde  aile,  également  pourvue 
de  cases  et  parallèle  à  la  première,  ap- 
parut à  l'autre  extrémité  du  bâtiment, 
se  prolongeant  sur  une  place  qu'enca- 
drait un  large  mur  coupé  par  un  seuil 
monumental.  Ces  cases,  échoppes,  ma- 
gasins ou  étables,  en  a\  aient  remplacé 
de  plus  anciennes,  mais  identiques 
quant  à  la  forme,  au.x  dimensions  et  à 
la  disposition.  On  les  déblaya  une  à  une. 

1  viles  étaient  encombrées  de  matériaux 
noircis  par  les  caresses  de  la  llammc  et 
sur  lesquels  la  rage  des  démolisseurs 
s'était  c\c\xù(^  à  plaisir  ;  parmi  ces  dé- 


bris, des  amphores,  des  plats  aux 
estampilles  connues,  d'énormes 
dolia,  des  vases,  des  soucoupes 
avec  des  graffiti  ou  des  sujets  de 
chasse  ou  bien  encore  de  gra- 
cieux motifs  empruntés  à  la  flore, 
gisaient  épars  avec  des  objets 
moins  communs  tels  que  des 
fibules,  des  statuettes  \otives, 
une  sonde  de  chirurgien,  un  tin- 
tinabulum,  une  curieuse  garni- 
ture de  corne  d'abondance,  etc. 

On  fit  une  ample  récolte  de 
monnaies  et  même  on  mit  la 
mainsurun véritable  trésorcon- 
sistant  en  dix-neuf  pièces  d'or  à 
l'effigie  de  Néron,  Galba, Othon, 
Vespasien,  Titus  et  Domitien. 

Quelmerxeilleux  portrait  que 
cette  peinture  de  Galba,  de  ce 
noble  Sulpicius  au  profil  de 
vieuxpaysanmadré,  dontle  nez, 
énergiquementaquilin,  lui  avait 
fait,  dit-on,  présager  le  rang 
suprêmeparAuguste,decet  em- 
pereur des  prétoriens,  dont  il  fut 
la  victime,  qui  cachait  sous  un 
masque  d'austérité  une  avarice 
et  une  dureté  qui  le  rendirent 
odieux,  même  après  Néron  !  Ne 
le  devine-t-on  pas  dune  brutale 
ressemblance  > 


Les  fouilles  de  .Martigny  ont 
de  nouveau  subi  un  temps  d'arrêt.  Il  est 
regrettable  que  l'on  n'ait  pas  encore 
terminé  le  déblaiement  du  J'onim  qui 
précédait  le  grand  édifice  —  basilique, 
bourse  ou  caserne  —  ce  qui  nous  eût 
peut-être  livré  la  clef  de  l'énigme. 

Ces  lieux  ont-ils  été  foulés  par  les 
pas  des  légionnaires  :  li.istjli^  principes 
et  triarii  au  casque  d'airain,  à  la  lonc.i 
reluisant  comrnedes  écailles  de  serpent  : 
veliles  affublés  de  peaux  de  bêtes,  lan- 
ceurs de  dards,  archers  et  frondcurs> 
Ont- ils  vu  les  solennels  iiu.i!i;ini/'cti, 
porteurs  de  l'image  du  prince  et  lesma- 
jcslucuN  iquilifci  /.gardiens  des  aigles  ? 


LES     FOUILLES     ROMAINES     DE     M  A  RTI  GNY-E  N-V  AL  AI  S 


95 


Ces  portiques  ont-ils  été  assiégés  par 
la  foule  des  gens  d'affaires  ou  des  pro- 
meneurs oisifs  qu'exploitaient  les  usu- 
riers et  les  changeurs,  qu'amusaient 
les  bateleurs  et  les  charlatansr 

Les  voûtes  de  la  grande  abside,  dont  on 
a  pu  sui\re  la  trace  sous  des  construc- 
tions plus  récentes,  au  nord  de  l'édifice, 
ont-ellesentendules  périodesfleuries  de 
quelques  fameux  rhéteurs  de  l'époque  > 

Le  cadre  de  ce  travail  nous  interdit 
de  nous  livrer  à  ce  sujet  à  une  disser- 
tation qui  friserait  le  pédantisme,  tout 
en  laissant  la  question  au  même  point. 
Ajoutons  néanmoins  que  certains  dé- 
tails relevés  à  l'intérieur  de  l'édifice  et 
sa  disposition  générale  excluent  toute 
idée  de  temple,  mais  que  l'hypothèse 
d'une  église  chrétienne  élevée  sur  les 
fondations  du  bâtiment  primitif  est 
fort  acceptable.  Rien  ne  s'oppose  à  ce 
que  cette  église  ait  été   construite  en 


bois  et  qu'elle  ait  eu,  partant,  une  du- 
rée plus  éphémère  que  la  basilique. 
Ainsi  se  trouverait  confirmé  le  récit  des 
Bollandistes. 

La  restauration  du  château  de  la 
Bâtiaz,  qui  commande  la  plaine  de  Mar- 
tigny  et  qui  a  remplacé,  croit-on,  une 
vigie  romaine —  le  poste  militaire  laissé 
sur  ses  pas  par  le  lieutenant  de  César 
—  est  chose  décidée.  Souhaitons,  dans 
l'intérêt  de  la  science,  qu'elle  ne  fasse 
pas  perdre  de  vue  les  fouilles  romaines, 
c'est-à-dire  l'exploration  complète  et 
méthodique  de  la  basilique  présumée 
et  de  ses  abords;  puis  celle  de  l'amphi- 
théâtre, improprement  appelé  le  Vivier, 
ce  témoin  irrécusable  de  la  civilisation 
à  la  fois  raffinée  et  barbare  imposée 
par  Rome  aux  peuples  qu'elle  avait 
soumis. 

Joseph  Morand. 


ciiatk.m; 

1)1-;   i.A 

haï lAZ 


LE   LION 


Quand  il  écrivait  sur  le  roi  du  désert  les  hgnes  qu'on  lira' ci-dessous,  Bufi  ox 
ne  se  doutait  giière  qu'elles  serviraient  tin  jour  de  prétexte  à  la  plus  originale 
des  illustrations.  L'interprétation  qu'en  a  donnée  le  fin  crayon  de  La  Nézièrc 
amusera  d'autant  plus  qu'elle  contraste  singulièrement  et  de  la  plus  amusante 
façon  avec  la  gravité  du  texte  du  grand  naturaliste. 


L'extérieur  du  Lion   ne  dément  point   ses  grandes  qualités 

intérieures   :    il    a    la    figure    imposante, 

le  regard     assuré,    la   démarche    fière,    la 

voix   terrible. 

•?• 
-?-       -?* 

Sa    taille    n'est    ni  lourde  comme  celle 

de      l'hippopotame     ou      du      bœuf,      ni 

trop  ramassée 

^    ^^^^^"'fK:^-^.^^^"'^    ^^^^^  comme     celle 


...ni  trop  allongée,  ni  déformée  par  des  inég-alités  comme  celle  du 
chameau. 

Mais  elle  est,  au  contraire,  si  bien  prise  et  si  bien  propor- 
tionnée que  le  corps  du  Lion  parait  être  le  modèle  de  la  force  jointe  à 
1  agilité.  Cette  grande  force  musculaire  se  marque  en  dehors  par  les 

sauts    et    les 
bonds  prodi- 
gieux  que  le 
lion     fait     aisé- 
ment,    par    le 
m  o  u  \  e  m  e  n  t 
brusque  de  sa  queue  qui  est  assez 
forte   pour  terrasser    un' homme, 
par   la    facilité  a\  ec  laquelle  il  fait 
mouvoir    la    peau   de   sa    face    et 
sui-tout    celle    de    son    front,    ce    qui 

ajoute    beaucoup    à    la    physionomie  ^^'^^^^^'^ 

ou     plutôt     à     Te.xpression     de      sa 
fureur. 


XVIII.  —  7. 


Chez  le  Lion,  toutes  les  passions,  même  les  plus    douces,   sont 

excessives. 

-?- 
-?-      -?- 

La  Lionne,  naturellement  moins  forte,  moins  courageuse  et  plus 

tranquille  que  le  Lion,  de- 
vient terrible  dès  qu'elle  a 
des  petits;  elle  cache  ses 
lionceaux  dans  des  lieux 
très  écartés  et  de  difficile 
accès,  et  lorsqu  elle  craint 
d'être décou\erte,  elle  cache 
ses  traces  en  retournant 
plusieurs  fois  sur  ses  pas, 
ou  bien  elle  les  efface  avec 
sa  queue,  quelquefois  même 
lorsque... 


ff^&S'^' 


...l'inquiétude  est  grande,  elle  transporte  ailleurs  ses  petits,  et 
quand  on  veut  les  lui  enlever,  elle  devient  furieuse  et  les  défend 
jusqu'à  la  dernière  extrémité. 


On  croit  que  le  Lion  n'a  pas  l'odorat  aussi  parfait,  ni  les  yeux 
aussi  bons  que  la  plupart  des  autres  animaux  de  proie.  On  a  observé 
qu'il  n'é\ente  pas  de  loin. 


*^  /■ 


fc 


Dans  les  déserts  et  les  forêts,  sa  nourriture  la  plus  ordinaire 
sont  les  gazelles  et  les  sinsres. 


11  boit  toutes  les  fois  qu'il  peut  trouver  de  l'eau  :  il  prend  l'eau  en 
lapant,  comme  un  chien,  mais  au  lieu  que  la  langue  du  chien  se 
courbe  en  dessus  pour  laper,  celle  du  Lion  se  courbe  en  dessous,  ce 
qui  fait  qu  il  est  longtemps  à  boire,  et  qu'il    perd  beaucoup   d'eau. 


La  démarche  ordinaire  du  Lion  est  fière,  grave  et  lente,  quoique 
toujours  oblique;  sa  course  ne  se  fait  pas  par  mouvements  égaux, 


mais  par  sauts  et  par  bonds,  et  ses  mouvements  sont  si  brusques 
qu'il  ne  peut  s'arrêter  à  l'instant,  et  qu'il  passe  presque  toujours 
son  but. 

-5-      -?- 

Tant  qu'il  est  jeune  et  qu'il  a  de  la  légèreté,  il  vit  du  produit  de  sa 
chasse. 


Mais  lorsqu'il  devient  vieux,  pesant  et  moins  propre  à  l'exercice 


\\ 


de  la  chasse,  il  s'approche  des  lieux  fréquentés  et  de\  ient  plus  dan- 
gereux poui-  l'homme  et  les  animaux  domestiques. 


§> 


Le 


Lion  devient  doux  dès  qu'il  est  pris.   Sa  chair  est  d  un  goût 


désagréable  et  fort,  on  en  garde  la  graisse  qui  est  d"une  qualité  fort 
pénétrante  et  qui  même  est' de  quelque  usage  dans  notre  médecine. 

BUFFON 


k' 


r^\o 


jvfT^c^î^ 


LES     ROIS     DE     LA    VITESSR 


ARRIVÉE    DE    FOURNIER.     l'"'     DAN3    LA     COIIRSE     PARIS-BFRLIX 


LA    VITESSE    DES     AUTOMOBILES 


Les  tristes  circonstances  qui  ont  en- 
deuillé un  des  événements  les  plus 
considérables  de  l'histoire  sportive,  ont 
fait  couler  beaucoup  d'encre  ces  der- 
nières semaines.  Les  avis  étaient  par- 
tagés et  pouvaient  se  réunir  en  deux 
catégories  nettement  opposées  l'une  à 
l'autre.  La  première  réunissait  les 
ennemis  de  l'automobilisme;  la  se- 
conde leurs  fervents.  Ceux-là  parlaient 
haut  en  exigeant  la  suppression  des 
courses;  ils  avaient  certes  beau  jeu,  le 
triste  atout  de  l'hécatombe  du  24  mai 
était  entre  leurs  mains  une  carte  de 
grande  valeur.  Les  raisonnements  sur 
lesquels  ils  s'appuyaient  n'étaient  d'ail- 
leurs pas  dépourvus  d'une  certaine 
valeur  appaienle.  Ces  courses,  di- 
saient-ils, ne  prouvent  rien  et  n'avan- 


cent à  rien:  d'ailleurs,  les  routes  sur 
lesquelles  on  lance  des  voitures  à  des 
A'itesses  vertigineuses  appartiennent  à 
tout  le  monde,  et  ce  n'est  point  justice 
de  les  mobiliser  pendant  une  journée, 
au  profit  d'une  industrie.  Les  autres, 
plus  modestes,  parlaient  plus  douce- 
ment; ils  n'osaient  élever  la  voix  de- 
vant les  lamentables  événements  de  la 
veille,  et  pourtant  leur  conviction  était 
faite,  car  ils  savaient  que  la  suppression 
des  courses  serait  un  coup  tenible 
porté  aux  constructeurs  de  voilures 
sans  chevaux,  et  1  on  sait  que  ceux-ci 
font  vivre  actuellement,  en  i''rance, 
1  o( i.doi )  oLiv  riers. 

,\uj()urd  hui  le  calme  est  venu  apai- 
sei"  les  espiils;  il  permet  de  voir  plus 
claii-  et  peut-être  plus  juste.  II  est  donc 


LA     VITESSE     DES     AUTOMOBILES 


105 


permis  de  reprendre  la  question  et  de 
voir  s'il  n'y  a  pas  moyen  de  donner 
satisfaction  aux  uns  et  aux  autres,  à 
ceux  qui  ne  veulent  point  qu'on  trans- 
forme nos  grands  chemins  en  un  dan- 
ger public  et  à  ceux  qui  tiennent  à 
conserver  les  épreuves  de  vitesse  entre 
les  concurrents  automobilistes. 

Il  est  hors  de  discussion  que  les 
courses,  telles  qu'on  les  avait  organi- 
sées jusqu'ici,  ne  peuvent  avoir  lieu 
désormais;  ceux  qui  les  autoriseraient 
encourraient  toute  la  responsabilité  de 
faits  qu'une  regrettable  expérience 
vient  de  condamner.  Il  est  même  diffi- 
cile de  comprendre  comment  il  s'est 
trouvé  des  autorités  ayant  eu  le  courage 
de  laisser  partir  deux  cents  voitures, 
très  rapprochées,  sur  des  chemins 
publics,  se  suivant  à  des  vitesses  verti- 
gineuses qu'atteignent  rarement  les 
chemins  de  fer:  et  pourtant,  pour  ceux- 
ci,  tous  les  moyens  de  protection  sont 
prévus  à   l'excès,  sans  pour  cela  qu  on 


puisse  éviter  des  accidents  de  se  pro- 
duire. 

Le  ministre  de  l'Intérieur,  interpellé 
à  la  suite  des  incidents  que  nous  con- 
naissons et  que  nous  rappellerons  plus 
loin,  est  venu  déclarer  à  la  tribune 
qu  il  n'avait  pas  pu  prévoir  que 
les  automobiles  atteindraient  d'aussi 
grandes  vitesses.  Il  était  donc  bien  mal 
renseigné,  puisque  tous  les  essais  anté- 
rieurs avaient  toujours  accusé  des 
vitesses  de  80  et  iio  kilomètres;  on 
avait  même  vu  certaines  voitures  réa- 
liser celle  de  125  kilomètres. 

Le  danger  était  inhérent  à  la  course 
elle-même.  Les  routes  étant  publiques, 
il  était  diflicile  d'empêcher  la  foule  de 
venir  s'y  porter  et,  malgré  toutes  les 
précautions  qu'on  pouvait  prendre,  il 
était  impossible  d'empêcher  les  acci- 
dents de  se  produire.  C'est  même  un 
miracle  que,  devant  les  trombes  folles 
des  voitures  de  courses  sur  les  routes, 
on  n'ait  eu  que  sept  morts  à  déplorer. 


LF.S    Kf)IS     DK     LA     Vlli:SSF 


ARRIVÉE    DE    MARCf:!,    RKNAl'I.T,     l"     DANS     I-A    COURSE 
PARIS-VIENNK 


LA     VITESSE     DES    AUTOMOBILES 


Les  courses  sont  pourtant  néces- 
saires; nous  pourrions  même  dire 
qu'elles  sont  indispensables  à  la  vita- 
lité de  Tautomobilisme.  C'est  grâce  à 
elles  que  cette  industrie  a  pu  se  déve- 
lopper chez  nous  d'une  façon  aussi 
surprenante.  Inconnue  il  y  a  dix  ans. 
elle  est  arrivée  aujourd'hui  à  une  situa- 
tion admirable.  Elle  est  un  des  rares 
exemples  de  progrès  aussi  rapides 
accomplis  dans  les  usines,  pour  une 
spécialité,  en  aussi  peu  de  temps.  On 
sait  d'ailleurs  que  la  France  détient 
pour  ainsi  dire  le  monopole  de  la  fabri- 
cation des  ^'oitures  sans  chevaux.  Sur 
cent  \oitures  en  circulation  dans  tous 
les  pays,  il  n'y  en  a  pas  cinq  de  prove- 
nance étrangère,  et  encore  celles-ci 
sont-elles  toujours  loin  d'atteindre  ce 
perfectionnement  qu'on  peut  admirer 
chez  nous. 

Il  est  donc  de  toute  nécessité  de  ne 
point  laisser  péricliter  une  industrie 
pour  laquelle  tant  d'efforts  ont  été 
dépensés  et  qui  a  été  encouragée  par 
de  si  brillants  succès.  «  Mais,  me  direz- 
vous,  en  quoi  les  courses  importent- 
elles  au  développement  de  l'automobi- 
lisme>  Jamais  on  ne  mettra  entre  les 
mains  d'un  touriste  une  voiture  capable 
de  dévorer  l'espace  à  raison  de  loo 
kilomètres  à  l'heure  ».  Non,  sans 
doute.  .Mais  à  cette  observation,  nous 
répondrons  par  une  comparaison.  Il 
existe  en  I^'rance  des  institutions  contre 
lesquelles  personne  n'oserait  s'éle- 
ver, ce  sont  les  courses  de  chevaux. 
Ceux-ci  réalisent  sur  leurs  pistes  des 
\  itesses  formidables  de  40  et  50  kilo- 
mètres et  pourtant  personne  n'irait 
sur  les  chemins,  promener  son 
coursier  à  des  allures  semblables, 
lu  pnuitant  les  courses  sont  néces- 
saires à  lélevage.  (J  est  grâce  à  elles 
que  les  propriétaires  ont  le  courage  de 
dépenser  des  sommes  élevées  pour 
obtenir  de  beaux  produits,  soit  par  des 
croisements  heureux,  soit  par-  un  en- 
traînement très  soigné.  I^es  pur-san^ 
ainsi    obtenus   servent    à    leur    tour   à 


former  les  chevaux  de  demi-sang  dont 
profitent  dans  une  si  grande  mesure  et 
la  remonte  de  l'armée  et  les  services 
privés. 

Pour  l'automobilisme,  c'est  la  même 
chose.  Les  voitures  de  courses  n'ont 
aucun  rapport  avec  les  voitures  d'usage 
au  point  de  vue  des  services  immédiats, 
mais  celles-ci  découlent  de  celles-là. 
Les  constructeurs  n'hésitent  pas  à  en- 
gager des  dépenses  considérables  pour 
la  mise  en  œuvre  des  voitures  excep- 
tionnelles destinées  aux  courses  parce 
qu'ils  savent  que  la  publicité  résultant 
du  succès  sera  largement  suffisante 
pour  compenser  leurs  sacrifices. 
D'autre  part,  c'est  grâce  aux  études 
coûteuses  que  l'on  faitpour  les  voitures 
de  course  que  Ion  arrive  à  trouver  des 
organes  nouveaux  et  à  perfectionner 
les  anciens  ;  tous  ces  avantages  vien- 
nent naturellement  profiter  aux  voi- 
tures d'usage  qui  en  seraient  infailli- 
blement dépourvues  si  les  circonstances 
des  courses  n'avaient  pas  provoqué 
leu  ■  mise  en  œuvre. 

Aujourd'hui  que  ces  concours  de 
voitures  ont  apporté  de  si  grands  per- 
fectionnements aux  voitures,  il  serait 
triste  de  penser  que  les  étrangers  puis- 
sent profiter  des  gros  sacrifices  faits  en 
France,  sans  que  nous  puissions  de 
notre  côté  continuer  à  progresser  da- 
\  antage  de  façon  à  maintenir  l'avance 
si  laborieusement  acquise. 

On  a  bien  proposé  d  organiser  des 
courses  d'endurance  dans  lesquelles  on 
imposerait  des  conditions  sévères  de 
long  parcours,  de  consommation  ré- 
duite et  de  poids  à  emporter  sans  qu  il 
soit  permis  de  dépasser  une  certaine 
\  itesse.  Ces  concours  ne  seraient  en 
rien  dangereux  et  donneraient  aux 
consliucteurs  1  occasion  de  montrer 
leur  habileté  et  leur  science.  (>es 
épreu\  es  ne  sont  certes  pas  dépouivues 
d'intérêt  et  nous  sommes  loin  de  les 
blâmer;  mais  elles  ne  sullisent  pas: 
l^lles  pi-ou\  eraient  simplement  que  les 
orjranes    des   x'oiturcs    semt    solides    et 


LA     VITESSE     DES     AUTOMOBILES 


107 


bien  exécutés,  mais  elles  ne  feront  point 
\aloir  les  qualités  de  puissance  que 
seuls  peuvent  donner  les  concours  de 
^■itesse. 

Comment  concilier  les  deux  courants 
d'idées  :  ceux  qui  se  rapportent  aux 
dangers  à  éviter  et  ceux  qui  ont  trait 
à  la  rapidité  des  voitures  > 

Les  premières  précautions  à  prendre 
sont  celles  qui  reviennent  aux  orga- 
nisateurs. On  doit  d'abord  ne  per- 
mettre les  courses  qu'entre  un  petit 
nombre  de  voitures  suffisamment  espa- 
cées pour  qu'elles  ne  puissent  pas  se 
rattrapper.  11  importe  ensuite  de  ne 
pas  laisser  les  courses  ou.yertes  à  tout 
le  monde.  Pour  pouvoir  monter  des 
chevaux  de  courses,  on  exige  des  joc- 
keys, un  entraînement  et  une  connais- 
sance du  métier  très  approfondie  ; 
comment  alors  laisser  le  premier  venu 
s'engager  à  de  grandes  vitesses  en  des 
courses  de  voitures,  cent  fois  plus  dan- 
gereuses que  les  courses  de  chevaux. 
Lors  des  dernières  grandes  épreuves 
d'automobiles  —  et  dans  la  course  de 
Paris-Madrid  tout  particulièrement  — 
il  suffisait  de  se  présenter,  d'avoir  une 
\oiture  en  règle  et  de  payer  son  entrée 
pour  être  admis.  C'était  là  une  impru- 
dence folle  qui  a  été  en  grande  partie 
cause  de  beaucoup  d'accidents. 

Si  l'on  tient  à  maintenir  les  courses 
sur  les  routes  —  ce  sont  certainement 
les  plus  utiles  —  il  est  indispensable 
de  transformer  celles-ci  en  pistes,  de 
les  garder  rigoureusement  d'un  bout  à 
l'autre, de  façon  à  empêcher  matérielle- 
ment leur  emploi  à  qui  que  ce  soit.  Mais 
c'est  là  une  exigence  très  grande  qui 
soulèverait  bien  des  protestations: 
d'ailleurs  les  frais  et  le  dérangement 
d'une  pareille  organisation  seraient  une 
cause  à  peu  près  certaine  d'échecs. 
D'ailleuis  il  est  peu  probable  que 
le  gouvernement  autorise  désormais 
remploi  des  i-outes. 

Reste  une  dernière  solution,  c'est 
celle  de  la  construction  d'une  piste. 
ICile  s'impose.  Ellesefcra  certainement. 


La  grosse  difficulté  réside  à  savoir 
comment  celle-ci  sera  exécutée.  Si  elle 
est  constituée  à  la  manière  d'un  champ 
de  course  ou  d'un  vélodrome  bien  ni- 
velé et  établie  en  forme  de  cercle  fermé, 
de  façon  à  ce  que  les  voitures  exécutent 
un  nombre  de  tours  plus  ou  moins 
grand,  elle  sera  fatalement  mauvaise. 
Les  coureurs  auront  vite  fait  connais- 
sance de  cette  piste,  ils  connaîtront  les 
\irages.  Les  courses  se  transforme- 
raient alors  en  concours  d'habileté  sur 
un  chemin  trop  bien  dressé  et  trop 
facile.  Pour  que  l'épreuve  soit  con- 
cluante, il  faut  limprévu  de  la  route, 
avec  son  déroulement  accidenté,  ses 
côtes  et  ses  imperfections.  Il  importe 
donc  de  construire  celle-ci,  de  créer  une 
piste  spéciale  fort  étendue  reliant 
deux  grandes  \  illes  éloignées,  comme 
Paris  et  le  Havre,  par  exemple.  Sur 
un  parcours  supérieur  à  200  kilo- 
mètres, les  coureurs  pourront  lancer 
leurs  \oitures  aux  vitesses  les  plus 
grandes  sans  trop  de  risques.  Cette 
piste  coûtera  cher  sans  doute  :  25  ou 
30  millions  peut-être...  Mais  cette 
somme  n'est  pas  diflicile  à  trouver 
entre  industriels  qui  n'ont  pas  hésité  à 
dépenser  plus  de  50  millions  pour  la 
seule  épreuve  de  Paris  à  Madrid, 
épreuve  sans  lendemain  et  qui  ne  pou- 
\ait  donner  que  des  bénéfices  moraux. 
Cette  route  pourrait  d'ailleurs  être 
exploitée  couramment  pour  établir  un 
service  rapide  entre  les  deux  villes;  les 
bénéfices  de  celui-ci  viendraient  cer- 
tainement soulager  les  frais  engagés. 
II  serait  fort  intéressant  en  effet  de 
pou\oir  se  rendre  au  Havre  en  une 
heure  et  demie  et  peut-être  moins,  il 
est  probable  aussi  que  les  habitants  de 
cette  grande  cité  n'hésiteraient  pas  à 
concourir  aux  dépenses  d'une  \"oie  qui 
viendrait  leur  apporter  la  correspon- 
dance et  les  journaux  de  Paris  à  huit 
heures  du  matin. 

L'histoire  des  courses  automobiles 
est  courte,  mais  elle  est  singulièrement 
éloquente.  Elle  remonte  à  iXg^.  Cette 


io8 


LA     VITESSE     DES     AUTOMOBILES 


année,  on  organisa  la  première  épreuve 
de  vitesse,  sur  le  parcours  de  Paris- 
Bordeaux  et  retour,  soit  un  peu  plus 
de  iioo  kilomètres:  le  vainqueur  fut 
Levassor  qui  réalisa  la  vitesse  moyenne 
de  2 s  kilomètres  à  l'heure.  Elle  fut 
considérée  à  l'époque  comme  superbe. 
L'année  suivante,  cette  course  fut  re- 
prise entre  Paris  et  Marseille  et  Levas- 
sor fut  battu  par  Mayadi  qui  d'ailleurs 
ne  parvint  pas  à  réaliser  la  moyenne 
des  2^  kilomètres  obtenus  précédem- 
ment. 

En  1898,  on  recommença  la  course 
sur  le  parcours  de  Paris-Bordeaux  ; 
René  de  Kniff  l'exécuta  en  15  h.  m 
laissant  loin  derrière  lui  la  performance 
de  Levassor  qui  avait  été  de  48  heures 
(aller  et  retour)  ;  la  même  année.  Char- 
ron fit  en  33  h.  42  les  1502  kilomètres 
qui  séparent  Paris-Amsterdam. 

En  1899,  on  avait  organisé  une 
course  dite   du  tour    de  France  ;   elle 


6  h.  II  et  de  Paris  à  Berlin  en  15  h.  33. 

En  1902,  Marcel  Renault  qui  vient 
de  mourir  si  tristement,  remporta  la 
palme  dans  le  tournoi  de  Paris-Vienne, 
qu'il  accomplit  en  15  h.  47  malgré  les 
difficultés  du  parcours.  La  même  année, 
Jarrot  fut  classé  premier  dans  la  course 
baptisée  le  circuit  des  Ardennes  ;  il 
réalisa  la  vitesse  moyenne  de  90  kilo- 
mètres à  l'heure  en  couvrant  512  kilo- 
mètres en  s  h.  33. 

Et  maintenant  Gabriel  vient  de  ga- 
gner moralement  la  course  de  Paris- 
Bordeaux  en  5  h.   13. 

Il  est  possible  de  faire  des  com- 
paraisons entre  ces  chiffres  pour  cons- 
tater les  grands  progrès  accomplis.  Le 
parcours  de  Paris-Bordeaux  qui  a  été 
accompli  plusieurs  fois  nous  permet  de 
tirer  des  conclusions  fort  probantes. 
Afin  de  bien  faire  ressortir  les  vitesses 
obtenues,  chaque  année  plus  grandes, 
nous  avons  dressé  ce  petit  tableau  qui 


PARIS-BORDEAUX    —     352     KILOMÈTRES 

DATES 

COUREURS 

TEMPS 

VITESSE     MOYENNE 

1895 
1898 

1901 

1903 

Levassor 

De  Kniff 

Fournier 

Gabriel 

24  heures 

I S  h.  I  :; 

6  h.  II 

=;  h.  13 

25  kilom.  à  l'heure 

36  kilom.  à  l'heure 

89  kilom.  à  l'heure 

104  kilom.  à  l'heure 

comportait  un  parcours  de  2300  kilo- 
mètres; René  de  Kniff,  qui  s'était  déjà 
distingué  en  1898,  gagna  encore  cette 
épreu\e  en  couvrant  la  distance  en 
48  heures. 

A  partir  de  ce  moment,  chaque 
course  marqua  un  progrès  nouveau  ;  il 
est  désormais  impossible  de  prévoir  le 
terme.  En  1900,  Charron  couxrit  les 
s66kilomètresdeParis-Lyonen  m  h.  36 
et  Lavech,  les  1348  kilomètrcsdc  Paris- 
Toulouse  en  20  h.  '•,(>. 

En  1901.  l-'ournier  fut  deux  fois  vain- 
queur: il  alla  de  Paris  à   Bordeaux  en 


permet  de  mieux  saisir  la  progression. 

Ainsi  que  nous  le  disions  plus  haut 
il  est  peu  probable  que  cette  course 
soit  jamais  reprise  à  nou\eau;  ce  petit 
tableau  est  donc  complet.  La  prodi- 
gieuse performance  de  Gabriel,  qui 
parxinl  à  gagner  trois  heui'es  sur  le 
rapide  de  la  compagnie  d'Orléans, 
lesici'a  donc  comme  la  dernièi'e  et  la 
plus  belle  \  icloire  de  ce  parcours. 

il  est  peu  probable  que  jamais  é\é- 
nemenl  spoi-lif  n'eut  auprès  du  public 
un  succès  aussi  considéi'able  que  la 
course   de  Paris-.Wadi'id    cUuil   la    j^ie- 


LA     VITESSE     DES     AUTOMOFilLES 


109 


mière  et  seule  étape  a  été  courue  le 
24  mai  dernier.  Malgré  l'heure  mati- 
nale du  départ,  trois  heures  et  demie 
du  matin,  on  calcule  que  plus  de  cent 
mille  curieux  étaient  réunis  sur  les  pre- 
miers kilomètres  du  parcours  entre 
Versailles  et  Rambouillet.  Puis,  tout  le 
long  du  chemin,  on  retrou\ait  par- 
tout la  foule  accourue  de  tous  les  côtés 


bicyclette  accompagnait  la  \oiture 
entre  les  deux  contrôles  indiquant  les 
limites  de  la  zone  neutralisée,  de  ma- 
nièreànepas  laisserdépasser  une  allure 
modérée.  Le  vainqueur  de  la  course 
était  naturellement  celui  qui  avait 
accompli  le  parcours  en  moins  de  temps. 
Les  véhicules  étaient  divisés  par 
catégories  :    grosses    voitures  dont   le 


«'j.'ais&^.'VHw. 


LES    ROIS     DE    LA    VITESSE 


GABRIEL    SUR     VOITURE    MORS      PARIS-M ADRI  D  ) 


pour  \  oir  passer  ces  monstres  volants. 
En  principe,  la  course  était  établie 
sur  le  temps  que  de\  ait  mettre  chaque 
concurrent  à  effectuer  la  distance  qui 
séparait  les  deux  villes.  Les  véhicules 
partaient  de  minute  en  minute  les  uns 
derrière  les  autres.  On  marquait  les 
heures  du  départ  et  de  l'arrivée  et  l'on 
défalquait  le  temps  attribué  aux  neu- 
tralisations de  certains  parages.  C'est 
ainsi  que  la  traxersée  des  villes  et 
communes  importantes  devait  être  faite 
à  une  \  itesse  très  réduite.  Un  pilote  en 


poids  maximun  était  de  1000  kilogram- 
mes, voitures  légères,  voiturettes  et 
motocyclettes.  Ces  différents  véhicules 
concouraient  ensemble  et  séparément: 
il  y  avait  donc  deux  classements  à  éta- 
blir :  le  premier  relatif  à  toutes  les  voi- 
tures en  cours,  quelle  que  fût  leur 
importance;  le  second  par  catégories. 
Sur  les  216  voitures  contrôlées  au  dé- 
part, 114  seulement  arri\èrent  à  Bor- 
deaux :  ^2  grosses  voitures,  26  voitures 
légères.  21  voiturettes  et  iî  motocy- 
clettes. 


LA     VITESSE     DES     AUTOMOBILES 


I.A     "    JAMAIS-CONTENTÉ    "',    CONDUITE    PAR 

M.      JENATZY    A    UNE    ALLURE    DE     10,     KILOM. 

A    l'heure 

Voici  d'ailleurs  le  résultat  du  classe- 
ment des  vingt  premières  voitures  (  i  ) 

1.  GABRIEL.  G  V.  Mors,  s  h.  13  m. 
3 1  s. 

2.  Louis  Renault.   \'.  L.  Renault  fr. 

5  h.  39  m.  59  s. 

3.  Salleron.  G.  \'.  Mors,  s  h.  46  m.  i  s. 

4.  Jarrott.  G.    V.    de  Dietrich.   ^    h. 
u  m.  s^  s. 

^.  \\'arden,    G.    \".    Mercedes,   5   h. 
s6m.  30  s.  4/^. 

6.  De    Crawhez.    G.    V.    Panhard, 

6  h.  I  m.  8  s.  2/^. 

7.  \'oigt,  G.  y.  G.  G.  V.  6  h.  I  m, 
9s.  i/s. 

8.  Gasteaux,G.  \'.  Mercedes,  6  h.  8  m. 

9.  .\ch.  F'ournier.  G.  \'.  Mors, 
6  h.  1  !  m.  39  s. 

10.  Baras,  V.  L.  Darracq,  6  h.  12  m. 
4<>  S. 

11.  Rougier,  G.  \\  Turcat-Méry, 
6  h.  16  m.  7  s.  4/s . 

12.  Mouter,  G.  Y.  de  Dietrich, 
6  h.  17  m.  S4  s.  i/v 

i3.Page\'.L.  Decau\  illc,  6  h.  19m. 
X  s.    l',. 

14.  Jenatzy,  G.  \".  Mercedes^  h.  24  m. 

8s.    2/s. 

i^.  Max  G.  \'.  .Mercedes,  6  h.  39  m. 
35  s-  4/5- 

16.  Le  l:5lon,  G.  V.  Serpollei.  (>  h. 
34  m.  SI  s.  4/5. 

(il    Cl.    \.    grosse    voilure.    \.    L.    voilure 
légère. 


17.  Bert  aux,  G.  \\  Panhard,  6  h 
4O  m.  55  s. 

18.  Augières,  G.  \'.  Mors,  6  h.  ^i 
m.  49  s.   3/q. 

19.  Hémery,  X.  L.  Darracq,  6  h. 
52  m.  s  3  s.  2/s. 

20.  Chanliaud,  G.  V.  Serpo  liet 
7  h.  7  m.  i  s. 

Les  voiturettes  n'ont  point  donné 
des  résultats  aussi  brillants;  il  faut 
en  effet  tenir  compte  de  leur  poids 
léger  et  de  la  force  réduite  de  leur 
moteur. 

1 .  M asson( Clément),  7  h.  19 m.  5  7  s. 

2.  Barillier  (G.  Richard).  7  h. 
39  m. 

3.  A\'agner  (Darracq),  7  h.  47  m. 
12  s. 

Les  motocyclettes  se  sont  également 
bien  comportées;  les  deux  premiers 
arrivés  furent  : 

i.  Bucquet  (\\'erner),  8  h.  s 7  m.  i   s. 
2.  Demester  (Griffon)  9  h.  3  m.  44  s. 
Parmi   tous  ces  chiffres,  il   faut  sur- 
tout admirer  ceux  qui  se  reportent  aux 
deux  vainqueurs   du  classement  géné- 
ral, Gabriel   qui   a  fait  le  parcours  en 
S  h.  12,  réalisant  ainsi  la  plus  grande 
\itesse   moyenne    qui    ait   jamais   été 
obtenue  sur  route.  La  performance  de 
Louis     Renault     est     également    fort 
remarquable   puisque    ce    dernier  n'a 
suiA  i   son  heureux  rival  que  de  26  mi- 
nutes bien  qu'il  fût  monté  sur  une  voi- 
ture légère  n'ayant  que  moitié  de  force. 
Comme  on  peut  le  voir  sur  la  liste 
du   classement    général,    les    voitures 
françaises  ont  brillé  en  figurant  exclu- 
sivement    parmi     les    premiers.    Les 
Mors,  Renault  fr..  de  Dietrich,  Merce- 
des, Panhard,  etc.  sont  les  marques  qui 
ont  donné  les  meilleurs  rendements. 

A  côté  de  ce  compte  rendu  de  succès, 
il  nous  faut  hélas  ajouter  des  faits  plus 
tristes  qui  ont  transformé  cette  course 
en  une  lamentable  victoire  de  l'indus- 
trie française.  Que  de  morts  et  de 
blessés  qui  sont  restés  sui-  la  roule! 
Les  morts  sont  au  nombre  de  sept. 
I.^es    blessés  ne  se    cniupteiit    pus.    on 


LA     VITESSE     DES     AUTOMOBILES 


ne  saura  jamais  combien  il  y  en  a  eu. 

Parmi  ceux  qui  sont  morts  ainsi  au 
champ  d'honneur,  se  trouvait  Marcel 
Renault,  le  sympathique  \ainqueur  de 
la  course  Paris-Vienne,  Tannée  der- 
nière. Il  n'avait  que  trente  et  un  ans  et 
se  trouvait  déjà  à  la  tête  d'une  maison 
importante  de  construction  d'automo- 
biles qui  occupait  1.700  ouvriers  et  qu'il 
avait  créée  avec  son  frère. 

Arrivé  à  Couhé-Vérac,  à  100  kilo- 
mètres du  but,  sa  voiture  en  voulant 
dépasser  celle  de  Théry  fut  culbutée  : 
le  mécanicien  de  celui-ci  mourut  sur  le 
champ  et  Renault,  trois  jours  plus  tard. 

A  Libourne,  M.  Lorraine  Barrow, 
en  é\itant  un  chien,  fit  une  embardée 
qui  projeta  sa  voilure  contre  un  arbre. 
Le  mécanicien  Pierre  Rodez  mourut 
sur-le-champ,  le  front  broyé;  son  maître 
fut  terriblement  mutilé,  mais  survécut. 

A  Montguyon,  deux  \oitures  se  sui- 
vent, lune  pour  dépasser  l'autre;  il  s'en- 
suit une  collision  qui  lance  à  dix  mètres 
le  conducteur  de  l'une,  M.  Stead  dont 
l'état  est  considéré  comme  désespéré! 

Plus  loin,  c'est  une  femme  qui  tra- 
verse la  route;  une  voiture  la  touche  et 
elle  est  tuée;  puis,  c'est  un  soldat  qui 
trouve  la  mort  en  soldat,  parce  qu'il 
voulut  retirer  du  chemin  un  enfant  qui 
se  trouvait  exposé. 

Quant  aux  accidents,  ils  ont  été  consi- 
dérables; la  presse  quo- 
tidienne ne  les  a  pas  tous 
relatés,  loin  de  là.  Elle 
n'a  parlé  que  des  plus 
graves.  A  chaque  virage, 
il  y  eut  des  chutes,  des 
bras  cassés,  des  pieds  fou- 
lés... On  sait  la  suite  de 
cette  triste  histoire  :  l'in- 
terdiction des  deuxième 
et  troisième  étapes  de  la 
course,  interdiction  qui 
put  être  traduite,  en  lan- 
gage clair,  par  suppres- 
sion pour  l'avenir. 

Nous  donnons  avec  ces 
lignes     la     photographie 


d'une  des  voitures  de  cette  course. 
Comme  on  peut  s'en  rendre  compte, 
elle  affecte  une  forme  spéciale  qui  n'a 
que  peu  de  rapport  avec  les  voitures 
que  nous  voyons  généralement  circuler 
sur  les  routes. 

Elles  comportent  au  maximum  deux 
sièges  seulement  ;  le  mécanicien  se 
trouvant  assis  à  un  niveau  aussi  bas 
que  possible  afin  que  son  corps  n'offre 
que  peu  de  résistance  à  l'air.  Toute  la 
machinerie  est  reportée  à  l'avant  dans 
une  grande  caisse  à  claire-voie  destinée 
à  rafraîchir  les  organes,  à  éviter  tout 
échauffement  inutile.  Quelques  voi- 
tures, comme  celle  pilotée  par  Four- 
nier,  sont  disposées  en  pointe  à  l'avant, 
à  la  manière  d'un  bateau;  cette  dis- 
position a  pour  effet  de  couper  le  \ent 
et  de  diminuer  jusqu'à  un  certain  point 
sa  résistance. 

En  Amérique  on  a  construit  égale- 
ment des  voitures  de  courses.  Celle 
dont  nous  reproduisons  la  photogra- 
phie avait  été  construite  dans  le  but  de 
laire  passer  du  côté  de  son  construc- 
teur le  record  du  mille  jusque-là  détenu 
par  un  concurrent.  Cette  voiture  était 
munie  d'un  moteur  électrique. 

Ce  moyen  permet  sans  doute  d'at- 
teindre des  vitesses  très  élevées,  mais 
il  ne  saurait  être  appliqué  qu'à  une 
voiture  destinée  à  courir  sur  une  dis- 


:  I  11  -IvIMOKQlK,     U\F:    grande    NOUVEAITI-; 
DK,     PAN'IlARIi.     11.     V     A     lUX     ANS 


LA     VITESSE     DES     AUTOMOBILES 


tance  très  courte,  car  la  dépense 
d'électricité  pour  faire  tourner  les  mo- 
teurs à  un  grand  nombre  de  tours  est 
énorme  et  exige  l'emploi  de  nombreux 
accumulateurs  très  lourds  et  se  déchar- 
geant très  rapidement.  Les  voitures  à 
gaz,  aucontraire,peuventconserver  leur 
grande  vitesse  pendant  très  longtemps. 

D'ailleurs  les  résultats  obtenus  par 
l'électricité  ne  sont  pas  de  nature  à 
inquiéter  les  constructeurs  de  voitures 
à  pétrole  et  à  vapeur.  C'est  ainsi  que 
le  record  du  mille  (1609  mètres),  sur 
\  oiture  électrique,  est  détenu  parM.L. 
Kiker,  en  63  secondes,  ce  qui  met 
donc  pour  le  kilomètre  39  secondes  2, 
chiffre  bien  supérieur  à  celui  de  28  se- 
condes 7  réalisé  par  la  voiture  à  vapeur 
Serpollet  et  par  la  voiture  Mors  pilotée 
par  Gabriel  dans  la  course  de  Paris- 
Madrid,  où  l'on  put  faire  à  un  moment 
donné  du  143  à  l'heure  ! 

A  la  suite  de  cet  essai,  un  autre  Amé- 
ricain. M.  Baken,  a  voulu  battre  à  son 
tour  le  record:  à  cet  effet,  il  est  devenu 
propriétaire  d'une  autre  voiture  élec- 
trique dont  tous  les  organes  étaient  en- 
fermés à  l'intérieur  d'une  carapace  mé- 
tallique effilée  à  lavant  et  à  l'arrière. 
Toutes  les  précautions  avaient  été 
prises  pour  diminuer  les  causes  de  ré- 
sistance à  l'air;  les  roues  avaient  été 
recouvertes  dune  substance  huileuse 
destinée  à  favoriser  le  glissement  du 
vent  et  ne  comportaient  pas  de  rayons  ; 


elles  étaient  pleines,  composées  d  un 
corps  en  bois  entouré  par  le  pneuma- 
tique usuel.  Enfin,  comme  dernière 
précaution,  on  avait  disposé  le  siège 
du  conducteur  très  bas  et  l'ouverture 
dans  laquelle  il  se  trouvait  avait  été 
fermée  par  un  hublot  dont  l'avant  était 
constitué  par  une  glace  solide,  permet- 
tant d'inspecter  la  route.  Cette  dispo- 
sition empêche  le  mécanicien  de  voir 
suffisamment  le  chemin  sur  lequel  il 
est  engagé;  et  lorsqu'on  marche  à  des 
^  itesses  considérables  la  moindre 
erreur  de  barre  suffit  pour  causer  un 
cataclysme.  C'est  d'ailleurs  ce  qui  est 
arrivé.  Une  foule  nombreuse  était 
venue  assister  à  l'expérience.  L'auto- 
mobile une  fois  lancée  il  y  eut  à  un 
moment  donné,  une  embardée  dont  la 
cause  est  inconnue  ;  le  véhicule  fut 
projeté  sur  la  foule,  tuant  deux  hommes 
et  en  blessait  dix  autres.  A  la  suite  de 
cet  incident,  l'Automobile-Club  d'Amé- 
rique décida  qu'à  l'avenir  il  n'organi- 
serait plus  de  courses  de  vitesse  sur 
routes.  On  n'est  guère  plus  heureux  de 
lautre  côté  de  l'Océan  que  chez  nous. 
L'automobilisme  constitue  une  grande 
victoire  industrielle;  mais  pour  y  arri- 
ver il  a  lallu  engager  une  lutte  contre 
les  forces  brutales  de  la  nature  et  cette 
lutte  doit  être  accompagnée  de  sacri- 
fices humains. 

A.    D.\  CUNHA. 


[AtTOMOIilKE    IJK    COI/KSE     AMKRICAINK     MUNIK 
U  UN     MOTKIIR     KI.KCTIUQUK 


GYMNASTIQUE    D  ASSOUPLISSEMENT    AVEC    OU    SANS    ARMES    (NOUVEAU    RÈGLEMENT) 


LES    NOUVEAUX    REGLEMENTS    MILITAIRES 


L'Armée,  puissance  organisée  au 
service  de  la  Nation,  est  régie,  comme 
tous  les  grands  corps,  par  des  Règle- 
ments excessivement  minutieux,  pré- 
voyant, en  toutes  choses,  tous  les  cas, 
ne  laissant  rien  à  l'imprévu.  Il  y  a  des 
règlements  concernant  le  service  a  l'in- 
térieur des  casernes,  et  d'autres  réglant 
le  service  en  temps  de  guerre,  le  ser- 
vice «  en  campagne  ».  11  y  en  a  con- 
cernant l'armement,  le  harnachement, 
et  il  y  en  a  pour  l'instruction  du  soldat, 
de  la  compagnie,  de  l'escadron,  du 
régiment.  L'infanterie  a  ses  règle- 
ments spéciaux,  comme  la  cavalerie  a 
les  siens,  comme  l'artillerie  en  possède. 

-Win.  —  8. 


S'il  fallait  seulement  cniimércr  tous  les 
règlements  en  usage  dans  les  corps  de 
troupe  et  services  de  l'armée  française, 
des  pages  et  des  pages  de  cette  revue 
n'y  suffiraient  point. 

Nous  serons  plus  modeste  et  plus 
raisonnable,  et  nous  épargnerons  à 
\"0S  yeux  comme  à  \otre  cerveau  cette 
énumération  indigeste.  C'est  la  Reine 
des  batailles,  l'infanterie,  qui  voit  en 
ce  moment  ses  règlements  se  modifier; 
c'est  donc  d'elle  seule  que  nous  nous 
occuperons.  Et,  laissant  de  côté  le 
Service  intérieur  et  le  Service  J.Tins  les 
places  Je  mierre  et  villes  de  <^\irnisoii. 
que  l'on  nous  dit  être  changés  aussi. 


in 


LES    NOUVEAUX     REGLEMENTS     MILITAIRES 


mais  que  nous  ne  connaissons  pas 
encore,  nous  n'étudierons  —  et  très 
succinctement  !  —  que  les  modifications 
apportées  dans  l'instruction  même  de 
nos  fantassins. 


\^oici  un  hleii  tout  balourd  péné- 
trant, vers  le  15  novembre,  dans 
quelque  caserne  d  infanterie.  Son  édu- 
cation va  commencer  aussitôt.  Elle 
sera  dirigée  suivant  un  premier  règle- 
ment appelé  Y  Ecole  du  soldat,  qui  peut 
se  diviser  en  deux  parties  :  école  du 
soldat  en  général,  école  du  soldat  en 
vue  du  combat. 

La  gymnastique  est  la  base  même 
de  l'instruction  militaire;  on  a  compris, 
aujourd'hui,  l'indéniable  nécessité  pour 
nos  hommes,  dune  forte  éducation 
physique.  D'où,  autre  règlement  tout 
récent  aussi,  celui-là  :  Règlement  de 
gymnastique. 

Mais  une  des  premières  qualités  du 
soldat  d'infanterie,  c'est  d'être  bon 
tireur.  Vite  un  autre  bouquin  :  Règle- 
ment sur  le  tir. 

Or,  le  soldat  n'est  pas  appelé  à  com- 
battre seul.  Il  fait  partie  d'un  premier 
groupe  constitué  :  l'escouade.  Inde, 
une  école  d'escouade.  Mais  l'escouade 
elle-même  est  comprise  dans  la  section. 
la  section  dans  la  compagnie,  la  com- 
pagnie dans  le  bataillon,  le  bataillon 
dans  le  régiment.  Et  cela  nous  amène 
à  posséder  successivement  des  «  écoles  » 
d'escouade,  de  section,  de  compagnie, 
de  bataillon,  de  régiment.  Cette  série 
d'  ((  écoles  »,  de  celle  du  soldat  à  celle 
de  régiment,  constitue,  en  gros,  le 
Règlement  de  Manieuvres. 

Une  des  premières  particularités  du 
récent  Nèglement  de  Manfcu\res,  c'est 
d'avoir  très  considérablement  diminué 
et  la  capacité  et  le  nombre  de  tous  les 
règlements  particuliers  —  sans  comptci- 
la  peine  de  ceux  qui  ont  à  les  apprendre. 
(Et.  sur  ce  dernier  point,  il  s'attirera 
les   bénédictions   des    générations    fu- 


tures, car  il  interdit  formellement  la 
récitation  par  cœur...  Que  n'est-il  né 
plus  tôt!)  Tout  récemment  encore,  les 
Ecoles  du  soldat,  d'escouade,  de  sec- 
tion et  de  compagnie  formaient  un 
volumineux  ensemble  de  deux  livres 
bleus  (rien  de  commun  avec  ceux  de  la 
diplomatie).  Aujourd'hui,  l'école  d'es- 
couade est  supprimée,  et  l'on  a  fait, 
dans  tout  le  reste,  de  telles  suppres- 
sions que  toutes  ces  ((  écoles  »  ne  cons- 
tituent plus  qu'un  seul  volume,  et  tout 
petit,  s'il  ^'Ous  plaît. 

Règlement  de  Manoeuvres 

Jetons-y  un  coup  d'œil.  Sa  première 
phrase  est  celle-ci  :  «  La  préparation  à 
la  guerre  est  le  but  unique  de  l'ins- 
truction des  troupes.  » 

Cette  phrase  est  très  sage.  Elle 
indique  la  lerme  intention  d'écarter  de 
l'instruction  militaire  tout  ce  qui  pour- 
rait être  dirigé  en  vue  de  la  parade 
pure.  Former  des  soldats  de  champ  de 
bataille,  rien  que  de  champ  de  bataille, 
^oilà  quelle  doit  être  l'unique  préoc- 
cupation des  chefs...  Qu'il  nous  soit 
permis  toutefois  d'insinuer  timidement 
qu'il  ne  faut  pas  aller  trop  loin  dans 
cette  voie  :  nous  dirons  tout  à  l'heure 
pourquoi. 

Voici  comment  le  l'èglement  entend 
qu'une  troupe  est  prête  à  la  guerre  : 
((  Pour  être  préparé  à  la  guerre,  une 
troupe  d'infanterie  doit  être  avant  tout 
manœuvrière,  c'est-à-dire  capable  de 
se  mou\oir  avec  aisance  et  rapidité  sur 
tous  les  terrains,  d'approprier  ses  for- 
mations aux  circonstances  du  moment, 
de  faire  face  aux  situations  les  plus 
impré\ues  par  les  moyens  les  plus 
simples  et  les  plus  prompts  sans  com- 
piomettre  1  ordre  cl  la  cohésion.  » 

Mais  que  sciait  une  troupe  manceu- 
\rière  si  elle  n'a\ait  pleine  confiance 
dans  ses  chefs). .  Et,  pour  la  première 
fois  depuis  qu'on  la  recommande  et 
L|U Dn   la  /ail.  dans   l'armée,    un    règle- 


LES    NOUVEAUX     RÈGLEMENTS     MILITAIRES 


"5 


ment  parle  officiellement  de  l éducation 
morale  de  l'homme  par  ses  chefs. 
«  Si  l'officier  est  l'instructeur  de  ses 
hommes,  il  en  est  encore  bien  plus 
l'éducateur.  C'est  dans  ce  dernier  rôle 
qu'il  affirmera  sa  supériorité,  et  créera 
cette  confiance  et  cette  subordination 
volontaire  qui  font  que  le  «  Suivez- 
moi  »  du  chef  ne  sera  jamais  un  vain 
mot,  et  que,  là  où  il  se  portera,  il 
trouvera  ses  soldats  derrière  lui.  )) 

Voilà  certes  un  bon  et  sain  conseil, 
que  nous  ne  saurions  trop  méditer  et 
suivre. 

Une  autre  caractéristique  du  nou- 
veau manuel,  c'est  l'élasticité  laissée 
dans  les  indications  données.  On  ne 
veut  plus  de  règles  fixes  bridant  tout 
le  monde  et  dont  on  ne  puisse  se  dé- 
partir; on  veut  que  l'initiative  de  cha- 
cun se  fasse  jour,  que  les  sous-ordi-es 
s'accoutument  à  comprendre  rapide- 
ment les  intentions  de  leurs  chefs  et  à 
les  exécuter  par  les  moyens  les  plus 
prompts. 

Cette  initiative,  on  la  prêche  partout, 
tout  au  long  du  livre;  on  veut  en  péné- 
trer tous  les  chefs,  à  tous  les  échelons 
de  la  hiérarchie.  On  tient  à  ce  que 
chacun  s'habitue  à  penser  par  lui- 
même,  à  ne  pas  se  laisser  mâcher  la 
besogne.  «  Le  commandement  supé- 
rieur fixe  un  but,  et  le  fait  connaître. 
Le  commandement  subordonné  con- 
serve l'initiative  du  choix  des  moyens... 
il  est  rigoureusement  interdit  de  les- 
treindre  cette  initiative.  » 

Très  nettement,  le  but  est  de  créer 
des  hommes  déterminés,  prêts  à  mar- 
cher de  bavant  lorsque  l'occasion  s'en 
présente,  sans  attendre  qu'un  ordre 
soit  venu  les  pousser...  N'oublions 
pas  que  c'est,  en  grande  partie,  par 
rinitiali\e  hardie  de  leurs  généraux  en 
sous-ordre  que,  en  i''^7<),  les  Alle- 
mands nous  ont  hallus  pendant  la  pre- 
mière partie  de  la  campagne. 

Un  point  encore  important  du  nou- 
veau lèglement,  c'est  la  place  prépon- 
dérante    accordée    aux     exercices    du 


corps.  On  s'est  enfin,  dans  l'armée, 
pénétré  de  cette  éclatante  vérité  que 
ces  exercices  doivent  être  la  base  même 
de  l'enseignement  militaire. 

«  La  pratique  journalière  des  exer- 
cices physiques  développe  la  souplesse 
et  la  vigueur  de  l'homme,  et  le  prépare 


NOUVELLES    FLEXIONS    DES    BRAS 
ET    DU    CORPS    AVEC    OU    SANS    ARMES 

à  l'exécution  des  mou\emcnts  de  1  école 
du  soldat.  Elle  doit,  en  conséquence, 
commencer  dès  le  début  de  l'ins- 
truction. » 

Nous  rexicndrons  plus  loin  sur  la 
manière  dont  sont  enseignés  ces  exer- 
cices. (J'est  très  nouveau  et  très  inté- 
lessant.  Par  eux,  la  recrue  se  débourre 
peu  à  peu,  progi^essJN  emenl.  f^a  dou- 
ceur, d'ailleurs  est  recommandée  : 
((  Le  capitaine  \  cille  a\cc  la  plus 
gi'ande  attention  à  ce  que  les  instruc- 
teurs aient  pour  les  hommes  de  recrue 
la  douceur  et  la  patience  a\ec   laquelle 


LES     NOUVEAUX     REGLEMENTS     MILITAIRES 


ceux-ci  doivent  toujours  être  traités.  )) 
Dans  toute  cette  étude,  nous  consta- 
terons ainsi  une  tendance  continuelle  à 
plus  de  bonté  envers  les  inférieurs,  à 
chercher  à  obtenir  deux  le  plus  possible 
par  la  persuasion  avant  d"en  venir  aux 
mesures  de  rigueur. 


Mais,  entrons  dans  le  vif  de  la  ques- 
tion, et  disons  tout  de  suite  quels  chan- 
gements se  remarquent. 

Les  petits  d'abord.  Vous  souvenez- 
vous  du  mou\ement  de  ((  léte-droite  » 
qui  nous  a  tous  amusés  dans  notre  en- 
fance?-... Cela  nous  paraissait  très 
drôle,  ce  mouvement  qui  déclanchait 
les  têtes  vers  la  droite  ou  vers  la 
gauche,  avec  une  raideur  de  marion- 
nettes... Eh  bien!  il  est  supprimé. 
Vous  ne  verrez  plus,  sur  les  places 
d'exercices,  les  bleus  se  tordre  le  cou  si 
comiquement.  Une  tradition  qui  s'en 
va...  Et  pourtant,  cet  exercice  avait 
bien  son  utilité,  pour  apprendre  à  s'ali- 
gner. 

Vous  rappelez-vous  aussi  que,  par- 
fois, vous  vous  êtes  étonné  d'entendre 
commander  «  Pas  accéléré  »,  et  de  voir 
la  troupe,  à  ce  commandement,  ne 
point  prendre  du  tout  une  allure»  accé- 
lérée »  comme  on  l'eût  pu  croire,  mais 
un  pas  très  ordinaire.  C'est  qu'en  effet, 
cela  signifiait  simplement  l'ordre  de 
marcher  tous  au  même  pas,  en  posant 
tous  en  même  temps  le  môme  pied  à 
terre.  Le  commandement  et  l'expres- 
sion de  ((  Pas  accéléré  »  ont  donc  été 
remplacés  par  ceux,  plus  normaux  à 
coup  sur,  de  <(  Pas  cadencé  d. 

Arrivons  maintenant  à  celle  des  mo- 
difications du  règlement  qui  \  a  le  plus 
frapper  l'esprit  du  public  :  j  ai  m  mimé 
la  suppression  du  maniement  d  armes. 
Point  n'était  besoin  d'être  ou  d'axoir 
été  militaire  pour  connaître  le  <i  Portez 
arme  d  et  le  (<  Présentez  arme  ».  (>es 
commandements-là,  les  gamins  fran- 
çais  les   apprenaient   en    même    tenii)s 


que  l'alphabet.  Que  dis-je,  les  ga- 
mins)... Les  perroquets  eux-mêmes 
étaient  fort  experts  à  les  lancer...  Eh 
bien!  ces  cris  si  français,  les  militaires 
français  ne  les  pousseront  plus,  à  moins 
que  la  mode  ne  change.  Car  le  ((  manie- 
ment d'arme  »  n'existe  plus. 

Etudions  ce  changement.  Il  est  fort 
important.  Il  est  symptômatique. 

Le  maniement  d'armes  comprenait 
les  exercices  suivants  : 

En  partant  de  l'arme  au  pied  :  Porter 
l  arme.  L'arme  sur  l'épaule  droite. 
Baïontiette  au  canon.  Croiser  la  baïon- 
nette. 

Du  port  d\irme  :  Reposer  l'arme. 
L  arme  sur  l  épaule  droite.  Présenter 
l'arme.  Croiser  la  baïonnette. 

De  l'arme  sur  l'épaule.  Porter  et  repo- 
ser l  arme. 

De  ((  Présenter  l'arme  »,  on  passait 
à    Porter    l'arme,     avant    de    reposer 

De  ((  Croisez  la  baïonnette  ».  on  reve- 
nait soit  au  port  d'arme,  soit  l'arme  au 
pied. 

\'oilà  ce  que  l'on  appelait  ((  le  manie- 
ment d'arme  »  proprement  dit.  Tout  ce 
qui  concerne  l'instruction  du  tireur  et 
l'escrime  à  la  baïonnette  n'en  faisait 
point  partie. 

Ce  pauvre  maniement  d'arme,  cer- 
tains esprits  se  sont  avisés  qu  il  prenait 
beaucoup  trop  de  temps,  pour  n'être 
pas  d'un  emploi  immédiat  sur  le  champ 
de  bataille,  c  Ce  temps,  a-t-on  dit,  se- 
rait beaucoup  mieux  employé  à  étudier 
le  tir.  à  faire  du  service  en  campagne... 
(Certains  généraux  ne  basaient  leur 
appréciation  d'un  régiment  que  sur  le 
plus  ou  moins  d'exactitude  du  port 
d'arme.  Oi-,  ce  port  d'arme,  poui-  être 
exact,  devait  réaliser  des  conditions 
ditlicilement  léalisables.  Dans  certaines 
armées,  il  n  y  avait  pas  de  maniement 
d  arme,  et  cela  maichail  tout  aussi 
bien.  etc..  etc.  » 

Eh  bien!  si  ceilains  généi\-iu\  ba- 
saient sur  le  port  d  ainie  leur  apprécia- 
tion d  un  légiinenl,  ces  généraux 
n'élaient  que   de  \ieilles  badernes  cpiil 


LES     NOUVEAUX     REGLEMENTS     MILITAIRES 


I  '7 


fallait  au  plus  vitcexpcdier  en  retraite... 
Mais,  rassurez-vous,  il  n'y  en  avait  pas. 
Quelques-uns  pouvaient  attacher  au 
maniement  d'arme  une  certaine  atten- 
tion, comme  à  toutes  les  parties  de 
l'instruction  :  il  n  en  fallait  pas  davan- 
tage pour  faire  dire  à  des  gens  de 
mau\aise    foi,   que    ces    généraux    ne 


ser\"ice  de  deux  ans...  auquel,  iiuiuhila- 
blcment,  un  l'a  sacrijîé. 

Les  honneurs  se  rendaient  par  un 
mouvement  du  maniement  d'arme.  Un 
militaire,  parlant  à  un  oflicier  subal- 
terne, devait  être  au  port  d'arme;  à  un 
ollicier  supérieur,  il  présentait  1  arme. 
Un  soldat  en    faction  rectifiait  la  posi- 


NOUVE.^UX     MOUVEMENTS     DE    GY.MNASTIQUE    D  ASSO  UPLISSEM  EN  F 


voyaicnl  que  le  maniement  d'ai'mc. 
Celui-ci  prenait  naturellement  quel- 
que temps,  mais  on  lui  réservait  en 
principe  les  jours  de  neige,  de  pluie,  de 
trop  grand  froid,  où  l'exercice  avait 
lieu  dans  les  chambres,  et  où  on  ne 
pouvait  guère  faire  autre  chose.  Ainsi, 
il  ne  nuisait  pas  à  l'instruction  pour  le 
combat.  Enfin,  on  parvenait,  sans  s'y 
attacher  plus  qu'il  ne  convenait,  à  l'ap- 
prendre assez  bien  aux  jeunes  soldats 
pendant  la  première  année  de  service. 
Il  n'eût  donc  pas  été  une  gêne  pour  le 


lion  de  l'arme  au  pied,  c'est-a-dire 
qu'il  se  mettait  au  fixe,  complètement 
immobile,  au  passage  d'un  adjudant 
ou  assimilé.  11  portait  l'arme  pour  les 
officiers-  subalternes;  il  la  présentait 
aux  ofiiciers  supérieurs  et  généraux,  au 
drapeau.  Ces  mêmes  honneuis  étaient 
dus  à  la  médaille  militaire  et  à  la 
Légion  d'honneur.  Ils  l'étaient  à  des 
fonctionnaires  ou  à  des  corps  civils, 
dans  certaines  conditions. 

Pour  les  généraux  de  brigade  ou  de 
di\ision,   les   postes    sorlaienl   et   por- 


ii8 


LES     NOUVEAUX     RÈGLEiMENTS     MILITAIRES 


taient  les  armes  :  ils  ne  les  présentaient 
qu  aux  drapeaux  et  au  Piésident  de  la 
République. 

Des  troupes  réunies  portaient  les 
armes  aux  généraux,  et  les  présentaient 
à  partir  du  grade  de  général  comman- 
dant un  corps  d'armée.  Des  sonneries 
et  batteries  particulières  accompa- 
gnaient ces  honneurs. 

Pour  le  drapeau,  il  y  avait  une  céré- 
monie imposante,  sur  laquelle  nous 
reviendrons. 

C'est  par  de  tels  rites  qu'enti'ait, 
comme  mécaniquement,  dans  l'esprit 
des  militaires,  le  respect  qu'ils  doivent 
à  leurs  chefs,  et  cette  notion,  que 
ceux-ci,  à  mesure  qu  ils  montaient 
dans  la  hiérarchie,  avaient  droit,  pour 
leur  plus  longue  expérience  et  pour  les 
services  rendus,  à  plus  d'égards  et  plus 
d'honneurs. 

Les  honneurs  lendus  au  drapeau 
leur  faisaient  comprendre  quelle  véné- 
ration doit  emplir  leurs  âmes  pour  ce 
symbole  de  soie  qui  représente  la 
Patrie. 

Aujourd  hui.  lien  de  tout  cela  ne 
subsiste.  Pour  les  raisons  que  nous 
a\"ons  énumérées  plus  haut,  le  manie- 
ment d'armes  a  été  condamné.  Cepen- 
dant, dans  un  premier  projet,  on  avait 
estimé  qu'il  serait  bon  de  conscr\  er  un 
quelconque  mouxement  destiné  aux 
honneurs,  et,  ayant  supprimé  le  port 
d'arme,  on  a\  ait  substitué  un  «  Pré- 
sentez arme»  qui  s'exécutait  en  partant 
de  l'ai-me  au  pied.  Ce  mouvement 
dexait  servir  indistinctement  pour 
lendre  les  honneurs  aux  officiers  subal- 
ternes, supérieurs,  généraux,  aux  fonc- 
tionnaires, manifestations  et  grands 
corps  civils  qui  y  ont  droit,  et  au  dra- 
peau. Puis  on  a  trouvé  qu  il  était  en- 
core de  trop,  et  lui  aussi  a  disparu. 

Jadis,  quand  un  officier  passait  dc- 
\ant  une  sentinelle,  on  voyait  celle-ci 
se  raidir  brusquement,  porter  ou  pré- 
senter l'arme,  jusqu'à  ce  que  le  supé- 
rieur l'eût  dépassé  de  six  pas.  Ht 
lors-juc,  à  ces  mouvements,  le  faction- 


naire mettait  de  la  vigueur,  rien  n  était 
saisissant  comme  cette  attitude  sou- 
dain figée  de  l'homme,  comme  cette 
vibration  de  l'arme  vigoureusement 
heurtée,  comme  ce  rite  obligatoire, 
disant  le  respect  du  jeune  pour  l'aîné, 
du  soldat  pour  son  chef. 

Aujourd'hui,  que  passe  un  adjudant 
promu  d'hier  ou  le  généralissime  en 
personne,  la  sentinelle  joint  les  talons, 
reste  immobile,  et  c'est  tout.  Pour  peu 
que  l'on  ait  affaire  à  un  homme  mou, 
ce  mouvement  passe  inaperçu. 

Résultat  fatal  ;  moins  de  respect 
intime  chez  l'homme  auquel  on  impose 
moins  de  respect  exléyieur. 


Mais  voici  qui  est  mieux  encore. 
F'aites  la  différence  entre  les  deux  céré- 
monies suivantes  : 

L'ancien  style  d'abord. 

Un  régiment  est  rassemblé.  Paraît 
son  drapeau.  Un  long  «  Garde  à  vous  » 
l'immobilise.  Puis  le  colonel  com- 
mande : 

—  Ba'ionnette  au  canon! 

Et  les  trois  chefs  de  bataillon  de  ré- 
péter chacun  pour  son  compte  : 
«  Baïonnette...  On  !  » 

«  Portez  vos  armes!  »  commande  le 
colonel,  suivi  aussitôt  de  trois  comman- 
dements de  :  «  Portez...  arme!  » 

—  Présentez  vos  armes!  —  répètent 
les  trois  chefs  de  bataillon. 

—  Présentez...  ai"mes!... 

Le  régiment  tout  entier,  immobile, 
présente  ses  armes  à  l'emblème  sacré. 
Les  (officiers,  les  adjudants,  les  ser- 
gents-majors, ont  monté  leurs  sabres 
devant  leurs  visages. 

—  Au  drapeau!...  »  commande  le 
colonel,  saluant  du  sabre...  Lt  la  \  i- 
brantc  sonnerie  éclate,  tandis  que  deux 
mille  hommes,  dans  une  position  iden- 
tique, pleine  de  respect,  sentent  une 
émotion  les  eii\  ahir. 

V^:)ici    mainlenanl    le    imuxeau  style. 
Leré;^iinenl  est  au  repos,  baïonnette 


LES     NOUVEAUX     RÈGLEMENTS     A\1L1TA1KES 


I  ly 


au  canon.  Le  colonel  commande  : 
((  Garde  à  vous  !  »  puis  «  Au  drapeau  I  » 

Et  c'est  tout.  Les  armes  restent  au 
pied,  les  sabres  le  long  des  bras,  tandis 
qu'éclate  la  sonnerie. 

...  Dites-moi  maintenant  laquelle  de 
ces  deux  cérémonies  a  le  plus  d'allure. 

Dans  l'armée,  on  n'a  pas  pu  se  faire 
encore  à  ce  changement.  On  a  le  cœur 
serré  en  rendant  si  piètrement  les  hon- 
neurs au  chiffon  glorieux  que  l'on  s'est 
accoutumé  à  entourer  d'une  vénération 
infinie. 


Et,  en  dehors  des  honneurs,  croyez- 
\  ous  donc  qu  il  ne  servait  à  rien  d'autre, 
ce  pauvre  maniement  d  armes?.  .  Ici, 
je  serai  plus  inintelligible  aux  profanes, 
mais  tous  ceux  qui  ont  été  militaires  me 
comprendront,  eux  :  il  mettait  en  main, 
c'est  a  dire  qu  il  astreignait  à  une  dis- 
cipline immédiate,  accoutumait  les 
hommes  à  se  conformer  instantanément 
à  la  volonté  de  leurs  chefs,  substituait 
à  leur  volonté  celle  du  chef  qui  com- 
mandait —  et  point  n'est  besoin  d'être 
un  professionnel  pour  comprendre  l'im- 
portance d'un  tel  résultat.  Le  Français 
surtout  a  de  fortes  tendances  à  Faction 
isolée,  à  la  prouesse  individuelle  — 
choses  fort  belles  au  temps  de  la  che- 
valerie, mais  tout  à  fait  secondaires  en 
un  siècle  où  les  efforts  éparpillés  ne 
serviraient  à  rien.  C'est  la  réunion  de 
ces  efforts  individuels  qui  produit  les 
résultats,  c'est  la  cohésion,  c'est  à  dire 
cette  qualité  d'une  troupe  qui,  à  un 
moment  donné,  forme  un  tout  homo- 
gène, un  ensemble  ferme  et  résistant 
—  un  roc. Or,  la  cohésion,  c'est  évident, 
ne  peut  s'obtenir  autrement  que  par  la 
soumission  absolue  de  toutes  les  vo- 
lontés individuelles  à  la  volonté  supé- 
rieure d'un  chef.  Mais  pour  que  sa 
voix  soit  écoutée  au  moment  du  danger, 
il  faut  qu'on  se  soit  habitué  à  lui  obéir 
aux  moments  de  calme;  il  faut  que 
toutes  les  \olontés    se    soient    accou- 


tumées à  se  soumettre  à  elle  automati- 
quement. 

Pour  atteindre  à  ce  but,  le  manie- 
ment d'arme,  par  l'attention  rigoureuse 
qu'il  exigeait,  était  un  aide  précieux.  A 
la  tin  d'une  manœuvre  à  l'extérieur, 
alors  que,  pendant  plusieurs  heures  de 
suite,  les  hommes  s'étaient  trouvés 
livrés  à  eux-mêmes,  le  capitaine  ras- 
semblait sa  compagnie,  commandait 
du  «  rang  serré  »,  quelques  mou\e- 
ments  d'arme.  Les  hommes  étaient 
aussitôt  repris  par  la  discipline,  par  la 
sensation  du  rani^ .  et,  après  quelques 
mouvements,  cette  troupe  qui,  depuis 
plusieurs  heures,  avait  échappé  à 
l'action  de  son  chef,  se  trou\  ait  remise 
dans  sa  main. 

L'action  du  maniement  d'arme  était 
psycholooiqiie.  Il  y  a  des  exemples  fa- 
meux. En  voici  un  :  la  surprise  de 
Beaumont  (  1870). 

Le  s""  corps  (de  Failly)  était  au 
bivouac  près  de  Beaumont,  se  gardant 
mal  ou  pas  du  tout.  Les  faisceaux 
étaient  formés,  les  hommes  éparpillés  : 
certains  s'occupaient  de  la  soupe, 
d'autres  étaient  en  corvée,  d'autres  se 
reposaient.  C'était  le  calme  d'une 
troupe  au  repos. 

Soudain,  le  canon  gronde,  et  une 
\olée  d'obus  vient  jeter  le  désordre  et 
la  mort  dans  cette  foule  paisible.  Ce 
fut  d'abord  une  débandade  affreuse... 
qui  allait  se  changer  en  déroute.  .Mais 
il  y  eut  quelques  chefs  énergiques. 
Courant  devant  les  armes,  ils  crièrent  : 
i(  Aux  faisceaux!  »  Au  son  de  ces  voix 
familières,  les  hommes  éperdus,  affolés, 
revinrent  machinalement  aux  faisceaux. 
On  les  leur  Ht  rompre  dans  le  plus 
grand  ordre,  et  on  leur  fit  exécuter  du 
maniement  J'arme.  Oui,  là,  sous  les 
obus,  sous  la  rafale  de  mort,  des  cen- 
taines d'hommes,  au  commandement 
d'un  autre,  firent:  «Portez...  arme... 
Reposez...  arme...  »  ils  avaient  été, 
durant  la  paix,  tellement  habitués  a 
concenlier  toute  leur  attention  pour 
bien  saisir  le  commandement   du  chei 


LES     NOUVEAUX     RÈGLEMENTS     MILITAIRES 


et  ne  pas  faire  erreur,  que  cette  préoc 
cupation,  en  un  tel  instant,  reparut 
Oubliant  le  danger  pour  quelques  se 
condes,  ils  ne  songèrent  plus  qu'à  exé 
cuter  correctement  les 
exercices  prescrits.  Et 
ces  quelques  secondes 
suffirent  pour  que  les 
officiers  reprissent  en 
main  la  troupe  affolée, 
et  pour  que  Beaumont 
ne  devint  pas  un  abomi- 
nable massacre.  Ce  fut 
une  surprise,  une  dé- 
faite... et  c'est  déjà 
bien  assez  triste. 

Décidément,  il  avait 
du  bon.  ce  pauvre  ma- 
niement darmes. 


Pour  en  finir  avec  lui. 
ajoutons  qu'il  est  réduit 
à  présent  aux  mouve- 
ments suivants  :  ((  .Met- 
tre et  remettre  la  ba'fon- 
nette  —  Mettre  l'arme 
sur  l'épaule  droite  et  la 
reposer  —  Croiser  la 
ba'ionnctte.  ce  mouve- 
ment pou\ant  aussi 
s'exécuter  en  marchant, 
et,  de  plus,  se  trouvant 
le  même  qu'à  la  posi- 
tion du  tireur  debout. 

Dans  tout  ceci  se  re- 
trouve la  préoccupation 
constante  de  simplifier. 
C'est  ainsi  que  les  mou- 
vements de  mettre  et  re- 
mettre la  ba'ionnette  se 
font  plus  simplement 
C'est  ainsi  que  le  premier  temps  de 
((  Croisez  la  ba'ionnette  »  est  encore  le 
même  que  celui  de  ((  L'arme  sur 
l'épaule  droite.  »  Parfait.  Simplifions. 
Mais  pourquoi  n'avoir  pas  laissé  les 
mou\emenls  de  ((  Purter  et  présenter... 
1  arme.  »    Il    faut  croire  que  ces  mou- 


SEULS    HONNEURS    DESORMAIS 

AUMI3  aujourd'hui 


qu'autrefois. 


vements  étaient  bien  instinctifs  aux 
Français,  car  parmi  les  jeunes  soldats 
de  cette  année,  auxquels  on  ne  les  a 
jamais  appris,  plusieurs  prennent  le 
port  d'arme  d'eux-mê- 
mes en  parlant  à  un 
officier,  ou  simplement 
pour  rentrer  dans  les 
chambres...  Et,  mieux 
que  cela,  nous  avons 
vu  des  bleus,  interpellés 
par  le  colonel,  ou  par 
un  général,  affolés,  de 
timidité,  leur  présenter 
1  arme  en  passant  par  le 
port  d'arme,  comme  le 
prescrivait  l'ancien  rè- 
glement 1 . . . 

Règlement 

DE    Gy.MNASTIQLE 

C'est  celui-ci  qui,  de 
tous  nos  règlements,  a 
subi  les  changements  les 
plus  considérables.  On 
peut  dire  qu'il  ne  reste 
plus  rien  de  l'ancien. 

A  celui-ci  on  repro- 
chait de  faire  trop  tra- 
vailler la  partie  supé- 
rieure du  corps  au 
détriment  des  autres, 
de  ne  pas  suffisamment 
exercer  les  hommes,  de 
tendre  trop  à  développer 
la  force,  pas  assez  la 
souplesse,  etc.  On  lui 
reprochait  toutes 
sortes  de  méfaits...  A 
vrai  dire,  il  présentait 
des  défauts  et  des 
lacunes,  et  demandait  à  être  revisé. 
.Mais  il  semble  qu'on  ait  été  beaucoup 
trop  loin  dans  la  voie  des  suppressions 
car  on  nous  a  donné  un  manuel  qui  est 
moins  niililciire  que  scolaire,  moins 
applicable  à  des  soldats,  à  des  hommes 
presque  faits,  qu'à  des  enhuits.  On  a 
été  hypnotisé  par  la  inélliodc  suédoise, 


LES     NOUVEAUX     RÈGLEMENTS     MILITAIRES 


et  l'on  a  introduit  clans  l'armée  une  sorte  de 
gymnastique  médicale.  Cela  n'est  point  mauvais 
en  soi.  mais  il  ne  fallait  pas  exagérer. 

L'idée  maîtresse  de  ce  règlement,  celle  qui  le 
domine  d'un  bout  à  l'autre,  le  but  auquel  on  tend 
par  tous  les  moyens,  c'est  un  effet  à  la  fois  hygié- 
nique et  athlétique  par  :  l'ampliation  thoracique, 
le  redressement  de  la  région  cervicale  de  la 
colonne  vertébrale,  la  solidihcation  des  parois 
abdominales. 

L'effet  hygiénique  est  obtenu  en  augmentant,  par 
des  exercices  spéciaux,  la  capacité  respiratoire  de 
l'homme,   en  le  faisant  donc  mieux  respirer,    en 

même  temps  que  sa 
circulation  deviendra 
plus  active;  en  forti- 
fiant, par  des  étire- 
mentset  des  contrac- 
tions que  certains 
mouvements  impo- 
sent, les  muscles  de 
son  ventre  —  moyen 
le  plus  sûr  pour  pré- 
venir les  hernies. 

On  parvient  à  l'ef- 
fet esthétique,  car  le 
redressement  de  la 
colonne  vertébrale 
fera  tenir  l'homme 
droit,  l'ampliation 
thoracique  lui  don- 
nera une  poitrine 
large  et  profonde;  le 
travail  du  bassin 
rétrécira  sa  taille  et 
fera  diminuer  son 
ventre.  De  très  nom- 


COMMENT    ON     RENDAIT 

LES    HONNEURS 

AUX    OFFICIERS    SUPÉRIEURS 


LE    PORT    D  ARMES 

HONNEURS 

AUX    OFFICIERS    SUPÉKIEURS 


breux  exercices  des  membres  inférieurs  viendront 
donner    aux    jambes   de  la  force   et    du   modelé. 

L'ancien  règlement  se  divisait  en  gymnastique 
d'  ((  assouplissement,  »  et  ((  gymnastique  appli- 
quée »,  la  première  comprenant  les  assouplisse- 
ments proprement  dits  ,  la  boxe  et  le  bâton,  la 
deuxième  étant  le  travail  aux  appareils 

Le  nouveau  se  divise  en  «  gymnastique  de  dévelop- 
pement» et  en  ((gymnastique  d'application)).  Comme 
son  nom  l'indique,  la  première  tend  au  dcvclop- 
pemcnl  physique  de  l'homme:  la  deuxième  apprend 
au  soldat  à  surmonter  les  diflicultés  naturelles 
qui  se  présentent  à  chaque  instant  en  campagne. 


LES     NOrVEAlX     RÈGLEMENTS     MILITAIRES 


MOUVEMENTS  DE  RENVERSEMENT  A  LA  BARRE  FIXE 


Les  assouplissements  de  rancien 
rendement  s'exécutaient  toujours  les 
poings  fermés  et  en  partant  delà  station 
droite,  les  bras  allongés  le  long-  du 
corps.  Les  bras  pouvaient  être  laissés 
tendus  et  raides  (assouplissements  s.7;z,s 
llcxiou:  — ou  en  pliant  les  bras  (assou- 
plissements avec  Jlexio7i) .  — Les  mou- 
\ements  du  tronc  se  bornaient  à  la 
llexion  en  avant  ou  en  arrière,  avec  ou 
sans  mouvement  simultané  des  bras. 
Les  exercices  de  jambes  étaient  sim- 
plement la  Jh'.xion  des  e.xlicinitcs  infé- 
rieures. 

Les  assouplissements  du  nou\eau 
manuel  sont  beaucoup  plus  nombreux, 
ils  s'exécutent,  non  seulement  sur  le 
sol,  mais  aux  agrès  —  tous  avec  les 
mains  ouvertes.  L'homme  part  d'une 
«   position  initiale,  ou  fondamentale  ». 


Ces    positions  fondamentales 
sont  en  grand  nombre: 

Station  droite  —  mains  aux 
épaules,  mains  aux  hanches, 
mains  à  la  poitrine,  toutes 
destinées  à  élargir  les  muscles 
dorsaux,  et  à  raccourcir  les 
muscles  pectoraux.  Viennent 
ensuite  les  fentes,  fente  en 
avant,  fente  en  arrière,  fente 
latérale 

Partant  de  ces  attitudes, 
l'homme  exécute  certains 
exercices,  en  grand  nombre, 
qu'il  serait  oiseux  de  dénom- 
brer ici.  Tous  sont  conçus  de 
manière  à  ce  que  toutes  les 
régions  musculaires  du  corps 
soient  mises  en  jeu  :  c'est 
ainsi  que,  en  outre  de  la 
tlexion  du  corps  en  avant  et  en 
arrière,  on  a  prescrit  encore 
des  tlexions  latérales,  des 
torsions,  que  l'on  combine 
plus  tard  avec  des  mouve- 
ments de  bras.  Que,  après 
les  tlexions  des  extrémités 
inférieures,  genoux  réunis,  on 
trouve  les  mêmes,  genoux 
écartés  :  qu'il  y  a  différents 
exercices  de  jambes,  obligeant  les 
muscles  de  celles-ci  à  tra\ailler  dans 
tous  les  sens.  La  plupart  des  assou- 
plissements exécutés  sur  le  sol,  sont 
répétés  avec  laide  d'agrès,  ce  qui 
augmente  leur  difficulté,  et  par  suite, 
leur  valeur. 

Dans  l'ancien  règlement,  la  boxe 
comprenait  des  coups  de  poing  d'un 
usage  très  rare  dans  la  réalité  :  tels  le 
coup  de  poing  de  re\ers,  le  coup 
de  poing  de  masse.  Le  coup  de 
pied  bas.  destiné  à  frapper  l'adversaire 
au  tibia,  y  était  décrit  d'une  manière  qui 
le  tendait  peu  pratique  au  combat. 
Lnlin.  parmi  les  coups  de  pied  hauts, 
un  seul,  le  ((  coup  de  pied  brisé  en 
avant  )>.  était  réellement  piatique,  les 
autres  étant  de  purs  assouplissements. 
La    boxe    maintenant   rèLdemcntaire 


LES     NOUVEAUX     RÈGLEMENTS     MILITAIRES 


123 


dans  i'arméc  n'est  que  de  la  hoxe  de 
combat.  Elle  a  été  tout  entière  em- 
pruntée à  la  méthode  du  maître  Char- 
lemont.  Elle  ne  comprend  plus  que  des 
coups  de  poing  directs,  de  l'un  ou  de 
l'autre  bras,  dirigés  au  visage,  à  la  poi- 
trine, au  creuxde  l'estomac.  Ces  coups 
se  donnent,  non  seulement  de  pied 
ferme,  mais  encore  en  marchant  ou  en 
se  fendant,  ce  qui  augmente  pour 
beaucoup  leur  valeur  et  leur  force. 

Le  coup  de  pied  bas  est  indiqué  tel 
que  le  pratique  Charlemont,  c'est  à 
dire  de  la  seule  manière  qui  soit  ration- 
nelle, en  s'allongeant  à  fond,  de  ma- 
nière à  atteindre  son  adversaire  de  très 
loin,  en  risquant  soi-même  le  moins 
possible.  On  le  donne  même  de  plus 
loin,  en  faisant  un  pas  vers  l'adversaire 
ce  qui  s'appelle  o. 7 o7îL'r 
la  mesure. 

Le  coup  de  pied  de 
pointe  est  terrible,  s'il 
atteint  l'adversaire  au 
bas  du  ventre,  au  creux 
de  l'estomac.  On  doit 
éviter  de  l'employer  à 
l'assaut,  et  le  réserver 
pour  la  rue,  en  cas 
d'agression  par  un 
apache. 

Voient  ensuite  le  coup 
depied  au  flanc  de  l'ad- 
versaire ;  ceux  qui  ont  la 
jambe  souple  peuvent 
frapper  plus  haut,  en 
poitrine  ou  en  figure. 

Et  l'on  trou\  e  enfin 
les  coups  de  pied  chas- 
sés, qui  se  donnent  du 
talon,  en  visant  soit  le 
tibia  (chassé  bas)  soit 
la  cuisse,  le  ventre,  la 
ceinture  ou  la  poitrine. 
Ils  se  donnent  de  la 
jambe  de  de\ant  ou  de 
la  jambe  de  derrière, 
avec  ou  sans  marche. 
Ces  coups-là,  bien 
assénés,  sont  terribles. 


Le  principal  appareil  de  la  nouvelle 
gymnastique,  ce  sont  les.  ((  barres  dou- 
oles  )).  P'igurez-\ous  des  barres  paral- 
lèles mobiles,  dont  les  deux  barres 
peuvent  être  placées  à  toutes  les  hau- 
teurs dans  des  montants  élevés  de  plus 
de  2  mètres.  En  enlevant  complète- 
ment une  des  barres  d'un  côté,  on  a 
une  ((  barre  à  suspension  »,  qui  se 
place  à  volonté  à  hauteur  de  ceinture 
ou  de  tête  pour  certains  mouvements 
d'assouplissements  —  ou  à  hauteur  de 
suspension  pour  les  mêmes  exercices 
que  ceux  de  l'ancienne  barre  fixe.  Les 
deux  barres  placées  à  la  même  hau- 
teur, donnent  des  parallèles,  et  on  y 
exécute  les  exercices  de  l'ancien  règle- 
ment. Placées  au-dessus  de  la  tête, 
elles  constituent   un   appareil   de  sus- 


Noi  VKAUX   i;.\i:k<;u;i:s  UASsouPLitSEMicNr  A  i.A    uakri-; 


IJ^ 


LES     NOUVEAUX     REGLEMENTS     MILITAIRES 


pension  pour  des  mouvements  sem- 
blables ou  analogues  à  ceux  de  l'é- 
chelle horizontale. 

Enfin,  on  peut  installer  les  barres 
dans  un  même  plan,  en  les  plaçant 
toutes  deux  dans  les  montants  d"un 
même  côté,  pour  certains  sauts  qui 
s'effectuent  en  saisissant  une  barre 
dans  chaque  main. 

La  poutre  horizontale  et  le  portique 
ont  été  supprimés.  En  outre  des  mou- 
vements d'autrefois,  on  a  prescrit  un 
certain  nombre  d'exercices  d'équilibre 
vraiment  difficiles.  Il  s'agit  d'atténuer 
chez  l'homme  le  vertige,  et  de  déve- 
lopper en  lui  le  sens  de  l'équilibre. 

On  était  tellement  hanté  par  la 
crainte  du  resserrement  de  la  poitrine, 
que  l'on  a  supprimé  le  travail  aux 
cordes  et  aux  perches  simples,  qui  ont 
été  remplacées  par  des  perches  et 
cordes  par  paires,  où  l'homme  grimpe 
avec  les  bras  forcément  écartés.  Ce 
travail  est  évidemment  bon,  mais  on 
pouvait  fort  bien  laisser  subsister  1  an- 
cienne corde  lisse,  qui  ne  resserrait  la 
poitrine  qui  si  on  en  abusait  —  ce  que 
nos  hommes,  à  coup  sur.  n  étaient  pas 
tentés  de  faire. 

...  Un  exercice  nouveau  est  intro- 
duit :  c'est  le  lancement  du  boulet.  11 
rappelle  le  tra\ail  du  discobole  an- 
tique, et  nous  sommes  heureux  de  son 
adjonction. 

...  Les  sauts,  exercice  important 
entre  tous,  sont  1  objet  de  beaucoup 
plus  d'étude  que  dans  l'ancien  règle- 
ment. On  commence  par  apprendre 
aux  hommes  à  exécuter,  mains  aux 
hanches,  de  petits  sautillements  sur 
place,  sur  la  pointe  des  pieds,  les 
jambes  restant  aussi  tendues  que  pos- 
sible, puis  en  pliant  les  jambes. 
L  homme  est  exercé  ensuite  à  sauter 
en  fléchissant  le  tronc  sur  les  jambes, 
les  mains  touchant  presque  les  jambes, 
et  enfin  à  sauter  en  creusant  les  reins, 
pli;int  les  jambes  en  arrière,  et  en  jetant 


les  bras  le  plus  haut  possible  à  la  posi- 
tion verticale.  C'est  le  ((  saut  d'ange  » 

On  passe  enfin  aux  sauts  propre- 
ment dits,  en  largeur,  hauteur,  pro- 
fondeur, précédés  ou  non  dune  course. 

Enfin,  des  exercices  respiratoires 
accoutument  l'homme  à  respirer  en 
absorbant  le  plus  d'air  possible;  ils 
doivent  être  pratiqués  après  tout  exer- 
cice essoutlant. 


La  gymnastique  d'application  com- 
porte d'abord  l'escrime  à  la  baïonnette 
au  mannequin.  Un  mannequin  repré- 
sentant \  aguement  un  homme  est  sus- 
pendu à  une  corde.  Le  soldat  doit 
l'atteindre  à  la  partie,  et  par  le  coup 
que  fixe  l'instructeur,  après  avoir  exé- 
cuté au  commandement  de  celui-ci  des 
pas  et  des  Aoltes. 

Le  mannequin  est  ensuite  mis  en 
mou\ement  au  moven  d'une  corde  que 
tient  linstructeur,  ce  qui  augmente  la 
difliculté. 

La  gymnastique  d  application  com- 
porte ensuite  les  exercices  d'équilibre 
sur  la  poutre  et  le  portique;  puis  les 
escalades,  que  l'homme  eli'ectue  soit 
seul,  soit  au  moyen  d  une  corde  fixée 
au  mur,  soit  à  l'aide  de  camarades.  Les 
soldats  apprennent  ensuite  à  franchir 
des  clôtures  en  s'aidant  les  uns  les 
autres. 

Le  parcours  de  la  piste  d'obstacles 
couronne  les  exercices;  il  se  fait  sac  au 
dos,  en  franchissant  des  obstacles  de 
toutes  sortes  en  terrain  varié.  L'ins- 
tructeur saute,  escalade  ou  passe  les 
obstacles  qu'il  rencontre,  et  les  soldais 
se  conforment  à  ses  mouvements.  On 
s'efforce  ainsi  de  dé\  elopper  leurs  qua- 
lités d'adresse  et  d'endurance,  pour  les 
rendre  aptes  à  faire  vraiment  de  solides 
combattants. 

Un  OinciER. 


PARASOL     ET     PARAPLUIE 


Le  parasol  est  un  oriental.  Il  est  né 
quelque  part  entre  les  îles  du  Japon  et 
la  vallée  du  Nil,  à  une  époque  confi- 
nant aux  âges  historiques.  Aussi  loin 
qu  on  pénètre,  la  lampe  de  l'archéologue 
à  la  main,  dans  ce  qu'on  appelle  la  nuit 
des  temps,  on  le  trouve  en  possession 
d'une  situation  glorieuse  et  magnifique  : 
il  orne  et  abrite  la  tête  des  dieux,  des 
prêtres  et  des  rois. 

Les  peintures  des  hypogées  et  des 
sarcophages  égyptiens,  les  bas-reliefs 
assyriens,  les  antiques  sculptures  de. 
l'Inde  montrent  portant  la  divinité  et 
ses  deux  représentants,  le  pontife  et  le 
monarque,  ayant  le  chef  surmonté  d'un 
parasol,  fixé  ou  porté  par  un  fonction- 
naire spécial.  Ce  parasol  religieux  et 
royal,  loin  de  disparaître  en  approchant 
des  temps  modernes  et  de  l'Occident, 
s'est  amplifié,  et.  passant  de  la  forme 


I.A      riKICI'.SSKiN      l)i:S     PARASOI-S     au     COURON'N'I- 

1)1-:   i.'i'.mpi;ri:uk   dic  chine 

ronde  à   la   O^trme  quadrangulairc,  est 
dc\cnu  le  dais. 

[lu  bas-rclicfcUi  palaisd'Assur-Nasir- 
i*al,  à  (-a  la  h.  l'cpi'ésente  ce  roi  ass\- 
l'ien,  qu  on  suppose  cire   le   même  que 


le  fameux  roi  chasseur  Nemrod,  se  pré- 
parant à  faire  une  libation  sur  un  tau- 
reau offert  en  sacrifice.  Derrière  lui.  un 
serviteur  porte  un  parasol  muni  de 
côtes  —  de  haleines,  comme  nous  di- 
sons—  qui  donnent  à  croire  que  l'instru- 
ment s'ouvrait  et  se  fermait  à  volonté. 
Ce  bas-relief  a  été  fait  huit  siècles  et 
demi  au  moins  avant  l'ère  chrétienne. 
La  position  qu'il  avait  prise  dès  le 
principe,  le  parasol  l'a  gardée  dans  tout 
l'Orient.  Il  ne  sert  plus,  cependant, 
comme  il  le  faisait  jadis  en  Chine,  à 
recouvrir  les  sanctuaires  ;  il  a  cédé  la 
place  à  des  constructions  de  pierre  ou 
de  métal  qui  affectent  la  forme  de  para- 
sols superposés  et  qui  sont  des  pagodes. 
En  Chine,  en  effet,  dans  le  Siam  et 
d'autres  pays,  les  parasols  sont  à  plu- 
sieurs étages,  et  le  nombre  deces  étages, 
est  proportionné  à  l'élévation  du  per- 
sonnage qui  a  droit 
à  cet  insigne.  Le  jour 
du  couronnement  ou 
du  mariage  de  l'em- 
pereur à  Pékin,  le 
Fils  du  Ciel  a  un  cor- 
tège de  deux  cents 
parasols  à  triple  éta- 
ges, portés  par  les 
mandarins  du  plus 
haut  rang.  Ces  para- 
sols sont  en  soie  de 
d il fé rentes  couleurs, 
magniliquemenl  dé- 
corés de  peintures  et 
de  J"ii"oderies.  paiMiii 
lesquelles  ligure  tou- 
joursleDi'agnm  mancl- 
^,,.-^.-,.  chou.  (  )n   ne  les  sort 

du  trésor  impéiial  que 
d  a  n  s  ces  oc ca  sii")  n  s 
solennelles.  I)ailleurs,'Je  Chinois  ne  \a 
guère  sans  parasol;  les  grands  Font  en 
soie  cl  le  lonl  tenir  denière  eu\  pn\'  des 
ser\iteurs;  il  est  d'élofle  ordinaire  poui 
les  marchands  et  lessimples  lettrés.  i.|ui 


PARASOL     ET     PARAPLUIE 


1.  IMI'KRATRICE     D  ABYSSIMi:    ET    SON    PARASOL 

le  portent  eux-mêmes  :  le  bas  peuple  ne 
s'en  prive  point,  mais  les  siens  sont 
modestement  en  un  papier  à  la  fois 
résistant  et  souple. 

Le  roi  de  l^irmanie  s  intitule  depuis 
des  siècles  ((  le  seigneur  des  xingt- 
quatre  parasols  ».  Un  traité,  conclu 
entre  ce  souverain  et  lempereur  de 
(^hine  en  176g,  l'appelle  ((  le  roi  des- 
cendudusoleil,  leseigneur  qui  règnesur 
la  multitude  des  chefs porteuis de  para- 
sols dans  le  Royaume  occidental  )).  tan- 
dis que  l'empereur  chinois  est  désigné 
commed  le  maîtredu  Palais  Doré  de  la 
Chine,  qui  g-ûu\erne  une  multitude  de 
chels  porteurs  de  parasols  dans  le 
Gi-and  Royaume  oriental  ». 

Au  Siam,  le  trésor  royal  contient 
nombre  de  parasols  très  précieux,  et 
cet  instrument  ligure  dans  les  insignes 
de  l'ordre  i-<iyal  de  Maha  Chakri,  lequel 
ne  se  confère  qu  aux  sou\erains  ou  aux 
héritiers  des  sou\erains.  Vn  usage  spé- 
cial au  Siam  c'est,  loi'squ'un  gi-and  per- 
sonnage ou  un  homme  riche  est  niorl. 
de  placer  son  corps  embaumé  clans  un 
bateau,  au  milieu  duquel  se  dresse  une 
peiche  qui  porte  des  pa\  liions  de  para- 


sols, dont  le  nombre  varie  suivant  le 
rang  du  défunt.  Ce  bateau  est  lancé 
à  la  dérive,  c'est  dans  le  voisinage  du 
lieu  où  il  s'arrête  que  le  cadavre  est 
tantôt  inhumé,  tantôt  brûlé.  Quelque- 
lois,  on  élè\  e  sur  l'emplacement  une 
petite  pagode,  à  l'extérieur  de  laquelle 
les  parasols  sont  appendus. 

Le  parasol  n'est  pas  moins  en  hon- 
neur dans  rindc.  Les  fakirs  qui  font 
leurs  purifications  dans  les  eaux  du 
Gange,  à  Bénarès,  s'établissent  sur  les 
deux  rives  du  fleuve,  abrités  sous  d'im- 
menses parasols  que  la  foule  considère 
comme  des  emblèmes  sacrés.  La  tribu 
hindoue  des  Santhals,  dans  les  monta- 
gnes du  Bengale,  va  jusqu'à  ériger  un 
parasol  comme  une  sorte  d'arbre  de  mai. 
enguirlandé  de  fleurs  et  de  feuillages, 
autour  duquel  les  naturels  mènent  des 
danses  religieuses  et  qu'ils  adorent  com- 
me un  dieu.  L'usage  en  était  jadis  stric- 
tement réservé  au  Grand-Mogol,  et  les 
voyageurs  ou  les  marchands  européens 
qui  entraient  à  Delhi,  devaient  laisser 
leurs  ombrelles  dans  leurs  bagages, 
pour  éviter  le  crime  de  lèse-majesté.  De 
même,  encore  aujourd  hui,  1  usage  du 
parasol  est  une  prérogati\"e  du  sultan. 

Depuis  la  conquête  de  l'Inde  par  les 
-Vnglais,  cet  insigne  y  a  sans  doute  beau- 
coup perdu  de  son  prestige,  (cependant, 
lorsque  le  Prince  de  Galles,  il  y  a  quel- 
ques années,  visita  le  pays,  un  parasol 
d'apparat  était  tenu  au-dessus  de  sa 
tête,  dans  toutes  les  cérémonies  olli- 
cielles.  comme  un  symbole  de  son  rang. 

Le  négus  ou  empereur  d  Abyssinie 
et  l'impératrice,  sa  femme,  ne  sortent 
jamais  sans  être  suivis  d  un  porteur  de 
parasol.  Les  rois  et  chefs  nègi'cs  des 
côtes  occidentales  de  I  .Miique  et  des 
bords  du  Niger  se  réserxenl  le  même 
insigne. grossi ei' de  I orme  et  de  matière. 
bien  entendu,  mais  orné  tout  autour 
de  \erroleries,  de  coquillages,  de  dents 
et  d'ossements  Iniiiiains.  aimables  té- 
moignagesdu  degréde  leur  ci\  ilisalion. 

Le  Japon  est  le  seul  pa\s  e\olK|ue  où 
le  i")arasol  se  soil  clémocial  isé.     Iiuit  le 


PARASOL    ET    PARAPLUIE 


127 


monde  là-bas,  les  femmes  surtout,  porte 
ces  engins  élégants  et  bizarres,  faits  de 
papier  et  illustrés  d'oiseaux,  de  chi- 
mères, de  fleurs  et  de  figures  cocasses, 
que  Ion  exporte  —  que  Ton  contrefait 
aussi  —  par  milliers  en  Europe  et  que 
tout  le  monde  connaît. 

Les  Romains  avaient  reçu  le  parasol 
des  Grecs  qui,  si  près  de  l'Orient,  le 
regardaient  comme  un  signe  hono- 
riiique  et  quasi  religieux.  C  est 
ainsi  qu'à  la  iete  des  Panathénées, 
à  Athènes,  les  femmes  des  étrangers 
domiciliés  dans  la  \  ille  étaient 
astreintes  à  1  humiliante  fonction  J 
de  porter  les  parasols  des  jeunes  j 
citoyennes.  iVlais  les  conquérants 
de  l'univers,  gens  pratiques  avant 
tout,  n'y  virent  qu'un  instrument 
grâce  auquel  le  premier  ^  enu  peut 
se  donner  de  l'ombre  en  plein  midi. 
Il  est  permis  de  supposer  qu'ils 
ne  furent  pas  longs  à  trouver 
que  ce  qui  garantit  du  soleil  ga- 
rantit également  de  la  pluie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  ne  fut 
guère  qu'au  xv!*-'  siècle  que  le  para- 
pluie proprement  dit  commença  à 
se  répandre  en  France.  On  en 
apprécia  tout  de  suite  l'utilité:  mais 
c'était  encore  un  objet  de  luxe, 
massif  de  manche  et  lourd  d'étoffe, 
dont  le  mécanisme,  dur  à  faire  mou- 
voir, se  détraquait  facilement:  et 
l'on  y  regardait  à  deux  fois  a\  ant 
d'en  faire  l'emplette  C'est  ce  qui 
explique  qu  il  se  iorma  une  com- 
pagnie pour  louer  des  parapluies, 
les  jours  d'averses,  aux  gens  qui 
tra\ersaient  le  Pont-Neuf.  Il  \ 
avait  un  bureau  à  chaque  extrémité 
du  p(jnt,  et  le  pai'apluie  qu  on 
louait  à  un  bord  était  déposé  à 
l'autre.  La  location  coûtait  deux 
liards.  On  sait  (.|ue  le  Pnnl-Xeul. 
ache\é  en  \(n>2.  lut  pendant  plus 
d  un  siècle,  comme  le  dit  Théophile 
La\  allée,  «  la  promenade  favorite  des 
Parisiens,  un  lieu  de  plaisirs,  le  rende/- 
\oLis  des  oisifs,  des  charlatans  et  des 


filous  »,  et  qu  on  y  voyait  les  bateleurs 
et  farceursTabarin,Mondor  et  Brioché. 
Pouvoir,  sans  crainte  de  se  mouiller, 
s'attarder  au  milieu  de  tousces  divertis- 
sements pour  deux  liards.  ce  n  était 
vraiment  pas  trop  cher. 

Le  parapluie  s'acclimata  moins  aisé- 
ment de  l'autre  côté  du  détroit.  Un 
voyageur.  Jonas  Ilanway,  passe  pour 
être  le  premier  qui  s'en  soit  servi  à 
Londres.  Sa  promenade  dans  PallMall, 
a\'ec  un  parapluie  ouvert,  en  1750,  est 
restée  célèbre.  La  populace  le  hua.  lui 


I-E    PRE.MIKR     l'.AK.API 


I    \       \  \.  ,  M    I  I    KKI 


jeta  des  pierres;' les  cochers  le  poursui- 
\ii-ent  d'injures  et  de  menaces, cai- celte 
in\  ention.  pensaient-ils.  allait  les  empê- 


PARASOL    ET    PARAPLUIE 


cher  de  louer  leurs  voitures.  Bref,  l'échec 
fut  si  complet,  que  des  années  se  passè- 
rent pendant  lesquelles  Jonas  Hanway 
trouva  peu  d'imitateurs.  On  les  mon- 
trait au  doigt  et  on  les  stigmatisait  du 
nom  de  ((  Français  ))  —  cruel  outrage! 

Aujourd  hui.  le  parapluie  est  par  tous 
les  temps,  le  compagnon  obligé  de  tout 
Anglais  sérieux,  mer-chant,  clerk  ou 
gentleman^  car  s  il  ne  pleut  pas  quand 
on  sort,  il  peut  pleuvoir  avant  qu'on 
rentre.  Cet  état  d  âme  est  bien  symbo- 
lisé dans  la  statue  du  grand  fabricant 
de  biscuits  George  Palmer.  à  Reading: 
le  glorieux  industriel  est  debout,  tête 
nue,  tenant  dans  la  même  main  son 
chapeau  haut  de  forme  et  son  para- 
pluie. 

Chez  nous,  le  parapluie  a  eu  à  sup- 
porter bien  des  avanies.  On  lui  a  donné 
de  vilains  surnoms,  riflard, pépin,  que 
sais-je'r  Les  jeunes  romantiques,  les 
lions  et  dandies  de  1830  le  méprisaient  : 
en  porter  un,  c'était  s'avouer  bourgeois, 
philistin,  épicier.  Les  caricaturistes  de 
l'opposition  ne  manquaient  jamais,  pour 
représenter     Louis- Philippe,    le    roi- 


citoyen,  d  armer  d'un  énorme  pépin  la 
poire  à  toupet. 

Le  parapluie  n'en  a  pas  moins  fait 
son  chemin.  Il  a  pris  de  1  élégance, 
s  enroule  en  plis  serrés  et  réguliers, 
arrive  à  mériter  d'être  comparé  à  une 
aiguille,  si  bien  que  dans  une  rixe,  il 
constitue  une  arme  terrible  :  un  coup 
de  pointede  parapluie  dansl'œil  fait  une 
blessure  mortelle,  comme  le  montrent 
des  accidents  récents. 

Avec  ses  nombreuses  vertus  et  ses 
rares  défauts,  le  parapluie  méritait  bien 
le  triomphe  que  lui  a  ménagé  1  avilie  amé- 
ricaine d'Omaha.  dans  leNébraska.  lors 
de  sa  dernière  exposition. Le  clou  était  un 
riflard  en  métal,  haut  de  is<>  pieds,  un 
peu  plus  de  4^  mètres.  Au  bout  de  cha- 
cune des  nervures  était  attaché  une 
sorte  de  véhicule  semblable  à  ceux  de 
la  Grande  Roue  de  Paris  :  3^0  personnes 
pouvaient  v  trouver  place.  Le  charge- 
ment fait,  le  parapluie  s  ouvrait  len- 
tement, enlevant  ses  voyageurs,  et,  une 
fois  ouvert,  il  se  mettait  à  tourner 
mécaniquement  sur  un  axe  ou  manche. 

B.    DE    LA    MOTHE. 


lAII  Al    X    I-IINIK  \lRi:S     AU     S  [  A  M 


Placé  à  deux  heures  en  mer,  sur  les 
écueils  qui  rendent  la  côte  de  la  Flo- 
ride si  dangereuse,  le  phare  du  Feu 
Perdu  appartenait  à  la  direction  du 
Key-West,  et  nécessitait  la  présence 
continuelle  de  deux  gardiens,  chargés 
d'alimenter  les  feux. 

Encore  ces  deux  gardiens  ne  fai- 
saient-ils que  six  mois  de  service  pai- 
an,  de  manière  que,  en  réalité,  c'étaient 
quatre  préposés  qu'exigeait  l'entrc- 
XVlil.  — 


tien  de  ce  phare,  si  éloigné  de  la  côte 
solitaire. 

Dans  les  premiers  jours  de  jan\  icr 
et  dans  les  premiers  de  juillet,  un  peu 
plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard,  suivant 
l'état  de  la  mer,  un  petit  cutter  \enait 
pi'cndre  la  garde  descendante  et, 
avec  les  deux  nouveaux  surveillants, 
déposait  sur  l'îlot  des  \  i\res,  de  l'huile, 
des  instruments  de  l'echange,  tout  ce 
qui  pouvait  être  utile  à  l'entretien  du 


130 


LE     MYSTERE     DU     f'HARE 


feu  comme  à  1  existence  des  prisonniers 
volontaires. 

Très  souvent,  il  y  avait  des  répara- 
tions à  exécuter  pour  rétablir  la  soli- 
dité de  la  tour.  D'autre  part,  malgré 
les  soins  prodigués  régulièrement  au 
^  ieil  édifice  planté  en  sentinelleavancée 
sur  cette  mer  sauvage,  il  arrivait 
parfois,  aux  équinoxes,  que  les  vagues 
furieuses,  rebondissant  sur  le  roc, 
sautaient  jusqu'à  la  lanterne,  et  même, 
la  dépassaient. 

Ces  jours-là,  et  les  nuits  encore 
mieux,  il  semblait  aux  gardiens  que  la 
vieille  tour  de  granit  mollissait,  cour- 
bait la  tête,  ployait  l'échiné,  s'aban- 
donnait, prête  à  crouler  dans  legouffre. 

Une  fois,  l'un  des  gardiens,  devenu 
subitement  fou,  s'était  précipité  de 
la  terrasse  dans  le  vide.  Il  était  alors 
difficile,  on  le  comprend,  de  recruter 
le  personnel  destiné  au  phare;  même 
parmi  lés  gens  de  mer,  pourtant  si 
braves,  le  Feu  Perdu  inspirait  de  la 
terreur. 

Si  des  raisons  d'économie  et  la  né- 
cessité d'une  installation  plus  perfec- 
tionnée condamnaient  depuis  long- 
temps le  phare  à  une  démolition  cer- 
taine, on  peut  dire  qu'elle  fut  hâtée  par 
la  triste  réputation  du  Feu  Perdu,  et 
surtout  par  la  sanglante  tragédie  dont 
furent  marqués  les  derniers  jours. 


Les  deux  derniers  gardiens  du  feu 
s'appelaient  Ned  Storck  et  Toby  Wells. 

Un  soir  de  novembre,  traversé  par 
tous  les  hurlemcntsduventct  toutes  les 
plaintes  de  la  mer,  voilà  que,  dans  un 
assaut  des  lames,  si  formidable  que  la 
pierre  semblait  en  gémir  de  douleur, 
soit  qu'un  caillou  arraché  de  la  base 
naturelle  eiit  été  lancé  jusqu'au  faîte, 
soit  qu'une  \ague,  en  recouvrant  le 
dôme,    eut    eu   encore    assez    de    (avec 


pour  briser  l'épaisse  glace  de  cristal, 
la  lanterne  creva.. . 

Prompts  au  de\oir,  Ned  et  Toby 
changèrent   la  garniture. 

Ils  n'y  parvinrent  qu  après  de  longs 
efforts. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  :  il  fallait 
rallumer  le  feu  et  l'empêcher  de  s'é- 
teindre. Comment  y  parvenir,  sous  ce 
vent  d'enfer  >  Après  une  demi-heure 
de  réflexion  —  c'est  le  rapport  jour- 
nalier des  gardiens  qui  a  fixé  ces  dé- 
tails —  Xed  imagina  de  placer  une 
feuille  de  tôle  contre  les  barres  verti- 
cales de  la  lanterne,  à  l'endroit  de  la 
brisure. 

Toby  fit  bien  observer  à  son  compa- 
gnon que  ce  moyen  n'était  pas  parfait, 
puisqu'il  laissait  dans  l'ombre  un 
cinquième  environ  du  secteur  que 
devait  éclairer  le  feu.  Cependant,  il 
dut  convenir  que  cela  valait  mieux 
que  rien  :  les  deux  hommes  descen- 
dirent donc  à  la  chambre  de  \  eille  pour 
percer  dans  la  feuille  de  tôle  les  trous 
destinés  à  rece\oir  le  fil  de  laiton 
destiné  à  la  fixer  aux  barreaux  de  la 
grille 

Tandis  qu'ils  étaient  là,  tout-à-coup, 
parmi  les  éternels  sifflements  de  la 
tempête  et  les  incessantes  lamentations 
de  locéan,  Ned  et  Toby  crurent  en- 
tendre un  craquement  extérieur  ,  des 
cris  humains,    une  explosion. 

Pâles,  couverts  d'une  sueur  froide, 
hantés  de  la  même  crainte,  non  pour 
eux,  mais  pour  les  naufragés  qui,  peut- 
être,  agonisaient  sur  les  écueils.  ils 
bondirent  ensemble  jusqu'à  la  plate- 
forme... Rien  ! 

Leur  misérable  falot  éclairait  à  peine 
le  rebord  de  la  galerie,  et  nul  bruit 
n'arrivait  a  eux, que  laclamcur  tiagique 
de  l'abîme,  boulc\ersé  par  les  rages 
d'en  haut. 

Ils  redescendirent  et  se  hâtèrent  de 
terminer  leur  travail,  pensant  ^lue  la 
clarté  du  phare  peicerail  Tomltre  au- 
tour d'eux  et  les  fixerait  sur  la  réalité 
de  leurs  craintes. 


LE  MYSTERE  DU  PHARE 


Mais,  le  feu  rallumé,  ils  ne  virent 
pas  mieux  sur  les  écueils  :  une  rafale 
de  neige  emplissait  tout  l'espace  de  ses 
épais  tourbillons.  Plus  inquiets  encore, 
toujours  hantés  de  la  sinistre  vision 
qui  leur  était  apparue  en  même  temps, 
ils  ne  voulurent  pas  redescendre.  D'un 
commua  accord,  ils  décidèrent  de  pro- 
longer leur  veille  jusqu'au  jour. 

La  réalité  dépassa  peut-être  tout  ce 
qu'ils  avaient  pu  entrevoir  :  sur  l'une 
des  roches  voisines,  l'arrière  d'un 
bateau  à  vapeur  restait  juché  sur  l'arête 
des  rocs. 

L'épave  penchait  à  bâbord,  de  leur 
côté,  et,  sous  les  rayons  du  jour  blafard 
qui  succédait  à  celte  nuit  d'horreur, 
Ned  et  Toby  découvrirent  de  nom- 
breuses formes  humaines  couchées  sur 
le  pont,  où,  de  place  en  place,  elles 
formaient  des  tas. 

Sans  hésiter,  ils  mirent  à  l'eau  la 
petite  embarcation  rentrée  sous  l'esca- 
lier de  la  tour.  La  mer  restait  mau- 
vaise; le  trajet,  pour  court  qu'il  fût, 
n'en  était  pas  moins  dangereux;  mais 
on  ne  pouvait  laisser  mourir,  là, 
presque  au  pied  du  phare,  ceux  des 
naufragés  qui  respiraient  encore.  Bien 
que  tout  permît  de  craindre  que  la 
plupart  avaient  péri,  Ned  et  Toby 
espéraient  encore  trouver  des  vivants 
à  sauver. 

Par  mesure  de  précaution,  ils  déci- 
dèrent que  l'un  d'eux  seulement  irait 
au  secours  des  naufragés  et  que  l'autre 
resterait  au  phare  :  si  l'éclipsé  fatale 
du  feu  avait  pu  causer  ce  désastre,  il 
ne  fallait  pas  qu'une  catastrophe  nou- 
velle vint  s'ajouter  à  celle-ci. 

Ned,  étant  le  plus  jeune  —  il  n'avait 
que  vingt-cinq  ans  —  voulut  partir 
d'abord;  si  l'embarcation  devait  faire 
un  second  voyage,  Toby  aurait  son 
tour. 

Toby  acquiesça. 


Quarante    minutes    plus    tai-d.   Ned 
était  de  reloui'    cl  déposait   au    phare. 


enveloppée  dans  un  grand  manteau  de 
voyage  qui  moulait  ses  formes  frêles, 
une  jeune  fille  aux  cheveux  d'or,  pâle, 
si  pâle  quelle  semblait  morte. 

—  Eh  bien,  fit  alors  Toby,  après  un 
long  temps  de  silence  et  d'émotion, 
n'est-ce  pas  un  des  steam-boats  de 
Jacksonville  à  Savannah? 

Ned  répondit  d  un  mot  :  Eagle. 
L'Aigle    (Eagle)   était    en    effet  l'un 
des    navires   à    aubes   et    à    balancier 
qui  faisaient  le  service  entre  les  deux 
villes. 

Des  centaines  d'êtres  humains  de- 
vaient avoir  péri  sur  les  récifs.  Plus  de 
soixante  restaient  encore  sur  l'arrière 
du  bateau,  endormis  dans  la  mort  peut- 
être;  les  autres  étaient  loin,  sur  les 
vagues  ou  dans  les  profondeurs  incon- 
nues, emportés  avec  l'avant  du  bateau, 
brûlés  par  la  vapeur  au  moment  de 
l'explosion  des  chaudières,  ou  enlevés 
par  les  lames  qui,  presque  toute  la 
nuit,  avaient  balayé  l'épave. 

Mais  ni  Toby  ni  Ned  ne  songèrent 
aux  cadavres  proches  ni  aux  morts 
disparus  :  la  présence  de  cette  jeune 
femme,  si  belle  et  si  pâle,  plus  morte 
que  vive,  leur  faisait  oublier  le  reste 
du  monde,  et  ils  restaient  muets, 
plongés  dans  une  stupeur  telle  qu'ils 
en  oubliaient  de  rappeler  le  souftleau\ 
lèvres  blêmes  de  la  naufragée. 

Lorsque  Toby  demanda  s'il  ne  res- 
tait pas  d'autres  survivants,  et  que 
Ned  balbutia  cette  réponse  mysté- 
rieuse : 

((  Je  n'ai  songé  qu'à  La  sauver  » 
Les  deux  hommes  s'aperçurent  avec 
désespoir  qu'une  dernière  convulsion 
de  la  mer  soulevait  l'épave  sur  le  roc, 
l'y  brisait,  et  emportait  le  tout  pour 
jamais. 

Singulier  jeu  des  événements  qui 
font  de  la  \  ie  léclle  une  combinaison 
dramatique  infiniment  supérieure  à 
toutes  les  fantaisies  du  romancier,  celte 
jeune  fille  jetée  ainsi  par  les  lorccs 
brutales  de  la  nature  sur  le  roc  du  l-'eu 
Perdu,  c'était  Mabel  Grandi,  fille  d  un 


LE     MYSTERE     DU     PHARE 


ancien  gardien  du  phare,  actuellement 
employé,  comme  pilote,  à  la  direction 
de  Key-West. 

Coïncidence  plus   étrange  encore... 

A  Kcy-West  même,  avant  que  le  père 
Grandt  n'eût  quitté  le  phare  à  la  mort 
de  son  vieux  compagnon  de  garde 
Tom  Lint,  c'est-à-dire  au  temps  où  sa 
femme  vivait  et  où  Mabel,  par  consé- 
quent, pouvait  rester  à  terre  sous  la 
protection  maternelle,  deux  jeunes 
hommes 's'étaient  férus  d'amour  pour 
la  vierge  frêle,  aux  cheveux  d'or  ;  et  ces 
deux   hommes,  c'étaient  Ned  et  Toby. 

Lorsque  le  directeur  les  avait  dési- 
gnés tous  deux  pour  la  surveillance  du 
Feu  Perdu,  ni  l'un  ni  l'autre  n'avaient 
protesté:  être  ensemble  dans  le  phare, 
c'était  pour  eux  une  garantie  en  vue  de 
l'avenir. 

Chacun  d'eux  se  disait  que  l'autre 
ne  pourrait  accaparer  Mabel  ;  chacun 
espérait  être   un   jour  préféré. 

D'un  accord  tacite,  ils  évitaient  de 
prononcer  le  nom  de  la  jeune  fille  ; 
mais  leur  rivalité  n'en  était  pas  moins 
ardente  et  farouche. 

Avec  l'âge,  ils  avaient  senti  leur 
amour  d'adolescents  se  transformer, 
dans  l'épanouissement  de  leurs  forces, 
en  une  aspiration  inquiète,  férocement 
jalouse,  et  qui  sait)  criminelle  peut- 
être... 

Quoi  qu'il  en  fût,  leur  première 
impression  devant  Mabel  inanimée, 
n'avait  été  que  stupeur  :  Ned  l'a 
bien  laissé  voir  dans  ses  notes  journa- 
lières. 

Mais  lorsque  la  douce  et  charmante 
créature  eût  ouvert  les  yeux  et  jeté  un 
cri  —  Ned  !  Toby  !  —  dès  cet  instant, 
les  deux  hommes  redevinrent  les  ri\  aux 
qu'ils  étaient  autiefois. 

Après  quarante-huit  heures  de  re- 
pos, Mabel  s  était  remise  des  émotions 
de  la  nuit  fatale,  'l'iois  inquiétudes 
pouilant  la  hantaient  :  d'aboi  d,  celle 
pensée  naturelle  que  son  père  la  croi- 
rait perdue  et  en  mourrait  peut-être  ; 
puis  le  doute  où  elle  restait  de  la  mort 


de  tous  ses  compagnons  à  l'heure  où 
Ned  était  \enu  la  sauver  ;  enfin,  plus 
que  ces  obsessions,  celle  de  la  rivalité 
sourde  des  deux  hommes  entre  lesquels 
il  allait  lui  falloir  passer  une  semaine 
au  moins,  deux,  trois,  et  peut-être  dé- 
cembre  tout  entier. 

Au  bout  d'une  semaine,  cette  crainte 
s'augmenta  encore,  car  des  regards 
furtifs,  de  Toby  à  Ned  et  de  Ned  a 
Toby,  lui  avaient  révélé  une  haine 
commençante  ;  dans  l'œil  dur  des  gar- 
diens, elle  croyait  voir  flamber  déjà  les 
ardeurs  féroces  de  la  brute. 

Par  surcroît,  Mabel  avait  eu  la  dé- 
ception devoir  passer  au  loin  l'autre 
vapeur  de  Savannah  à  Jacksonville,  le 
Swallon\  sans  que  l'on  eût,  du  steam- 
boat,  aperçu  les  signaux  du  phare. 
Comme  l'arrière  de  Y Ea^le  avait  été 
complètement  enlevé  au  retoui-  de 
Ned,  rien  d'anormal  n'avait  attiré  l'at- 
tention des  officiers  du  vapeur.  Les 
gardiens  avaient-ils  fait  tout  leur  pos- 
sible pour  attirer  l'attention  !  En  tout 
cas,  Mabel  se  consola  dans  l'espérance 
que,  la  semaine  sui^'ante,  le  bateau  se 
rapprocherait  davantage  du  phare,  et, 
cette  fois  apercevrait  les  signaux. 

Mais  cette  semaine  encore  s'écoula, 
et,'  Iç  malin  où  elle  comptait  voir  le 
steam-boat,  il  tomba  une  pluie  lourde 
qui  empêchait  toute  communication 
optique.  Et  Mabel,  ayant  un  jour 
trouvé  Ned  aux  écoutes  derrière  la 
porte  de  sa  chambre,  fut  prise  d'une 
peur  muellc  qui  ne  la  quitta  plus. 

Deux  jours  plus  tard,  ce  fut  Toby 
qui,  l'ayant  rencontrée  dans  l'étroite 
spirale  de  l'escalier,  la  prit  dans  ses 
bras  et  l'étouffa  presque,  sous  la  fureur 
de  son  "baiser. 

Brusquement  saisie,  épou\anlée, 
presque  sans  souille,  elle  ne  cria  pas, 
ce  dont  elle  se  réjouit  du  reste,  car 
elle  sa\  ail  que  !\e(l  fi'il  tombé  aussitôt, 
de  la  lerrasse  à  travers  lescaliei".  sur 
cet  odieux  Toby. 

()clicu\r  oui,  cai'  à  pailir  de  celle 
niiiuile,     lohy    lui    inspiia    une    in\in- 


i:r<LE    PRIA     TOUTE    I.A    NUIT 


'34 


LE  MYSTÈRE  DU  PHARE 


cible  répulsion.  Et  ce  fut  là  peut-être 
la  cause  définitive  du  drame  qui  de- 
vait emplir  d'horreur  la  solitude  du 
P'eu  Perdu. 


La  troisième  semaine  avait  passé 
comme  la  première  et  la  seconde, 
sans  que  1  on  eût  pu  communiquer 
avec  le  vapeur  de  Jacksonville  à  Sa- 
vannah.  Mais  l'espoir  d'une  prochaine 
et  sûre  délivrance,  par  l'arrivée  du 
cutter  de  service,  avait  rasséréné  le 
cœur  de  Mabel.  Même,  elle  ne  doutait 
plus  que  son  père,  en  vieux  marin,  en 
héros,  n'eût  bien  supporté  l'épreuve; 
et  alors,  quelle  surprise,  quelle 
allégresse,  quand  il  retrouverait  sa 
fille  qu'il  croyait  morte,  le  charme 
de  sa  vieillesse,  sa  Mabel  bien- 
aimée! 

Il  n'y  avait  même  rien  d'impos- 
sible à  ce  qu'il  fût  justement  de  service 
comme  pilote  à  bord  du  cutter,  le  jour 
où  ce  navire  viendrait  faire  la  relève. 
Et  elle  se  représentait  son  père,  un 
grand  vieillard  toujours  rasé  de 
frais,  au  teint  vermeil,  aux  cheveux 
blancs,  au  regard  perçant  sous  les  pau- 
pières tombantes,  à  la  face  pleine  de 
bonhomie,  débarquant  au  Feu  Perdu 
et  pleurant  de  joie.  Oh!  les  bonnes 
larmes! 

Pleine  de  cet  espoir,  Mabel,  à  qui 
répugnait  Toby,  depuis  sa  brutale  vio- 
lence, s'était  rapprochée  de  Ned,  et, 
quand  ils  étaient  seuls,  lui  tendait 
volontiers  la  main,  l'abandonnait  même 
entre  les  doigts  robustes  du  jeune 
homme. 

Certainement,  quand  elle  aurait 
rejoint  son  père,  elle  lui  dirait,  avec 
cette  franchise  et  cette  décision  qui 
caractérisent  tant  d'Américaines  : 
((  C'est  Ned  que  je  veux  !  » 

Ainsi  disposée,  il  fallait  peu  de 
chose  pour  qu'elle  commît  une  impru- 
dence,   l'n    soir  que    Toby    montait   à 


son  poste  près  de  la  lanterne,  dans  la 
chambre  de  veille,  et  que  Ned  rentrait 
dans  la  sienne,  il  tendit  la  main  à  Ma- 
bel et  celle-ci  lui  donna  son  front. 
Pieds  nus,  Toby  redescendait. 

Un  râle  subit,  un  râle  de  lion  expi- 
rant, et  les  bras  de  Ned  s'ouvrirent  :  il 
s'affaissa...  Dans  l'ombre  de  l'escalier, 
Toby  remontait. 

Affolée  de  terreur,  Mabel  courut 
chercher  une  lampe  et  revint  s'age- 
nouiller près  de  Ned,  pour  voir  s'il 
respirait  encore.  Mais  le  pauvre  gar- 
çon gisait  dans  une  flaque  de  sang,  un 
couteau  de  gabier  plongé  dans  la 
nuque.  Ses  lèvres  s'agitèrent,  et  Mabel 
crut  entendre  son  nom. 

—  Ned  !  Ned  !  murmura-t-elle  au 
visage  de  l'ami,  je  ^eux  que  tu  vives: 
je  le  veux  ! 

L'infortuné  fit  un  dernier  effort,  ses 
lèvres  esquissèrent  un  sourire  et  il 
expira. 

Alors,  Mabel  ouvrit  la  chambre  du 
jeune  homme,  souleva  le  corps  et  le 
traîna  jusqu'au  lit  de  camp.  Et  à  genoux 
près  du  cadavre,  elle  pria  toute  la 
nuit. 

Mais,  au  petit  matin,  elle  se  dressa 
brusquement:  on  senait  d'ou^'rir  la 
porte. 

Toby  entra  et  marcha  vers  elle,  l'œil 
ardent.  D'un  bond  elle  fut  dans  l'esca- 
lier. Toby  la  suivit  et  son  ricanement 
sinistre  glaçait  la  jeune  fille. 

Cependant,  .Mabel  avait  pu  arriver 
la  première  jusqu'à  la  chambre  de 
veille.  Comme  elle  y  entrait,  elle  se 
demanda  ce  qu'il  voulait,  la  tuer  ou 
l'enfermer  là.  prisonnière  et  livrée 
sans  défense  à  sa  folle  et  odieuse 
passion. 

L'épouvante  dune  telle  alternative 
fil  une  héro'ine  de  la  faible  femme:  un 
lourd  marteau  était  là,  sous  sa  main  ; 
elle  s'en  saisit,  se  détourna,  et,  comme 
le  souille  de  la  brute  allait  l'atteindre, 
comme  il  n'avait  plus  que  deux  marches 
à  franchir,  elle  frappa  l'homme  qui 
montait,  la  icle  basse. 


LE     MYSTÈRE    DU     PHARE 


'35 


Que  se  passa-t-il  ensuite  >  Jamais 
personne  n'en  a  rien  su... 

Le  surlendemain,  quand  le  bateau 
vint  au  Feu  Perdu  pour  y  débarquer 
les  hommes  de  relève,  la  porte  du 
phare  était  ouverte...  Comme  tous  les 
appels  demeuraient  sans  réponse,  on 
s'étonna,  et  le  pilote  —  c'était  le  père 
Grandi  —  accompagna  les  nouveaux 
gardiens  :  le  pauvre  vieux  avait  encore 
vieilli  de  dix  ans  au  moins  !  Il  n'y  avait 
plus  en  lui  d'énergique  que  les  yeux, 
dont  le  regard  sombre  cachait  sans  doute 
une   préoccupation,   suprême,  unique. 

11  précédait  les  gardiens. 

A  peine  avait-il  franchi  le  seuil  de  la 
chambre  du  premier  étage,  que  ses 
compagnons  l'entendirent  jeter  un  cri 
et  le  virent  chanceler,  foudroyé.  Ils 
s'avancèrent  pour  le  relever,  et  alors, 


ce  qu'ils  virent  les  cloua  sur  place:  le 
bras  droit  passé  autour  du  cou  de  Ned, 
les  lèvres  sur  le  front  du  gardienensan- 
glanté,  Mabel  reposait  pâle  comme  la 
cire  des  cierges. 
Elle  était  morte... 

La  première  impression  fut  de  croire 
à  un  crime  commis  par  des  pirates; 
mais  la  vérité  fut  bientôt  connue, 
Mabel,  avant  de  mourir,  avait  eu  soin 
de  consigner  toutes  les  péripéties  de 
l'horrible  drame  sur  le  journal  du 
phare. 

Dites  maintenant  —  ajoutait  le  capi- 
taine Smith,  auquel  jedois  cettehistoire 
—  si  jamais  Shakspeare  a  rien  conçu  de 
plus  invraisemblable  que  cette  réalité. 
L'art  n'm\cnte  rien. 

Lkon  Bekthaut. 


LA    VALLKE    DE    LA    MEUSE 
\at  prise  de  la  hauteur  du  Bois-Chesnu  et  de  la  Basilique  en  construction  (Phot.  Lesage) 


LA   BASILIQUE    DE    JEANNE    DARC 
A     DOMRÉMY 


La  France  contemporaine  qui, 
pareille  à  l'oiseau  fabuleux  des  bûchers 
antiques,  sait  mourir  et  renaître  de  ses 
cendres,  préparc,  comme  le  brillant 
phénix,  ses  ailes  les  plus  pures  pour 
abriter  la  résurrection  de  la  plus  noble 
de  ses  filles  et  sortir  du  tombeau  avec 
elle.  La  basilique  de  Domrémy  s'élance 
toute  neuve,  de  la  monta^rne,au-de\  ant 
de  celle  que  l'ICf^lise  lui  enleva,  jadis, 
en  suppliciée,  et  lui  'ramène,  aujour- 
d'hui, en  f^lorieusc.  Elle  \ienl  donc 
enfin,  la  ven},'eance  des  saints,  depuis 
bientôt  cinq  siècles  que  noble  France 
l'attendait.  Après  la  journée  de  Uouen, 
voici  celle  de  Rome.  Pour  une  robe 
d'évèque  parjure  couvrant  un  crime 
soussa  couleur  de  \iolel  meurtri,  \oici 


toutes  les  pourpres  de  la  Curie  repen- 
tante qui  prctcnl  la  splendeur  de  leurs 
chapes  rutilantes  à  l'apothéose  qu'on 
prépare.  Hier,  le  pape  Léon  XllI,  pré- 
sidant la  Sacrée  Congré^at  ion  des  Rites, 
assemblée  en  cour  plénière  pour  la 
béatilicalion  de  Jeanne  d'Arc  juj^-ée  par 
trois  assises  précédentes,  a  décrété  que 
1  héro'icité  des  \ertus  de  la  postulante 
rendait  celle-ci  digne  des  honneurs  des 
saints  autels.  Ft  \-oici  que  le  plus  grand 
vieillard  d'un  siècle,  à  peu  près  tout 
entier  vécu  par  lui,  s  incline  vers  la 
plus  douce  vierge  d'un  autre  siècle  qui 
la  \it  sitôt  clisp;ii;iitre  :  le  patriarche 
prend  la  pucelle  d'une  main  et,  de 
l'autre,  il  lui  ouvre  le  ciel  le  plus  glo- 
rieux de  l'Histoire  où  vont  planer  les 


LA      RASILIQUF:     de     JEANNE      D'ARC      A      DOMRÉMY 


'37 


ailes  blanches  de  cette  idéale  mémoire. 
Ainsi,  la  France  de  tous  les  partis 
vaincus  par  une  sainte  fille,  va  préparer 
à  Jeanne  d'Arc  de  grandes  fêtes.  Les 
marbres  de  la  basilique  construite 
flamboient  aux  mains  des  ciseleurs, 
les  fresques  se  colorent  au  pinceau  des 
artistes,  les  bulles  se  couvrent  de  poudre 
d'or  et  le  pontife,  ami  des  F'rancs,  qui 
se  promet  de  les  signer,  fait  un  geste  à 
la  mort  qui  attendra  aux  portes  du 
Vatican,  jusqu'à  ce  que  la  plus  auguste 
vieillesse  et  la  jeunesse  la  plus  héroïque 
se  soient  donné  la  main  sur  la  couche 
funèbre  où  la  noble  fille  de  Jaïre  va 
être  enfin  ramenée  à  la  vie. 

Avant  que  l'auréole  des  saintes  cou- 
ronne le  front  charmant  de  la  Bonne 
Lorraine,  j'ai  voulu  revoir^  entre  la 
fraîche  Meuse  et  le  Vert  bien  nommé, 
le  nid  fait  de  blés  d'or  et  de  saignants 
coquelicots  où  l'alouette  de  notre  plus 
merveilleuse -et  plus  simple  épopée 
nationale  prit  un  jour  l'essor  et  rem- 
plit de  son  chant  résurrectionnel  notre 
Histoire  et  celle  des  autres  nations  qui 
nous  l'envient  Les  trois  étapes  de  cette 


prodigieuse  épopée,  les  petits  enfants 
eux-mêmes  les  épellent  entre  les  bou- 
cles blondes  de  leurs  cheveux  inondant  la 
page  où  rougeoie  tant  de  sang,  où  tant 
de  flammes  crépitent,  où  une  fleur  de 
lys  surnage  toujours  blanche  :  Orléans 
et  ses  preux,  Reims  et  ses  pleutres, 
Rouen  et  ses  bourreaux.  Est-ce  là  toute 
l'histoire  de  Jeanne  ?  Ses  plus  aimables 
pages  ne  sont-elles  pas  plutôt  les  pre- 
mières qu'on  ne  lit  pas  assez,  à  l'ombre 
du  Bois-Chesnu  et  dans  les  vastes 
plaines  de  Domrémy,  l'herbagère  aux 
guérets  infinis,  comme  les  sillons  d'or 
d'une  mer  fantastique  r 

Oh  !  l'aimable  promenade  et  l'inté- 
ressante reconstitution  historique  que 
nous  propose  l'histoire  vraie  de  Jeanne 
d'Arc  chez  elle,  à  travers  un  paysage 
démesuré  de  foins  coupés  et  de  blés 
murs  inondant  la  plaine  ;  tandis  que, 
de  la  maison  natale  à  la  basilique  de 
l'héro'ine  il  nous  reste  à  franchir,  avec 
cinq  cents  mètres  décote,  les  premières 
hauteurs  du  Bois  Chesnu  et  les  premiers 
gradins     des    Marches    de    Lorraine. 

A  l'orée  du  village  et  presque  sous 


l-A    MAISON    l'ATKUNF.M.I-:    DK    JKANNK,    AVKC   l.E    MnNUMK.\r     NAI  lONAI.    SCULPTK   PAR   MKRCIK 

(Ph.it.  Ad.  Wcick) 


LA      BASILIQUE      DE     JEANNE     D'ARC     A      DOMRÉMY 


le  chaume  de  la  pauvre  église  parois- 
siale de  Domrémy,  vous  ne  laissez  pas 
sans  une  émotion,  à  droite  de  la  route, 
la  petite  maison  de  Jacques  Darc  et 
d'Isabelle  Romée  où,  la  nuit  de  l'Epi- 
phanie de  141 2,  naquit,  avec  Jehanette, 
le  troisième  des  quatre  enfants  de  ces 
braves  paysans.  Pourquoi  Jacques  et 
non  Jacob,  de  son  vrai  nom>  Et  pour- 
quoi avoir  fait  plus  pau^■re  qu'il  n'était, 
ce  bon  doyen  de  la  «  Communauté  des 
bourgeois  du  roy  de  France  ))  aux 
Marches  de  Lorraine,  à  qui  il  apparte- 
nait de  convoquerlesvilains  auxassem- 
blées  et  aux  plaids?-  Pourquoi  surtout 
représenter  dans  un  état  d'antipathie 
innée  pour  la  carrière  des  armes,  ce 
bon  prévôt  de  Domrémy  chez  qui  s'ar- 
rêtaient presque  tous  les  gens  du  roy 
voyageant  de  Lorraine  en  Champagne 
et  racontant  la  grand'pitié  de  P'rance, 
pendant  ces  veillées  de  famille  où  la 
petite  Jeanne  assistait,  en  filant  la  que- 
nouille, à  coté  de  sa  mèrer 

Car  c'estencore  uncontedela  légende, 
que  Jehannette  fût  bergère.  Sa  mère, 
qui  n'avait  qu'elle  de  fille,  la  conservait 
auménageet  auxfuseaux,pour  leslinges 
et  les  habits  de  la  maison.  Si  Jeanne  sor- 
tait, c'était  pour  aller  continuer  à 
l'église  ses  prières  aux  Saintes  qu'elle 
aimait, —  surtout  à  sainte  Marguerite 
qui,  comme  l'archange  Michel,  portait 
la  lance  au  poing  et  terrassait  aussi  le 
dragon.  Sous  le  mur  de  l'église,  il  y  a 
encorela  même  fontaine  avec  sa  longue 
auge  de  pierre,  où  les  troupeaux  du 
village  venaient  boire.  Là,  Jeanne  aussi 
venait  dévider  ses  fuseaux  et  entendre 
les  masnadiers  de  passage  racontant 
la  pitié  duroyaumede  I-'rance.  Mingetlc 
et  I  lauviette,  ses  compagnes  préférées, 
l'y  rejoignaient;  et,  si  elles  s'échappent 
ensemble  plus  loin,  c'était  pour  monter 
à  la  Source  des  Dames,  sous  le  Grand- 
Fau  du  Bois-Chcsnu.  S'y  racontaient- 
elles  la  cruauté  de  Gilles  de  Kelz  pour 
ses  femmes,  —  ce  Barbe-Bleue  des 
contes  qui,  du  temps  de  Jeanne, 
n'ét;iient    que  de   tristes   réalités>  N'y 


préféraient-elles  pas  les  récits  enchan- 
teurs de  Merlin  prédisant  une  vierge 
libératrice  à  la  France  opprimée  par 
tant  de  servitude  étrangère?  Et  les 
jeunes  filles,  tout  en  couronnant  de 
fleurs  les  branches  de  l'arbre  fatidique 
et  le  cristal  de  la  légendaire  fontame, 
selon  la  coutume  ancienne  du  pays 
Domrémois,  se  complétaient,  de  l'une  à 
l'autre,  la  chronique  du  temps  colpor- 
tée par  les  houspilleiirs  et  autres 
hommes  d'armes  qui  passaient  d'Ar- 
magnac en  Bourgogne  et  de  camp 
français  à  camp  anglais.  Qu'était  donc 
devenue  cettcMaison  de  France,  depuis 
la  folie  du  roi  Charles  VI,  pour  n'avoir 
même  plus  une  couronne  à  donner  au 
descendant  >  Depuis  que  les  amants  de 
la  Reine  avaient  été  jetés  en  Seine,  en 
la  personne  même  du  Bourbon  lié  en 
sac  avec  cette  étiquette  significative  : 
Laissez  passer  la  justice  du  Roi.'ny  avait- 
il  plus  foi  au  royaume  de  France  pour 
un  héritier  légitime  >  Et  fallait-il  comp- 
ter vraiment  sur  la  providence  d'Angle- 
terre, pour  mettre  enfin  bon  ordre  aux 
affaires  malheureuses  de  chez  nous? 
Enfin,  puisque  notre  suprême  espoir 
était  en  ce  «  gentil  Dauphin  »  qui  por- 
terait si  noblement  la  couronne,  fallait- 
il  attendre  qu'Angleterre  sacrât  son  roi 
avant  France  le  sien  et  que  ces  deux 
pays,  si  différents  d'humeur,  fussent 
ainsi  rangés  sous  le  même  sceptre? 
((  V^a.  fille  de  Dieu,  \a  !  »  commençaient 
à  lui  souffler,  entre  les  branches 
mystérieuses  du  Grand-Fau,  les 
voix  des  Saintes  inxisibles  dont  les 
mains  pures  étaient  armées  de  la  lance 
\aillante. 

.\insi  duia,cinq  ans.  pour  les  oreilles 
troublées  de  Jeanne,  l'audition  obsé- 
dante des  Saintes,  et,  pour  ses  yeux 
mDuillés  de  lai-mes,  la  diuioe  et  api- 
toyante xisioii  de  ce  gentil  Dauphin 
qu'aucune  main  providentielle  ne  cou- 
ronnait encoie.  Le  jour,  c'était  les 
récils  des  hommes  d'armes  passant  par 
chez  les  Darc  qui  leur  compatissaient 
en    leur  donnant    à     boire.     La    nuit, 


LA     BASILIQUE      Dit     JEANNE      D'ARC     A      DOMRÉMY 


'39 


};ASrLInUE    DE    DOMREMY    DETAIL    DE    LA     KAÇADE 

(Scdille  et  Dcmay,  architectes,  plint.  Lcsagcl 


c'étaient  les  visions  des  Saintes  conti- 
nuant, pour  Jeanne  toute  seule  et  toute 
endolorie,  la  passion  de  France  souf- 
ferte en  la  personne  malheureuse  du 
plus  gentil  de  ses  Dauphins.  Naïve  et 
bonne  et  de  la  race  de  Villehai-douin, 
qui  fut  seigneur  de  Vaucoulcurs  en  son 
temps,  Jeanne  porta  son  secret  jusqu'à 
dix-sept  ans.  Et  quand  enfin,  n'y  tenant 


plus,  la  belle  et  forte  (ille  aux  sangs 
troublés  eut  décidé  que,  dût-elle  y  user 
ses  jambes  jusqu'aux  genoux,  elle  par- 
tirait, elle  partit.  Sans  dire  adieu  à 
Mingette  sa  mie,  ni  à  !  lauviette  sa  pré- 
férée, après  n'a\oir  demandé  à  ses 
parents  que  la  permission  d'accompa- 
gner l'oncle  Durand  Laxart  au  che\et 
de   sa   femme   malade,    [canne,   par  un 


1^0 


LA      BASILIQUE      DE      JEANNE     D'ARC      A       DOMRÉMV 


soir  d'hiver  de  1428,  quitta  Domrémy 
pour  n'y  plus  revenir. 

Tu  ne  reverras  plus  tes  riantes  campagnes, 
Le  temple,  le  hameau... 

De  Vaucouleurs,  où  il  fallut  supplier 
le   capitaine  Baudricourt,   il   ne  reste, 
aujourd'hui,  riende  l'époque  de  Jeanne. 
A  peine  quelques   tours  en  poivrière, 
reliques  de  l'ancien   pourpris,  feston- 
nent çà  et  là   solitaires  les  jardins  qui 
se  sont  étages  sur  l'ancien  carré  féodal. 
Mais  si  les  murs  de  jadis  sont  tombés 
sous  l'avalanche  des  potagers,  où  des 
courges  énormes  montent  aujourd'hui 
la  garde  sur  le  terrain  conquis  qu'elles 
n'abandonneront  plus,  il  reste  du  moins 
encore  les  ruines  du  château   du  sire 
de   Baudricourt,   que    Mgr   Pagis    n'a 
pas    pu    transformer     récemment     en 
une    autre   basilique   glorieuse.    On  y 
voit  encore  la  chapelle  souterraine  de 
Notre -Dame- des -Voûtes,    telle    que 
Jeanne  la  fréquenta  si  souvent  quand 
elle  venait   y  confier  à  la  Vierge-des- 
Sept-Douleurs,    qu'on    y    vénérait,  la 
huitième  douleur   qu'une  autre  vierge 
portait  silencieusement  dansson pauvre 
cœur  tout   meurtri.   Là  donc,  en  pré- 
sence de  sa   \'ierge  et  au  souvenir  de 
ses  Voix,  la  pauvre  paysanne  de  Dom- 
rémy, que  le  sire  de  Vaucouleurs   ne 
se  décidait  pas  à  équiper  avant   d'en 
avoir  prévenu  le    Dauphin,  venait    se 
reposer  des  tristesses  de  son  calvaire 
sur   celui   de   la    Mère   des   Douleurs. 
Quand  enfin  la  réponse  du  Roi  arriva  de 
Chinon,  Jeanne,  que  tous  les  gens  de 
Vaucouleurs   avaient  eu   le   temps    de 
connaître  et  d'aimer,  fut   équipée,   aux 
frais  de  la  ville,  en  vêtements  qu'il  lui 
faudrait  pour  courir  la  vie  des  camps. 
«  Ne  craignez  rien,  dit-elle  aux  femmes 
qui  la  plaignaient  d'être  si  belle  et  si 
bonne,  en  compagnie  des  malandrins 
qui    l'escortaient,    ne    craignez    mie  : 
Dieu  me  fait  ma  route.  C'est  pour  cela 
que    je    suis    née.  »    El,    libre  d'âme 
comme   d'allure,  elle   piqua  des  deux 


vers  Chinon,  sur  le  cheval  que  le  capi- 
taine Baudricourt  avait  acheté  seize 
francs,  equum  pretii  XVI  francorum. 
affirme  la  chronique.  Ne  marchait-elle 
pas  au  nom  de  ((  Dieu,  son  droictier  et 
souverain  Seigneur?  » 

De  ce  jour  de  février  1429  où  Jeanne 
quitta  Vaucouleurs,  au  jour  du  30  mai 
1431    où  la  captive  de   Rouen  acheva 
son   martyre  dans   la   noire  fumée  du 
bûcher  qui  emporta  vers  Dieu  la  plus 
belle   âme  qu'il  pût   jamais    créer   de 
son  souffle  le  plus  magnanime,  quelle 
marche  au  sacrifice  de  notre  Iphigénie 
française!     D'abord,    ce    fut,    dans  le 
groupe  des  six  archers  de  Vaucouleurs, 
la   chevauchée    galante   vers    Chinon, 
où  Charles  VII    se    cachait   en  vain, 
entre  les  aumusses  de  ses  barons  et  les 
ysabeaux  de  ses  dames  :  «  Gentil  Dau- 
phin,   je  suis   Jehanne   la   pucelle  !    » 
Ensuite  ce  fut,   à  la   tête  des  gens  du 
roi,  le  tournoi  aussi  brillant  que  secou- 
rable   d'autant    de   villes  prises  qu'en 
traversaient,  au  pas  de  charge,  la  douce 
guerrière  qui  ne  frappa  jamais  d'estoc 
et    ses    terribles    masnadiers    rouges 
comme  des  foudres,  arborant  son  pen- 
non    blanc    comme    une   bannière  de 
sainte.  Ce  fut  Orléans,  où  Glasdale  ren- 
dit gorge  et  bastille;  Jargeau,  où  Suffolk 
recula;  Beaugency,  où  Talbot  attendit 
vainement  le  secours  du  vainqueur  de 
la  Journée  des  Harengs  et,  lui-même, 
Falstaf    en     personne,    dut    laisser   à 
Patay  2.000  Anglais  sur  le  champ  de 
bataille.  Archers  et  courtilliers,  de  Chi- 
non   à    Reims,    passèrent    comme    un 
orage  dont  la  blonde  pucelle,  aux  yeux 
de   châsse  d'or,  était  l'éclair  les  pré- 
cédant. Et  puis,  quand  les  pennons  de 
la  bataille  et  de  la  peine  sortirent  de  la 
cathédiale   où    ils  avaient  été  au  sacre 
et  à  l'honneur,  la   chevauchée  des  che- 
valiers de  la  victoire  se  changeant  tout 
à  coup    en    marche    au   sacrifice  de  la 
pucelle,  il  fallut  bien  croire  que  la  mis- 
sion de  Jeanne  aurait  dû  s'arrêter  au 
seuil   de   la   cathédrale   où   la    l''rance, 
devançant  l'Angleterre,  avait  reconnu 


LA      BASlLlgLli      DE      JEANM;,      DARC     A      DOMRE.MV 


'H 


son  vrai  roi.  Armagnac,  fidèle  aux  lys, 
avait  pris,  sur  Bourgogne  affiliée  au 
léopard,  la  revanche  des  V^épres  pari- 
siennes où  4.000  Gascons  et  leur  con- 
nétable Bernard  avaient  trouvé  la  mort, 
dans  un  lâche  massacre.  Et,  sans 
doute.  La  Hire  et  autres  bons  compa- 
gnons de  Jeanne,  s'étaient  trop  enivrés 
de  sang  anglais  dans  les  coupes  large- 
ment servies  entre  Orléans  et  Patay, 
pour  oublier  tout-à-coup,  de  Reims  à 
Compiègne,  la  sagesse  qu'ils  avaient 
pourtant  jurée  à  la  Pucelle,  en  leur  foi 
deGasconsl  Pauvre  Jehannette.  tombée 
entre  les  mains  du  bâtard  de  Vendôme, 
qui  la  revend  à  Jean  de  Luxembourg 
pour  que,  de  Bourgogne  en  Normandie, 
elle  n'ait  plus  qu'à  finir  entre  les  mains 
du  cardinal  de  \\'inchester  et  de  l'évêque 
Pierre  Cauchon  !  Que  fera,  désormais, 
avec  son  simple  bon  sens  d  indécon- 
certable  paysanne,  la  pauvre  fille  en 
habits  d'homme'^-  Ce  fut  le  principal 
grief  du  procès  fait  a  la  catholique 
parjure  par  les  robes  rouges  et  violettes 
de  ses  ignobles  juges.  Faut-il  oublier 
aussi,  dans  l'ombre  du  cachot  où  elles 
iraient  continuer  l'interrogatoire  ju- 
ridique de  la  basoche  ecclésiastique, 
les  robes  blanches  des  confesseurs  de 
Jeanne,  qui  la  trahirent  à  qui  mieux 
mieux?  Ahl  la  malheureuse  pucelle, 
qui  n'eut  que  la  simplicité  de  sa  roture 
gouailleusement  raisonneuse  et  la 
sagesse  de  son  christianisme  supérieu- 
rement intuitif,  pour  rétorquer  et  pour 
confondre  les  arguments  de  tout  acabit 
que,  de  Rouen,  on  allait  chercher  jus- 
qu'en Sorbonne,  à  l'adresse  de  celle 
qui  se  vantait  de  ne  savoir  A  ni  B. 

Le  terme  du  triste  voyage  était  le 
Vieux-Marché,  le  marché  au  poisson. 
Trois  échafauds  avaient  été  dressés. 
Sur  l'un  était  la  chaire  épiscopale  et 
royale,  le  trône  du  caidinal  d'Angle- 
terre parmi  les  sièges  de  ses  prélats. 
Sur  l'autre  devaient  figurer  les  person- 
nages du  lugubre  drame,  le  prédicateur 
les  juges  et  le  bailli,  enfin  la  condam- 
née. On  voyait  à  part  un    grand  écha- 


faud  de  plâtre,  chargé  et  surchargé  de 
bois  ;  on  n'avait  rien  plaint  au  bûcher, 
il  effrayait  par  sa  hauteur.  Ce  n'était 
pas  seulement  pour  rendre  lexécution 
plus  solennelle,  il  y  avait  une  intention 
c'était  afin  que,  le  bûcher  étant  si  haut 
échaffaudé,  le  bourreau  n'y  atteignît 
que  par  en  bas,  pour  allumer  seule- 
ment et  qu'ainsi  il  ne  pût  abréger  le 
suppliceni  expédier  la  patiente,  comme 
il  faisait  des  autres,  leur  faisant  grâce 
de  la  flamme.  Ici.  il  ne  s'agissait  pas  de 
frauder  la  justice,  de  donner  au  feu  un 
corps  mort;  on  voulait  qu'elle  fût  bien 
réellement  brûlée  vive,  que,  placée  au 
sommet  de  cette  montagne  de  bois,  et 
dominant  le  cercle  des  lances  et  des 
épées,  elle  pût  être  observée  de  toute 
la  Place.  Lentement,  longuement 
brûlée  sous  les  yeux  d'une  foule  cu- 
rieuse, il  y  avait  lieu  de  croire  qu'à  la 
fin  elle  laisserait  surprendre  quelque 
faiblesse,  qu'il  lui  échapperait  quelque 
chose  qu'on  pût  donner  pour  un  désa- 
veu, tout  au  moins  des  mots  confus, 
qu'on  pourrait  interpréter,  peut-être 
de  basses  prières,  d'humiliants  cris  de 
grâce,  comme  d'une  femme   perdue... 

Un  chroniqueur,  ami  des  Anglais, 
les  charge  ici  cruellement.  Ils  voulaient, 
si  on  l'en  croit,  que,  la  robe  étant  brû- 
lée d'abord,  la  patiente  restât  nue  ;  que, 
le  feu  étant  éloigné,  chacun  vînt  la  voir 
(I  et  tous  les  secrez  qui  povent  ou  doi- 
vent estre  en  une  femme  »,  et  qu'après 
cette  impudique  et  féroce  exhibition 
((  le  bourrai  remist  le  grand  feu  à  sa 
povre charogne...  )) 

L'effroyable  cérémonie  commence 
par  un  sermon.  Maître  Nicolas  Midy, 
une  des  lumières  de  l'Université  de 
Paris,  prêcha  sur  ce  texte  édifiant  : 
«  Quand  un  membre  de  TEglise  est 
malade,  toute  l'Eglise  est  malade  )>. 
Cette  pauvre  Eglise  ne  pouvait  guérir 
qu'en  se  coupant  un  membre.  Et  con- 
cluait par  la  formule  :  Jchanne,t7//c'C  en 
paix,rEglisenepeut  plus  /c  défendre.  » 
Alors  le  juge  d'Eglise,  l'évêque  de 
Beau\ais,     l'exhorta     bénignement    à 


H- 


LA     BASILIQUE     DE     JEANNE      D'ARC      A        DOMREMY 


L  EGLISE     PAROISSIALE     DE     DOMREMY 

La  basilique  au  fond  du  paysage  (Phot.  Delcominète) 

s"occuper  de  son  âme  et  à  se  rappeler 
tous  ses  méfaits,  pour  s'exciter  à  la  con- 
trition. Lesassesseursavaient  jugé  qu'il 
était  de  droit  de  lui  relire  son  abjura- 
tion ;  l'évéque  n'en  fit  rien.  Il  craignait 
des  démentis,  des  réclamations.  Mais  la 
pauvre  fille  ne  songeait  guère  à  chica- 
ner ainsi  sa  vie,  elle  avait  bien  d'autres 
pensées.  Avant  même  qu'on  ne  l'eût 
exhortéeà  la  contrition, elle  s'était  mise 
à  genoux  invoquant  Dieu,  la  Vierge, 
saint  Michel  et  sainte  Catherine  et 
demandant  pardon,  disant  aux  assis- 
tants :  ((  Priez  pour  moi  !  ))  Elle  requé- 
rait surtout  les  prêtres  de  dire  chacun 
une  messe  pour  son  âme...  Tout  cela, 
de  façon  si  dévote,  si  humble  et  si  tou- 
chante que  l'émotion  gagnant,  personne 
ne  put  plus  se  contenir.  L'é\êque  de 
Beauvais  se  mil  à  pleurer,  celui  de 
Boulogne  sanglotait,  et  voilà  que  les 
Anglais  eux-mêmes  pleuraient  et  lar- 
moyaient, Winchester  comme  les  au- 
tres... 

Cependant  les  juges,  un  moment  dé- 
contenancés,s'étaient  remiset  raffermis. 
L'évoque  de  Beauvais,  s'essuyant  les 
yeux,  se  mit  à  lire  la  condamnation,  il 
remémora  àlacoupable  tous  sescrimes, 
schisme,  idolâtrie,  invocation  de  dé- 
mons, comment  elle  avait  été  admise  à 
pénitence  et  ommcnt.  «  séduite  pai  le 


prince  du  mensonge,  elle  était  retombée, 
0  douleur  !  comme  le  chien  qui  retourne 
à  son  vomissement.  Donc,  nous  pro- 
nonçons que  vous  êtes  un  membre 
pourri  et,  comme  tel,  retranché  de 
l'Eglise.  Nous  vous  livrons  à  la  puis- 
sance séculière,  la  priant  toutefois  de 
modérer  son  jugement,  en  vous  évitant 
la  mort  et  la  mutilation  des  membres.» 


ENTREE  DE   L  );GLISE   PAROISSIALE   DE   DOMRICMY 

(Phot.  Delcomincte) 

Délaissée  ainsi  de  l'Eglise,  elle  se 
remit  en  toute  confiance  à  Dieu.  Elle 
demanda  la  croix.  Un  .Vnglais  lui  passa 
une  croix  de  bois,  qu'il  fit  d'un  bâton  ; 
elle  ne  la  reçut  pas  mnins  dévotement, 
elle  la  baisa  et  la  mit,  cette  rude  croix, 
sous  ses  vêtements  et  sur  sa  chair... 
mais  elle  aurait  voulu  la  croix  de 
l'Eglise,  pour  la  tenir  devant  ses  yeux, 
jusqu'à  la  mort.  Le  bonhuissier  Massieu. 
et  frère  Isambert  firent  tant,  qu'on  la 
lui  apporta  de  la  paroisse  Saint- 
Sauveur.  Comme  elle  embrassait  cette 
croix  et  qu'Isambert  l'encourageait,  les 
Anglais  commencèrent  à  trou\ei-  tout 
cela  bien  long.  Il  devait  être  au  moins 
midi.  Les  soldats  grondaient,  les  capi- 
taines disaient  :  «  Comment  ?  prêtres, 
nous  ferez-vous  dîner  ici?  »  Alors, 
perdant  patience,  et  n'attendant  pas 
rf)rche  du  bailh,  tjui  seul  pouitant, 
a\ait  auloiiic  pnui'  l'en\<iyer  à  la  moit. 
ils  liiciil  monter  deux  sergents  pour   la 


LA      BASILIQUE      DE     JEANNE      D'ARC     A      DOMRÉMY 


145 


tirer  des  mains  des  prêtres.  Au  pied  du 
tribunal  elle  fut  saisie  par  les  hommes 
d'armes  qui  la  traînèrent  au  bourreau, 
lui  disant  :  ((  Fais  ton  office...  »  Cette 
furie  de  soldats  fît  horreur.  Plusieurs 
des  assistants,  des  juges  mêmes  s'en- 
fuirent pour  n'en  pas  voir  davantage. 

Quand  elle  se  trouva  en  bas  dans  la 
place,  entre  ces  Anglais  qui  portaient 
les  mains  sur  elle,  la  nature  pâlit  et  la 
chair  se  troubla  ;  elle  cria  de  nouveau  : 
((  O  Rouen,  tu  seras  donc  ma  dernière 
demeure  !  ))  Elle  n'en  dit  pas  plus  et  ne 
pécha  pas  par  les  lèvres,  dans  ce  mo- 
ment même  d'effroi  et  de  trouble.  Elle 
n'accusa  ni  son  roi,  ni  ses  saintes.  Mais 
parvenue  au  haut  du  bûcher,  voyant 
cette  grande  ville,  cette  foule  immobile 
et  silencieuse,  elle  ne  put  s'empêcher  de 


L  EGLISE    PAROISSIALE    DE    COCSSEY 
(Phot.    Xà.    Weick) 

dire  :  «  Ah  !  Rouen,  Rouen,  j'ai  grand 
peur  que  tu  n'aies  à  souffrir  de  ma 
mort  !  »  Celle  qui  avait  sauvé  le  peuple 
et  que  lepeupleabandonnait.n  exprima 
en  mourant,  —  admirable  douceur 
d'âme  I  —  que  de  la  compassion  pour 
lui. 

Elle  fut  liée  sous  l'écriteau  infâme, 
milrée  d'une  mitre  où  on  lisait  :  ((Héré- 
tique, relapse,  apostate,  ydolàtre  ».  Va 
alors  le  bt)uric;iii  mit  le  feu    Elle  le    \  il 


d'en  haut  et  poussa  un  cri.  Puis,  comme 
le  frère  qui  l'exhortait  ne  faisait  pas 
attention  à  la  flamme,  elle  eut  peur 
pour  lui,  soubliant  elle-même,  et  le  fit 
descendre...  Cependant,  la  flamme 
montait.  Au  moment  où  elle  toucha,  la 
malheureuse  frémitet  demanda  de  l'eau 
bénite.  De  l'eaii^  c'était  apparemment  le 
cri  de  la  frayeur.  Mais  se  relevant  aussi- 
tôt, elle  ne  nomma  que  Dieu,  que  ses 
anges  et  ses  saintes.  Elle  leur  rendit 
témoignage  :  ((  Roi,  mes  voix  étaient 
de  Dieu,  mes  voix  ne  m'ont  pas  trom- 
pée'.... ))  Cette  grande  parole  est  attes- 
tée par  le  témoin  obligé  et  juré  de  la 
mort,  parle  dominicain  qui  montaavec 
elle  sur  le  bûcher,  qu'elle  en  fit  descen- 
dre, mais  qui,  d'en  bas,  lui  parlait  et 
lui  tenaitla  croix...  ((  Nous  l'entendions^ 
dit-il,  dans  le  feu,  invoquer  ses  saintes, 
son  archange.  Elle  répétait  le  nom  du 
Sauveur.  Enfin,  laissant  tomber  sa  tête, 
elle  poussa  un  grand  cri:  ((  Jésus!  )) 

((  Dix  mille  hommes  pleuraient  ...» 
Quelques  Anglais  seuls  riaient  ou  tâ- 
chaient de  rire.  Un  d'eux,  des  plus 
furieux,  avait  juré  de  mettre  un  fagot 
au  bûcher.  Elle  expirait,  au  moment 
où  il  le  mit,  il  se  trouva  mal.  Ses 
camarades  le  menèrent  à  une  taverne 


ENIRI-K     DU    (.IMEIIKUI-:    DE    liO.MRK.MV 
(l'iiol .  Lesayc) 


141 


LA      BASILIQUK      \)K 


KANNK     D'A  KG     A      DOMINE  M  Y 


pour  le  faire  boire  et  reprendre  ses 
esprits.  Mais  il  ne  pouvait  se  remettre: 
((  J'ai  vu,  disait-il,  hors  de  lui-même, 
j'ai  vu  de  sa  bouche,  avant   le  dernier 


KRONMSPICK     iJli 


I.A     MAIS'iN     l'ATlOKNKIJ.K 
ll'liot.  I.csiiKc) 


soupir,  s'en\ulcr  une  colombe  ».  D'au- 
tres avaient  lu  dans  les  flammes  le  mot 
qu'elle  répétait  :  "  Jésus!  »  Le  bour- 
reau alla,  le  soir,  trouver  frère  Isam- 
bert  ;  il  était  tout  épou\anlé;  il  se  con- 
fessa, mais  il  ne  pouvait  croire  que 
Dieu  lui  pardonnât  jamais...  Un  secré- 


taire  du  roi  d'Angleterre  disait,   tout 
haut,    en    revenant:    ((  Nous   sommes 
perdus.  Nous  avons  brûlé  une  sainte  !  » 
C'est  cette  évocation,  liliale  comme 
une    aurore    de     blan- 
cheurs,    ou     rougeâtre 
comme  un  crépuscule  de 
sang,  qui  vous  poursuit, 
de  la  Maison  de  Jeanne 
à  la  Basilique  de  Dom- 
rémy,  pendant  que  vous 
gravissez,  à  l'heure   du 
matin  ou  à  celle  du  soir, 
ce    premier  gradin    des 
Marches    de    Lorraine. 
V^otre  compagne  de  pc- 
lei'inage  est  encore,  de- 
vant   l'admirable    pay- 
sage qui  se  déroule  en 
océan  d'herbages  et  de 
guérets  par  ondulations 
infinies     au    plus    pro- 
fond de  la  vallée  de  la 
Meuse,    cette    fille   aux 
yeux  claiis  où  se  reflé- 
taient   la    limpidité    de 
ses  rivières  lorraines  et 
la  franchise  de  son  âme 
si  française.   Sa  simple 
cotte  rouge  n'y  est  pas 
ce  pauvre  vêtement  de 
bergère  que  la  tradition 
vraie      refuse     à     cette 
humble  fileuse  de  que- 
nouille; et  pas   encore, 
non  plus,  la  forte  cotte 
de  maille  qu'elle  n'en- 
dosserait que  hors  d'ici, 
pour  la  défense  des  gens 
du  roi  dont  le  sang  cou- 
lait là-bas,  dans  les  no- 
bles plaines  de  P'rance 
d'où  il  faudrait  ((  bouter 
hors  tout  Anglais».  Dans  l'aimable  pay- 
sage de  Domrémy,  vous  ne  retrouverez 
qu'une  frêle  paysanne  qu'aurét)lcrcnl 
ses  blonds  cheveux  épars  au  vent  qui 
les  fouettait  el  à  la  pluie  qui  les  mouil- 
lait quand   elle  montait,  comme  vous 
aujourd'hui,  au  Bois-Chesnu  recueillir, 


DE    JEANNE 


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jlCANNE    ECOUTANT     LES    VOIX 

SialiK'  d'Aiidic?   Allcir    cîri^cc  sous  le  porche  de  la  Basilique  (Phui.  Lcsn};<.- 


XVill.  —   lo 


1^6 


LA      BASILIQUE      DE     JEANNE      D'ARC     A     DOMREMY 


SOUS  les  branches  mystérieuses  du 
Grand-Fau,  dans  sa  chair  presque 
divinisée  à  l'égal  d'une  autre  mère  du 
Sauveur,  cette  autre  épopée  rédemp- 
trice où  Jeanne,  comme  Marie,  incar- 
nerait, une  deuxième  fois,  le  type  du 
plus  sublime  courage  dont  jamais 
femme  au  monde  fut  capable,  après 
celle  qui  enfanta  un  Dieu. 


Et  l'Eglise  va  sanctifier  cette  épopée. 
Cette  devineresse  sacrée  de  l'Histoire, 
qui  sut  toujours  adapter  les  exemples 
aux  temps  où  il  les  faut,  ^  a  présenter 
le  courage  d'une  simple  lille  à  la  lâ- 
cheté de  tant  d'hommes,  la  surhumaine 
énergie  d'une  grande  française  à  1  ava- 
chissement des  dégénérés  de  sa  race. 
Les  prières  de  la  sainte  nouvelle  se 
réciteront  comme  des  récits  de  ba- 
taille. On  chantera  les  hymnes  de  la 
fête  sur  des  thèmes  guerriers.  Les 
orgues  feront  frémir  des  marseillaises 
d'un  autre  genre,  sur  les  têtes  qui  se 
réveilleront.  Tous  ceux  de  F'rance  en 
seront,  pour  célébrer  la  sainte  de  la 
résurrection  nationale.  Et  voici  que, 
pour  recevoir  les  foules  exultantes,  un 
temple  de  gloire  a  surgi  tout  à  coup  à 
la  cime  du  Bois-Chesnu,  couronnant 
avec  l'or  et  le  marbre,  dans  le  ciel  où 
le  soleil  flamboie,  l'apothéose  qu'on 
prépare.  ((  Elevé  à  la  fin  du  xix""  siècle, 
disent  les  notes  de  l'architecte  éminent 
M.  Sédille,  à  la  gloire  de  Jeanne  d'Aïc, 
il  ne  pouvait  revêtir  la  forme  et  le  dé- 
cor précis  d'une  époque  antérieure 
quelconque.  Il  devait  être  d'aspect  très 
religieux,  avec  quelque  chose  d'héroï- 
que. Aussi  l'artiste,  tout  en  s'inspirant 
des  formes  consacrées,  a-t-il  fait  <cu- 
vre  de  sentiment  personnel. 

A  quel  style  ce  monument  appar- 
tient-il >  A  aucun  précisément.  Et  ce- 
pendant, par  ses  pleins  cintres,  par  la 
charpente  apparente  de  la  nef,  par  le 
détail  de  l'ornementation,  le  style  de 
la  l^asihqiic  de  l)nmiémy  se  rapproche 


à  la  fois  de  l'art  des  premiers  siècles 
de  l'Eglise  et  du  roman  moyen-âge. 
C'est  en  effet  une  charpente  apparente 
en  bois,  rehaussée  d'or  et  de  peintures, 
qui  couvre  la  nef,  comme  les  nefs  des 
premières  basiliques  chrétiennes.  En 
plafond  s  étend  une  double  rangée  de 
caissons,  ornés  de  couronnes  de  lau- 
riers et  de  lis  sur  fond  bleu  de  P'rance, 
au  centre  desquelles  brille  une  large 
fleur  de  lys  d'or.  Les  rampants  sont 
ornés  d'un  semis  de  fleurs  de  lys  d'or 
et  d'épées  d'argent.  C'est  le  rappel  des 
armes  données  aux  descendants  de 
Jeanne  d'Arc  par  le  roi  Charles  \'Il  : 
rj'aziir  à  une  épée  d'argent  en  pal  sou- 
tenant une  couronne  d'or  accostée  de 
deux  fleurs  de  lys  de  même.  La  nef  est 
divisée  en  trois  travées,  éclairées  cha- 
cune à  mi-hauteur  par  deux  baies  cin- 
trées, accouplées.  Les  vitraux  qui  gar- 
nissent ces  baies  sont  ornés  d  écussons 
sur  fond  de  lauriers  et  ont  été  donnés 
par  les  plus  nobles  familles  de  France. 
Entre  les  fenêtres,  sont  les  écussons  en 
mosaïque  des  principales  villes  illus- 
trées par  la  présence  de  Jeanne  d'Arc. 
Au-dessous  des  fenêtres,  à  droite 
et  à  gauche  de  la  nef,  les  parois  des 
murs,  divisées  en  six  compartiments 
de  6  m.  70  c.  de  longueur  sur  3  m.  20c. 
de  hauteur,  sont  destinées  à  recevoir  les 
sujets  suivants  : — -Jeanne  d'Aïc  à  Dom- 
rémy  entendant  ses  Voix. — Jeanne  d  Arc 
à  Chinon^  reconnaissant  le  Roi  au  mi- 
lieu de  sa  Cour.  — Jeanne  d'Arc  entrant 
le  soir^  dans  Orléans.  —  Jeanne  dArc 
victorieuse  à  Patay.  — Jeanne  d'Arc  au 
couronnement  de  Charles  VII  dans  la 
cathédrale  de  Reims.  —  Jeanne  d'Arc 
sur  le  bûcher  à  Rouen.  Sur  le  grand  arc 
en  a\ant  du  chreur  se  développe,  au 
milieu  de  rinceaux,  la  devise  de  la  Pu- 
celle  :  Jesus-Maiia^  exécutée  en  mosaï- 
que ainsi  que  les  deux  panneaux  pro- 
longeant cette  archivolte  et  repré- 
sentant les  armes  de  Jeanne  d'Arc.  A 
droite  et  à  gauche  du  chœur,  deux 
glandes  figures  en  mosaïque  :  ((  Par  la 
l''oi  )),  c  l^oiM  la  Pati  ie  ». 


LA        BASILIQUE     DE      lEANXE      D'ARC     A      DOMREMY 


'•17 


La  voûte,  en  berceau,  au-dessus  du 
chœur,  est  construite  en  brique  appa- 
rente et  décorée  de  caissons  en  mosaï- 
que. Sur  les  murs  latéraux  sont  repro- 
duits létendard,  la  bannière  et  le 
pennon  de  Jeanne.  Au  delà  du  chœur, 
s'ouvre  un  arc  communiquant  avec  la 
partie  du  clocher  formant  primiti\'e- 
ment  loge,  mais  destinée  maintenant 
à  devenir  le  sanctuaire.  Au-dessus  de 
cet  arc,  le  tympan  demi-circulaire  est 
décoré  d  une  mosaïque  représentant, 
ainsi  que  sur  létendard  de  Jeanne 
d'Arc,  le  Père  Eternel  tenant  le  globe 
entre  deux  anges  agenouillés.  Toutes 
les  mosaïques  de  la  nef  et  du  chœur 
ont  été  exécutées  par  Guilbert-Mariin; 
les  modèles  de  la  mosaïque  du  Père 
Eternel  et  des  anges  sont  de  Lameire. 

La  basilique  est  construite  en  pierre 
d'Euville,  avec  remplissages  apparents 
en  moellons  de  Vaudeville  et  de  Sé- 
rammont,  et  bandes  alternées  de  granit 
bleu  des  \'osges.  On  a  reconnu  que  la 
loge  du  clocher,  devenue  le  sanctuaire, 
devait  être  close  de  ^■itraux  s'ouvrant 
seulement  en  partie  pour  accéder  à  la 
chaire  extérieure.  Ces  vitraux  sont  exé- 
cutés par  Ch.  Lorin,  de  Chartres, 
d'après  les  cartons  de  Lionel  Roger 
Sous  le  porche,  figure  un  groupe  du 
maître  statuaire  André  Allard,  qui  y  a 
représenté,  en  marbre,  Jeanne  écou- 
tant les\  oix  et  enioui  ée  de  trois  ligures 
en  bronze  la  dominant,  saint  Michel, 
sainte  Catherine  et  sainte  Marguerite. 
Au-dessus  de  ce  groupe,  s'arrondit  une 
coupole  d  azur  et  d  or  en  mosaïque  par 
M.  Guilbert-Mai'tin,  d'après  les  car- 
tons de  Lameire.  C'est  M.  Gabiiel 
Ferricr  que  le  Comité  d'exécution  a 
chargé  d'entreprendre  les  peintui'es 
intérieures  de  la  Vie  de  Jeanne  que 
M.  Boutet  de  Monvel,  arrêté  par  la 
maladie,  avait  commencées  a\ec 
une  Jeanne  d'Arc  à  C/iinon  qu'on 
admira  sans  réserve,  pendant  ri'vxpi»- 
sition  Universelle  de  1900.  b>nlin,  les 
travaux  sont  continués  par  M.  Demay, 
un   des   plus    habiles    élèves    de    Paul 


Sédille    que     la     mort     a^•ait     arrête. 

Ainsi  prête  dans  son  ensemble,  la 
basilique  de  Domremy,  splendide  dans 
sa  robe  de  prochaine  épousée,  attend 
la  majesté  de  ses  consécrateurs  aux- 
quels le  vieux  pape  Léon  XIII  a  promis 
sa  présence,  en  la  personne  de  son 
légat.  (  )n  dit  qu'aucune  solennité  du 
culte  catholique  ne  rivalise  en  beauté 
avec  celle  de  la  bénédiction  d'un  navire, 
si  ce  n  est  celle  de  la  bénédiction  d'une 
église.  —  Ce  tronc  de  bois  qui  est 
devenu  un  vaisseau  pour  porter,  du 
néant  du  passé  vers  le  néant  de  l'ave- 
nir, ce  grain  de  sable  qui  s'appelle 
l'homme;  ce  petit  vaisseau  si  grand 
soit-il,  a  qui  cet  homme  minuscule,  si 
puissant  qu'il  paraisse,  va  confier  son 
voyage  du  temps  qu'il  fuit  à  l'éternité 
qu'il  aborde,  entre  deux  infinités  de  la 
mer  et  du  ciel  où  son  passage  est  celui 
d'un  sillage  aussitôt  effacé  que  tracé  : 
quel  spectacle  et  quel  enseignement! 
Un  lien  fragile,  que  la  main  seule  d'un 
enfant  suffira  à  couper,  retient  encore 
ce  cheval  de  la  mer  devant  le  gouffre 
immense  qui  ne  le  rendra  qu'eftlanqué 
et  (I  péii  ».  Le  prêtre  a  béni  ce  coursier 
écumant.  tout  à  l'entour  de  sa  carène. 
Le  dernier  câble  est  coupé.  Il  part,  il 
fuit,  il  disparaît  à  l'horizon.  Quand 
rendra- t-il  à  ceux  qui  restent  les  espé- 
]-ances  qu'il  emporte  et  les  fortunes 
qu'il  ne  rapportera  pas  toujours  > 

Que  la  cérémonie  d  une  bénédic- 
tion d'église  est  autrement  consolante! 
Car.  \  aisseau  pour  vaisseau,  celui  d'une 
église  ne  répond-il  pas  aux  di\erses 
parties  de  celui  que  construisent  les 
chantiers  de  marine  >  Si  la  nef  de  lun 
est  en  bois,  celle  de  l'autre  n'esl-elle 
pas  en  pierier  Et  tous  deux  adoptent 
pour  gréement  un  même  genrede  pièces 
dont  l'espèce  ne  varie  que  par  la 
matière  qu'on  y  emploie  :  des  flèches 
pour  mâts,  des  contreforts  pour  vergues, 
des  absides  pour  antennes,  un  portail 
pour  gouvernail.  Cette  dernière  pièce 
de  la  nef  catholique  est  aussi,  comme 
celle  de   la    nef  marine,   la  plus   impor- 


i.,8 


LA     BASILIQUE      DE     JEANNE      D'ARC      A      DÔMRÉMY 


tante  pour  les  voyages  qu'on  s"y 
propose.  C'est  elle  qui  ouvrira  la 
marche,  du  berceau  à  la  tombe  ou  d'un 
rivage  à  un  autre  rivage:  elle,  qui  diri- 
gera l'équipage  au  milieu  de  la  vie  ou  au 
milieu  de  l'océan:  elle,  qui  arrêtera  le 
voyage  sur  un  dernier  coup  de  barre 
faisant  rentrer  le  navire  au  port  et  le 
cercueil  à  l'église,  et  l'un  et  l'autre  de 
ces  deux  genres  de  matelots  a  leur 
commune  destinée,  qui  est  celle  d'un 
autre  grand  monde  inconnu,  à  explorer. 
Mais,  vive  Dieu!  à  l'inauguration  de 
la  basilique  de  Jeanne,  où  les  ministres 
des  bords  les  plus  extrêmes  de  France 
se  sont  inscrits  d'avance,  en  même 
temps  que  les  partjs  les  plus  avancés 
d'Angleterre  y  assisteront  aussi, 
il  ne  sera  question  que  d'une  surhu- 
maine et  unanime  apothéose  Car.  si 
les  bois  du  mystère  de  Dom-  ^ 

rémv  commencèrent   à   per- 


dre celle  que  les  bois  du  bûcher 
de  Rouen  achevèrent  de  brûler,  il 
n'était  que  justice  que.  comme  le 
phénix  de  la  fable,  la  Jeanne  immor- 
telle de  l'Histoire  se  retrouvât  tout 
entière  et  revécût  toute  grande,  aux 
yeux  des  foules  acclamantes.  Et  c'était 
bien  justice  aussi,  que  celle  qui  s'était 
envolée  de  si  haut,  par-dessus  le  faîte 
des  fagots  du  bûcher  et  des  lances  de  ses 
gardes,  planât  encore  sur  les  profondes 
frondaisons  du  Bois-Chesnu  et  à  la 
cime  des  blés  d  or  formant  la  mer 
immense  où  Domrémy  trouve  son  in- 
cessante fécondité  sous  le  soleil  qui  la 
caresse,  et  Jeanne  d'Arc  son  berceau 
d'immortalité  sous  limage  de  cette  nef 
chrétienne.  Ancrée  aux  marches  de  Lor- 
raine, la  navicelle  de  la  Sainte  Pucelle 
est  prête  à  affronter,  sans  crainte  de 
naufrage,  les  rivages  de  l'Eternité. 
BoYEK  d'Agen 


HASILIQUE    DE    DOMRK.MY KNSRMBLF,    DU     CLOCIll'.R 

(Sédille  cl  Ucmay,  nrcbilcclcs.  Phot.  LcsaKi^) 


LE  CORRÈGE  — •  Magdcleilie  (musée  de   Dret^de) 

COMMENT   ON   DEPOUILLE   UNE    NATION 
DE    SES    CHEFS-DOEUVRE 


On  se  souvient  du  bruit  mené  dans 
la  presse,  tout  récemment,  autour  des 
fresques  romaines  de  Boscoreale  dé- 
couvertes près  de  Pompéi  et  amenées  à 
grands  frais  à  Paris  pour  y  affronter  le 
feu  des  enchères.  Ces  fresques  d'une 
très  grande  valeur  —  Guillaume  II  en 
avait,  dit-on,  offert  1.200.000  francs  et 
M.  Pierpont  Morgan  i.Soo.ooo  —  se 
composent  de  nombreux  fragments 
d'ornementation  murale  —  et  com- 
prennent même  une  chambre  à  coucher 
romaine  (ciibiculum)  qu'un  miracle  de 
conservation  nous  montre  dans  le 
même  état  que  le  jour  où.  la  \illa 
s'effondra  dans  la  terrible  catastrophe 


qui    engloutit    Pompéi    sous   la    lave. 

Rien  de  plus  admirable  que  cet  art 
romain  de  la  décoration,  poussé  là  à  un 
degré  de  perfection  qu'on  ne  retrouve 
pas  dans  les  demeures  pompéiennes  ; 
rien  de  plus  beau,  de  plus  pur  que  cette 
citharistedu /r/c//'//;z</»,  véritable  joyau 
d'art  qui  rappelle  les  plus  brillants 
chefs-d'œuvre  de  la  Grèce. 

Mais,  ce  qui  surprend  en  visitant 
cette  inestimablecollection,  c'est  moins 
sa  valeur  même  que  sa  présence  à  Pa- 
ris dans  la  galerie  d'un  marchand  de 
tableaux. 

Comment,  avec  des  dimensions 
telles,  qu'elles  ont  exigé  un  tiain  spé- 


50      COMMENT     ON     DÉPOUILLE     UNE     NATION     DE     SES     CHEFS-D'ŒUVRE 


cial  pour  leur  transport,  ces  fresques 
ont-elles  réussi  à  franchir  notre  fron- 
tière, malgré  la  loi  Pacca,  qui  interdit 
l'exportation  des  œuvres  d'art  hors  du 
royaume  d'Italie? 

On  raconte  là-dessus  certaines  his- 
toires suggestives. 

Le  propriétaire  des  fresques,  un  dé- 
puté italien,  M.  \'incenzo  de  Prisco, 
aurait  obtenu  l'autorisation  de  son 
gouvernement  au  moyen  d'une  amu- 
sante supercherie. 

Lorsque  les  fouilles,  ordonnées  par 
lui  dans  son  terrain  de  Boscoreale, 
mirent  à  jour  la  villa  romaine,  il  fit 
deux  parts  des  panneaux  décoratifs. 
Les  meilleurs  furent  laissés  dans  leur 
état  poussiéreux  et  même  habilement 
maquillés  ;  les  autres  furent  soigneu- 
sement nettoyés  et  présentés  sous  un 
jour  qui  les  faisait  valoir.  Généreuse- 
ment. M.  de  Prisco  aurait  offert  les 
derniers  au  Musée  de  Naples  sous  la 
condition  qu'il  lui  serait  permis  de  se 
débarrasser  des  autres  à  l'Etranger 
où  ils  trouvaient  acquéreur. 

Le  commissaire  du  gouvernement, 
croyant  que  les  fresques  réservées 
n'avaient  qu'une  très  mince  valeur  et 
trompé  par  leur  aspect  peu  engageant, 
donna  un  avis  favorable  à  la  demande 
du  député. 

A  peine  muni  de  son  autorisation, 
que  le  gou\ernement  italien  regrette 
aujourd'hui  d'avoir  accordée,  M.  de 
Prisco  dirigeait  les  fresques  vers  la 
frontière  française  qu'elles  franchis- 
saient sans  encombre. 

Malgré  la  loi  Pacca,  l'ItaHe  venait  de 
perdre  une  merveille  d'art. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que 
pareille  mésaventure  ani\e  à  notre 
voisine.  Jamais  nation  n'a  été  l'objet 
d  autant  de  convoitises,  ni  dépouillée 
avec  plus  d'âpretéque  l'Italie,  il  est  vrai 
de  dire  que  nul  pays,  autant  que  l'Italie, 
ne  présente  un  aussi  remarquable  mé- 
lange de  beautés  naturelles  et  de  mei- 
veilles  arlisliques.  Où  Irouxer  ailleurs 
cette  couronne  diamanlée  des  Alpes  se 


reflétant  dans  les  plus  beaux  lacs  du 
monde  et  cet  opulent  tapis  de  mer 
bleue,  sur  laquelle  repose  l'Italie 
comme  un  écrin  sur  du  velours?  Et 
quelle  vertu  magique  dans  ces  grands 
noms  de  Rome,  de  Venise,  de  Milan, 
de  Florence!  C'est  l'antiquité  tout  en- 
tière, subitement  évoquée,  avec  son 
auréole  de  gloire  et  de  puissance;  c'est 
aussi  la  magnifique  éclosion  du  génie 
moderne  répandant  à  pleines  mains 
les  chefs-d'œuvre  sur  le  sol  italien, 
comme  le  semeur  les  grains  de  blé 
dans  le  sillon. 

Aussi,  peuples  et  rois  se  sont-ils 
jetés  à  l'envi  sur  cette  riche  proie.  Pour 
son  malheur,  l'Italie  fut,  durant  de 
longs  siècles,  le  champ  clos  où  l'Eu- 
rope vidait  ses  querelles.  Chaque  inva- 
sion nouvelle  était  marquée  par  la  dis- 
parition de  quek]ue  toile  célèbre  enlevée 
par  le  vainqueur,  quelquefois  même 
par  le  vaincu.  Et  lorsque,  du  haut 
des  Alpes,  Bonaparte  montrait  l'Italie 
à  ses  soldats  comme  une  autre  terre 
promise,  il  songeait  en  lui-même,  non 
seulement  à  la  moisson  de  lauriers 
qu'il  espérait  y  récolter,  mais  aussi  au 
précieux  butin  d'art  dont  il  comptait 
enrichir  la  France. 

Certains  princes,  plus  scrupuleux 
que  les  autres,  répugnèrent  à  ces 
rapines.  François  I",  notamment, 
trouva  plus  magnifique  et  plus  digne 
d'un  roi  et  d'attirer  auprès  de  lui  les 
grands  maîtres  italiens  et  de  gagner 
ainsi  à  la  France  les  œuvres  conçues 
par  leur  génie.  Il  les  couvrit  d'or  et  les 
combla  de    bienfaits. 

Si  Léonard  de  Vinci  ne  mourut  pas 
dans  ses  bras,  comme  le  raconte 
la  légende,  il  lui  maïqua  toujouis  une 
estime  particulière  qu'il  étendait  d'ail- 
leurs à  tous  les  artistes.  N'est-ce  pas  lui 
qui  ramassa  le  pinceau  du  Titien  que 
le  grand  peintre  avait  laissé  tomber? 

C'est  à  ce  goût  éclairé  de  nos  rois  que 
nous  de\ons  l'immorlelle  yoco/K/c',  de 
Léonard  de  \'inci,  acquise  pai-  l''ian- 
çois  F'   pour  j.ooo  écus  d  Dr.  (>en'était 


COMMENT     ON     DÉf'OUILLE     UNE     NATION     DE     SES     CHEFS-D'ŒUVRE       f^i 


pas  payer  trop  cher  cette  attirante  et 
mystérieuse  figure,  que  tant  de  poètes 
ont  célébrée,  et  dont  Ténigmatique 
sourire  suflirait  à  lui  seul  à  embellir  le 
Louvre. 

On  raconte  que  pour  fixer  ce  sourire 
sur  les  lèvres  de  son  gracieux  modèle, 
le  peintre  faisait 
venir  des  musiciens 
et  des  bouffons  qui 
égayaient  de  leurs 
chants  et  de  leurs 
farces  chacune  des 
séances  où  posait  la 
Mona  Lisa. 

D'autres  toiles 
magnifiques  nous 
vinrent  d'Italie  vers 
la  même  époque,  et 
fort  honnêtement, 
quoi  qu'on  ait  pré- 
tendu. Je  veux  par- 
ler de  La  Grande 
Sainte  Famille  et 
du  Saint  Michel  ter- 
rassant le  dragon, 
qui  voisinent  avec 
\aJoconde  au  Salon 
Carré.  Ces  deux 
chefs-d'œuvre  de 
Raphaël  furent 
donnés  en  présent, 
par  le  Pape  Léon  X, 
à  la  reine  Claude, 
femme  de  Fran- 
çois 1". 

Une  correspon- 
dance échangée,  au 
sujet  de  cet  envoi, 
entre  Goro  Ghéri 
de  Pistoïa,  chef  du  Gouvernement  à 
Florence,  et  Baldassare  Turini,  de 
Pescia,  chancelier  de  la  cour  de  Rome, 
ne  laisse  aucun  doute  sur  ce  point. 
Témoin  celte  lettre  de  Goro  Ghéri, 
datée  du  17  mai  1 5 18  : 

((  Quant  aux  peintures,  j'apprends 
que  notre  seigneur  (le  pape  Léon  X) 
veut  qu'elles  aillent  par  terre;  qu'on 
fasse    donc    sui\ant    le    plaisir    de    Sa 


Sainteté.  N'oubliez  pas  de  rappeler  à 
Raphaël  qu'il  les  arrange  et  prenne  les 
mesures  nécessaires  pour  qu'elles  ne 
puissent  pas  s'abîmer  en  route,  surtout 
s'il  pleuvait.  » 

D'après   ces   instructions,  les   toiles 
furent    soigneusement     emballées    et 


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L.\     CiniARISTE,     FRESQUE    DU    GRAND    TRICLINILM 

Cliché  communiqué  par  M.  M.  Cancssa. 


conduites,  à  dos  de  mulet,  jusqu'à 
Lyon,  d'où  elles  parvinrent  à  la  Coui-, 
sans  aventure  notable. 

Comme  on  le  voit,  les  droits  de  la 
France  sur  ces  chefs-d'œuvre  ne  sau- 
raient être  mieux  établis. 

Plus  fondés  à  se  plaindre  sont  nos 
voisins  quand  il  s'agit  des  nombreuses 
œuvres  d'art,  venues  d'Italie  en  France 
sous    les   rèi^-nes   de  Louis   Xlil   cl   de 


COMMENT     ON     DÉPOUILLE     UNE     NATION     DE     SES     CHEFS-D'ŒUVRE 


Louis  XIV .  Il  est  certain  que  la  pré- 
sence de  princesses  italiennes  sur  le 
trône  de  France  dut  beaucoup  faciliter 
le  passage  des  tableaux  dans  notre 
pays.  Mais  on  ne  trouve  nulle  trace  des 
négociations  ou  marchés  qui  amenè- 
rent ces  exodes.  Peut-être  n'y  en  eut-il 
pas. 

Nous  savons  bien,  par  exemple,  de 
quelle  singulière  façon  le  Saint  Sebas- 
tien, d'Annibal  Carrache,  vint  entre  les 
mains  du  cardinal  de  Richelieu.  C'est 
Saint-Simon  qui  le  raconte  :  ((  Le  duc 
de  Montmorency  allait  à  léchafaud 
avec  le  courage  et  la  piété  qui  l'ont  fait 
tant  admirer  :  il  fit  deux  présents  bien 
différents  de  deux  tableaux  d'un  grand 
prix,  du  même  maître,  et  uniques  de 
lui  en  France  :  un  Saint  Sébastien  percé 
de  flèches,  au  cardinal  de  Richelieu  et 
une  Pomone  et  Vertumne,  de  grandeur 
naturelle,  à  mon  père.  » 

En  véritable  connaisseur,  Richelieu 
accepta  le  présent,  mais  en  justicier 
impitoyable,  il  fit  tomber  quand  même 
la  tête  de  Montmorency. 

Comment  celui-ci  avait-il  acquis  les 
deux  célèbres  toiles  du  Carrache,  c'est 
ce  qu'il  est  impossible  de  savoir.  Il 
n'est  cependant  pas  téméraire  de  sup- 
poser qu'elles  furent  un  tribut  levé  par 
lui,  au  cours  de  sa  campagne  en  Italie 
contre  les  Impériaux. 

Les  inestimables  collections  ita- 
liennes, acquises  par  Louis XIV,  furent 
très  régulièrement  achetées,  et  à  des 
prix  considérables,  aux  héritiers  de 
Mazarin.  C'est  à  celui-ci  que  les  Ita- 
liens doivent  s'en  prendre  de  la  perte 
de  ces  richesses. 

Ce  ministre  avare  et  pillard  avait 
une  âme  d'artiste  comme  tous  ses  com- 
patriotes; ce  fcsse-mathieu  aimait  les 
belles  choses. 

Mettant  à  profit  sa  finesse  et  son 
esprit  d'intrigue  joints  à  un  manque 
absolu  de  scrupules,  il  sut  réunir  dans 
son  palais  une  galerie  d'ait  unique  au 
monde. 

«  Il   faudra  donc  quitter  tout  cela!  » 


s'écriait-il  en  pleurant,  quand  il  sentit 
sa  fin  prochaine. 

Rien  ne  le  rebutait  pour  arriver  à 
posséder  l'objet,  statue,  meuble  ou  ta- 
bleau, sur  lequel  il  avait  jeté  les  yeux. 
D'ailleurs,  il  s'était  ménagé  à  Rome 
un  complice  tout  dévoué,  le  cardinal 
Barberini,  qui  lui  servait  de  pour- 
voyeur. 

C'était  lui  qui  négociait  les  achats, 
au  meilleur  compte  possible  bien  en- 
tendu, et  moyennant  un  honnête  cour- 
tage; il  effectuait  en  personne  la  livrai- 
son de  l'œuvre  achetée,  la  conduisant 
lui-même  à  la  frontière  où  l'attendaient 
les  émissaires  de  Mazarin. 

C'est  à  cette  complicité  que  nous  de- 
vons d'admirer  au  Louvre,  non  loin  de 
la  Joconde,  ce  merveilleux  Mariage 
mystique  de  Sainte  Catherine^  l'œuvre 
capitale  du  Corrège,  et  l'un  des  plus 
beaux  chefs-d'œuvre  de  la  peinture. 

Louis  XIV  le  paya  plus  tard  is-ooo 
livres. 

L'Italie  fut  ainsi  écumée  durant  toute 
la  vie  de  Mazarin.  Tous  ces  trésors 
filaient  sans  bruit  du  côté  des  Alpes, 
abrités  contre  les  indiscrétions  sous  la 
pourpre  cardinalice  de  Barberini. 

Quels  qu'aient  été  les  défauts  de 
Mazarincomme  ministre,  et  les  moyens 
employés  par  lui  pour  dépouiller 
l'Italie  de  ses  chefs-d'œuvre,  la  France 
ne  saurait  oublier,  sans  injustice,  qu'il 
encouragea  les  arts  et  les  artistes. 

Doit-on  considérer  comme  une  spo- 
liation, la  main-mise  de  Napoléon 
\  ictorieux  sur  les  œuvres  d'art  qu'il 
rencontrait  à  Milan,  à  Venise,  à  Flo- 
rence, à  Vérone,  etc.?  En  expédiant  à 
Paris  les  Michel-Ange,  les  Titien,  les 
Véronèse,  les  Raphaël  et  les  Carrache, 
commettait-il  vraiment  un  acte  de  pil- 
lage, ainsi  que  le  lui  ont  tant  reproché 
nos  voisins) 

Quoi  qu'on  en  pense  en  Italie,  1  im- 
putation de  vol  ne  saurait  être  admise, 
et  II  listoire  se  chaige  elle-même  de  la 
réduire  à  néant.  Si  li()na]:)arle,  usant 
de  ses  droits  de  \  ainqucur,  a\  ait  som- 


COMMENT     ON     DÉPOUILLE     UNE     NATION     DE     SES     CIIEFS-D'OEUVKK       m 


CUBICULUM    DE    LA    VILLA    DE    BOSCOREALE 

Cliché  communiqué  par  M.  M.  Canessa 


mairement  fait  enlever  les  chefs- 
d'œuvre  italiens  pour  les  envoyer  en 
France,  l'accusation  serait  fondée. 
Mais  il  convient  de  se  rappeler  que 
toutes  les  toiles  et  toutes  les  statues 
enlevées  par  le  jeune  général  faisaient 
l'objet  de  clauses  spéciales  dans  les 
traités  qui  terminaient  les  guerres. 
Leur  valeur  y  était  formellement  con- 
signée et  déduite  de  la  contribution  de 
guerre  qui  frappait  telle  province.  Plu- 
sieurs fois  même,  certaines  \illes 
d'Italie  échappèrent  à  une  exécution 
méritée  par  l'abandon  de  quelque 
Raphaël  ou  de  quelque  Titien. 

Si  l'Italie  pleure  justement  ses  chefs- 
d'reuvre  perdus,  on  ne  peut  s'empêcher 
néanmoins  de  considérer  comme  dou- 


blement glorieuses  cescampagnesdont 
Michel-Ange  était  l'enjeu,  et  où  Paul 
Véronèse  rachetait  des  provinces. 

C'est  le  traité  de  Campo-Formio 
qui  fît  entrer  dans  notre  patrimoine 
national  la  célèbre  scène  de  Paul  Vé- 
ronèse :  Les  Noces  de  Cana.  Commandé 
au  peintre  pour  le  réfectoire  ducouvent 
de  Saint-Georges  à  Venise,  Véronèse 
s'engagea  par  contrat  à  l'e.Kécuter 
moyennant  324  ducats  d'argent 
(972  francs  de  notre  monnaie),  outre 
les  dépenses  de  bouche  et  le  don  d'un 
tonneau  de  vin.  Quel  peintre  de  nos 
jours  consentirait  à  travailler  à  ce  prix, 
môme  pour  produire  une  œuvre  mé- 
diocre !  Véronèse  acheva  son  tableau 
un   an   après,  sui\ant  les  ct>n\  entions. 


15)      COMMENT     ON     DEPOUILLE     UNE     NATION     DE     SES     CHEFS-D'ŒUVRE 


Est-il  nécessaire  de  rappeler  que 
l'artiste  a  pris  comme  modèles  de  ses 
personnages  les  célébrités  de  l'époque) 
Ainsi.  au  premier  plan  à  gauche,  un 
nègre  tend  une  coupe  au  marquis  d'A- 
valos,  auprès  duquel  se  tient  Éléonore 
d'Autriche,  reine  de  France;  à  ses 
côtés.  François  I"  et  Marie  d'Angleterre 
en  robe  jaune  ;  plus  loin,  près  de  Soli- 
man F'',  la  marquise  de  Pescaïre  qui 
mâche  un  cure-dent,  et,  à  l'angle, 
Charles  Quint  vu  de  profil,  portant  au 
cou  la  Toison  d'Or.  Au  centre,  devant 
la  table,  dans  le  groupe  des  musiciens, 
Véronèse  joue  de  la  viole.  Titien  tient 
une  basse,  et  le  Bassan  souffle  dans 
une  flûte.  Le  convive  à  droite  qui  porte 
une  santé  est  Bencdetto  Caliari,  frère 
du  peintre. 

En  i8is,  lAutriche  aurait  bien 
voulu  reprendre  Les  A^oceSi-YeCana. Mais 
devant  l'opposition  formelle  des  diplo- 
mates français,  elle  se  contenta,  à  titre 
decompensation,  d'une  toile  de  Lebrun, 
La  Descente  du  Saint-Esprit^  qui  alla 
prendre  à  Venise  la  place  du  chef- 
d'œu\  rc  de  X'éronèse. 

Le  traité  de  Vienne  assurait  formel- 
lement à  la  France  la^  propriété  défini- 
ti\  e  de  toutes  les  œuvres  d'art  acquises 
pendant  la  période  impériale.  Mais  les 
commissaires  étrangers  ne  voulurent 
pas  en  tenir  compte  et  en  reprirent  une 
partie.  Louis  .WIIl  protesta,  mais  en 
vain.  Le  conservateur  du  Louvre, 
M.  Derron,  qui  résistait,  fut  menacé 
d'être  envoyé  dans  une  forteresse 
de  Silésie.  Il  réussit  néanmoins  à  faire 
signer  aux  commissaires  un  procès- 
verbal  d'enlèvement,  constatant  qu'il 
ne  cédait  qu'à  la  force  des  baïonnettes. 

L'Italie,  faible  et  divisée,  fut  la  seule 
qui  ne  rentra  pas  en  possession  de  son 
bien;  ses  richesses  nous  restèrent. 

Toutefois,  si  l'amour  de  nos  rois 
pour  les  arts,  si  les  expropriations 
sommaires  pratiquées  par  nos  géné- 
raux surent  amener  à  notre  pays  les 
plus  purs  chefs-d'(cuvre  des  écoles 
étrangères,    rien  n  approche  de  la  \é- 


ritable  chasse  aux  tableaux  rares  à  la- 
quelle Auguste  III,  dit  le  Fort,  roi  de 
Saxe,  se  livra  durant  toute  sa  vie,  avec 
une  persévérance  bien  singulière  chez 
un  homme  de  plaisirs. 

Auguste  le  Fort  fut  un  souverain 
peu  ordinaire.  Bâti  en  hercule,  il  sem- 
blait taillé  pour  la  débauche.  Ses  dé- 
bordements scandalisaient  le  purita- 
nisme de  Frédéric-Guillaumede  Prusse 
et  la  simplicité  monacale  de  Charles  XII 
de  Suède.  Son  règne  ne  fut  qu'une 
longue  orgie  et  un  carnaval  perpétuel. 
Mais  il  eut  le  culte  de  la  beauté.  Qu'elle 
se  manifestât  sous  les  traits  d'une 
femme,  il  en  tombait  amoureux  incon- 
tinent. Qu'elle  s'offrît  à  ses  yeux  sous 
la  forme  d'une  peinture  de  valeur  ou 
dune  statue  parfaite,  il  n'avait  point 
de  repos  qu  il  n  eût  acquis  le  tableau 
ou  la  statue. 

Il  fit  de  Dresde  l'une  des  plus  jolies 
capitales  de  l'.Mlemagne  et  l'un  des 
plus  riches  musées  du  monde. 

Toujours  battu  à  la  guerre,  il  se  con- 
solait de  ses  défaites  en  conciuérant  de 
nouveaux  cœurs,  et  de  la  Pologne  per- 
due en  acquérant  de  nouveaux  ta- 
bleaux. 

(^e  furent  ses  deux  constantes  occu- 
pations. 

L  Italie  devait  tout  naturellement 
exciter  ses  convoitises;  cette  terre  clas- 
sique de  l'art  le  fascinait  invinciblement. 
Aussi  lança-t-il  dans  la  péninsule  ses 
limiers  les  plus  habiles  aux  trousses 
des  petits  princes  besogneux.  Ses 
agents  diplomatiques  avaient  pour 
mission  spéciale  de  suivre,  jour  par 
jour,  la  déconfiture  des  grandes  mai- 
sons italiennes,  et  quand  elles  étaient 
arrivées  au  dernier  degré  de  la  gêne  il 
entamait  les  négociations.  Il  leur  propo- 
sait l'achat  de  leurs  collections. 

C'est  ainsi  qu'il  acquit  la  fameuse 
collection  du  duc  de  Modène,  François 
d'Esté,  comprenant  six  des  plus  belles 
toiles  du  (^orrège,  parmi  lesquelles  la 
magnifique  Mai^dcleinc,  le  Chiisl  au 
i/c'/;/i';clu  Titien,   le  porliail  de  Morelt 


COMMENT     ON     DÉPOUILLE     UNE     NATION     DE     SES     CHEFS-D  ŒUVRE      155 


de  Ilolbein,  les  plus  grands  chefs- 
d'œuvre  de  Paul  Vcronèse  et  des  maî- 
tres de  l'école  de  Bolo^rne. 

Cette  galerie  du  duc  d'Esté  se  trou- 
vait en  partie  à  Mo- 
dène  même,  en  par- 
tie à  Ferrare.  Fran- 
çois d'Esté,  qui  vi- 
vait à  Venise  dans 
un  état  voisin  de  la 
misère,  hésitait  lui- 
même  à  dépouiller 
l'Italie  de  tels  trésors. 
Il  fallut  toute  l'habi- 
leté d'un  juif,  toute 
la  finesse  d'un  Ita- 
lien, toute  la  diplo- 
matie d'un  Saxon 
pour  mener  le  mar- 
ché à  bonne  fin. 

Sur  le  conseil  de 
son  favori,  le  célèbre 
comte  de  Briihl, 
grand  ami  des  arts, 
Auguste  III  s'em- 
pressa de  négocier 
l'achat  de  cette  admi- 
rable galerie. 

Le  comte  Villio. 
alors  ministre  de 
Saxe  à  Venise,  Ven- 
tura Rossi,  peintre 
de  la  Cour  de  Saxe 
et  son  délégué  spé- 
cial Pietro  Guar- 
riente  de  Dresde, 
plus  tard  inspecteur 
de  la  Galerie  royale. 
et  le  vieux  Zanelti, 
vénitien  célèbre  par 
ses  connaissances  en 
peinture,  s'attelèrent 
de  concert  à  cette 
prise. 

Difficile,  en  effet,  car  les  habitants 
deModène  eurent  quelque  soupçon  des 
négociations  engagées  et  résolurent  de 
défendre  cette  collcctoin  dont  s'enor- 
gueillissait la  ville.  Une  surveillance 
active  fut  organisée.  Les  routes  étaient 


gardées,  et  les  étrangers  arrivant  à  Mo- 
dène  devaient  subir  un  long  et  minu- 
tieux interrogatoire. 

Le  duc  d'Esté  était  fort  embarrassé, 


RAPHAKL  —   La  Grande  Sajnle  Famille 


difficile     entre- 


le  roi  de  Saxe  et  ses  agents  ne  l'étaient 
pas  moins. 

i^ossi  parvint  enfin  à  pénétrer  dans 
Modène,  malgré  les  hommes  d'armes 
qui  gardaient  les  portes.  Les  toiles 
furent  roulées  et  emballées,  mais  com- 
ment les  faire  sortir  de  la  ville? 

A  force  d'argent,   il  réussit   à   Irans- 


156      COMMENT     ON     DEl'OUILLE     UNE 

porter  les  tableaux  à  Padoue,  pays 
neutre,  où  il  possédait  une  maison,  et 
où  la  collection  devait  rester  jusqu'au 
payement  complet  des  cent  mille 
sequins  constituant  le  prix  dachat. 

Un  léger  retard  dans  le  versement 
faillit  faire  échouer  le  marché.  Pour 
reprendre  les  négociations,  le  roi  de 
Saxe  fut  contraint  de  donner  7000 
sequins  de  dédommagement. 

Comme  tout  paraissait  terminé,  le 
représentant  du  duc  dEste,  Mgr.  Bon- 
digli,  refusa  de  livrer  les  cadres  dorés, 
sous  prétexte  qu'ils  n'avaient  pas  été 
compris  dans  le  contrat.  Il  exigea 
encore  que  le  malheureux  Rossi  lui 
versât  à  lui-même,  comptant,  mille 
écus  romains,  pour  le  dédommager  de 
ce  qu  il  consentait  au  payement  en 
quatre  billets  échelonnés  dont  le  der- 
nier était  reculé  jusqu'après  la  foire  de 
Pâques.  De  plus,  les  vendeurs  se  ré- 
servaient une  copie  de  la  célèbre  A'itit 
du  Corrège  :  elle  fut  confiée  au  pinceau 
de  Rossi. 

De  leur  côté,  les  délégués  Saxons, 
rendus  méfiants  par  tant  d'atermoie- 
ments, exigèrent  une  copie  du  Christ 
au  denier  du  Titien,  dans  la  crainte 
que  les  Italiens  ne  fussent  tentés  de 
changer  les  tableaux. 

C'est  assez  dire  quelle  confiance 
régnait  entre  ces  intermédiaires  peu 
scrupuleux  et  quelles  difficultés  pré- 
sentaient de  pareilles  négociations. 

On  raconte  que  le  méfiant  Bondigli 
pesa  une  à  une  toutes  les  pièces  du 
paiement,  même  celles  qui  venaient 
d'être  frappées. 

Malgré  le  prix  considérable,  pour 
l'époque,  payé  par  le  roi  de  Saxe,  la 
Galerie  de  Dresde  faisait  une  acquisi- 
tion unique  et  l'Italie  s'appauvrissait 
de  cent  toiles  parmi  lesquelles  se  trou- 
vaient les  plus  purs  chcfs-d"œu\  re  de 
l'art  italien. 

Auguste  II!  n'était  pas  toujours 
quitte  avec  ses  vendeurs  quand  il  avait 
versé  la  somme  convenue.  Leur  ayant, 
à  ses  premiers   achats,  offert  quelques 


NATIÛ.N     DE     SES     CHEFS-D'ŒUVRE 

objets  en  porcelaine  de  Saxe  de  la  cé- 
lèbre manufacture  de  Meissen,  il  se 
vit  dans  la  suite  assailli  d'obsessions 
de  toute  sorte.  Les  trafiquants  de 
tableaux  en  arrivèrent  à  considérer 
comme  une  clause  du  marché  ce  qui 
n'était  que  don  gracieux  du  souverain. 
Au  point  que  le  comte  de  Brûhl  dut 
signifier  à  ses  agents  ((  que  Sa  Majesté 
ayant  pris  ces  demandes  en  très  mau- 
vaise part,  on  ait  à  s'abstenir  désor- 
mais de  toutes  ces  promesses  vagues 
qui  ne  faisaient  qu'augmenter  le  prix 
fixé.    )) 

Les  intermédiaires  de  ces  achats  de 
tableaux,  pour  la  plupart  Italiens  a\  ides 
et  retors,  se  montraient  insatiables. 
Les  archives  de  la  Galerie  de  Dresde 
conservent  de  curieux  états  de  comptes 
où  le  nombre  des  commissions  —  nous 
dirions  aujourd'hui  des  pots-de-vin  — 
était  infini. 

Veut-on  savoir  ce  que  coûta  la  Vierge 
d'Holbein  achetée  à  \'enise  par  Alga- 
rotti  pour  le  compte  du  roi  de  Saxe  ? 

livres 
de  Venise 

^  septembre  ij-^j.  —  Payé 
à  M"""  Delfîno,  propriétaire 
du  tableau 22  000 

Donné  à  M.  Tiepolo,  qui 
a  été  l'entremetteur  du  mar- 
ché, un  présent  en  argen- 
terie et  chocolat  et  une  canne, 
etc I   14^ 

Donné  à  Ihom  me  d  affaires 
de   la    casa    Dellîno  ....  440 

Donné  aux  domestiques 
de  la  casa  Delfino 22 

2'V  octobre.  —  Payé  au 
sieur  Gay  pour  le  cadre  du 
tableau 330 

75  novembre.  —  Payé  à 
Giacomo  Zandini  pour  la 
caisse  du    tableau iio 

75  janvier  ijff.  —  Payé 
à  la  boutique  de  S.-Pilippo 
Néri  pour  du  galon  poui"  la 
caisse   du    liolbein    ....  66 

A  reporter.    .  24  1  16 


COMMENT     ON     DÉPOUILLE     UNE    NATION     DE     SES     CHEES-D'ŒUVRE      157 


Report.    .  24  I  16 

75  janvier  ij^j.  —  Payé 
à  la  boutique  de  la  Gama 
pour  du  velours  vert  pour 
la    caisse   du    llolbein    .    .  i^!^ 

75  janvier  ijlj-  —  A 
ManoManzini  pour  la  façon 
de  la  dite  caisse 50 

2^  janvier.  — Payé  au  ser- 
rurier pour  ferraille  de  la 
caisse  

10  février.  —  Payé  au  do- 
reur Anî.  Pompeo    .... 

j  mars.  —  A  M.  Platzer  à 
compte  de  l'accord  fait  pour 
le  transport  à  Dresde.    .    . 

y  mars.  —  Payé  à  l'Esle 
qui  devait  transporter  ledit 
tableau 

Soit.    .  28  024 

Comme  on  le  voit  par  ce  borde- 
reau, il  en  coûtait  cher  à  Auguste  III 
pour   acquérir  les  chefs-d'œuvre  qu'il 


50 
980 

I  760 

880 


convoitait;  mais  il  avait  l'habitude  de 
ne  jamais  compter  avec  la  bourse  de 
ses  bons  Saxons.  A  vrai  dire,  il  aurait 
pu  dépenser  plus  mal  leur  argent. 

Mais  sa  plus  belle  acquisition,  son 
coup  de  maître,  ce  fut  l'achat  de  la 
Madone  Si.xtine  de  Raphaël.  Ce  fut 
peut-être  aussi  la  perte  artistique  la 
plus  grande  qu'ait  jamais  subie  l'Italie. 

La  Madone  Sixtine^  c'est  plus  qu'un 
chef-d'œuvre,  c'est  le  chef-d'œuvre  des 
chefs-d'œuvre;  c'est  l'art  poussé  à  des 
limites  plus  qu'humaines.  Devant  cette 
admirable  Vierge,  illuminée  d'une  lueur 
d'extase  qui  semble  venir  du  ciel,  on 
est  tenté,  comme  saint  Sixte,  detomber 
à  genoux  et  d'adorer.  On  éprouve  à  la 
contempler  comme  une  révélation  de  la 
Divinité.  C'est  une  des  plus  sublimes 
créations  de  l'art  chrétien. 

Muller,quienexécuta  la  gravure,  s'é- 
prit si  follement  de  l'image  de  la  Vierge 
qu'il  en  devint  fou  et  mourut  d'amour. 
Et  ces  deux  anges,  accoudés  à  la  ba- 


PAUL     VKHONKSE    —     LcS    NuCCS    dc    Caihl 


158      COMMENT     ON     DÉPOUILLE    UNE    NATION     DE     SES     CHEFS  D'ŒUVIUÎ 


lustrade,  au  premier  plan,  où  trouver 
rien  de  plus  charmant,  de  plus  gra- 
cieux) 

Au  cours  d'un  vova^^e  en  Italie,  alors 


LKONARD    DE    VINCt     Lu  JOCOudc 


qu'il  n  était  que  prince  héritier  et  qu'il 
courait  les  aventures,  Auf^uste  il!  avait 
eu  loccasion  d'admirer  ce  merveilleux 
tableau,  chez,  les  moines  de  Sainl- 
Sixtc,  à  Plaisance.  Pendant  quarante 
ans,  il  fut  obsédé  par  le  désir  de  le  pos- 
séder. 


Le  chef-d'œuvre  de  Raphaël  était  là 
depuis  deux  cents  ans,  sans  que  per- 
sonne y  eût  touché.  Auguste  résolut 
de  l'avoir,  il  y  parvint.  Par  quels 
moyens  y  réussit- 
il?  Comment  les 
moines  consenti- 
rent-ils à  se  dé- 
faire de  ce  trésor? 
En  ignoraient-ils 
la  valeur  vérita- 
ble? Ou  le  peintre 
Cesare  Giovanini, 
chargé  de  la  né- 
gociation, sut-il 
faire  valoir  des 
arguments  sans 
répliquer 

On  ne  sait.  Ce 
qui  est  certain. 
c'est  que  les  moi- 
nes de  Saint-Sixte 
abandonnèrent 
leur  M.idone  con- 
tre une  «  bonne 
copie  ))  et  la 
somme  de  vingt 
mille  ducats. 

\  ingt  mille  du- 
cats, une  œuvre 
que  nos  milliar- 
daires actuels  se 
disputeraient  à 
coupsdemillions  ! 
Quand  il  apprit 
la  réussite  de  la 
négociation,  le  roi 
de  Saxe  montra 
une  joie  qui  fait 
plus  d'honneur  à 
sa  nature  d'ai'liste 
que  n'en  lit  aux 
moines  de  Saint- 
Sixte  leur  stupide  indifférence,  devant 
une  telle  perte. 

11  attendait  fiévreusement  ses  envoyés 
ne  pouvant  croire  à  son  bonheur.  Lors- 
que, enfin,  le  tableau  arriva,  il  le  lit 
déballer  dans  la  salle  du  trône.  Comme 
il  n  était  pas  dans  son  jour,  il  repoussa 


COMMENT     ON     DÉPOUILLE     UNE    NATION     DE     SES     CHEFS-D  ŒUVRE      159 


KAPiiAEL   —  Madone  de  Sainl-Sixte 


violemment  du   pied  le  siège  royal,  en  du  peuple,  qui,  lui,  tenait  à  ses  chefs- 

s'écriant  :  d "œu\re,    avaient  stipulé   que   Giova- 

—  Place  au  Grand  Raphaël!  nini  en  ferait  une  copie,  qui  prendrait 

Dans    les    conditions    de    la    vente,  la   place  de  l'original.    Cette    manière 

ainsi  que  nous  l'axonsdit,  les  vendeurs  d'agir  se  répète  d'ailleurs  dans  beau- 

toujouis  prudents  et  Cl  aignant  la  colère  coup  de  ces  marches,  un   peu  louches; 


i6o      COMMENT     ON     DÉPOUILLE     UNE    NATION     DE     SES     CIIEI'S-DŒUYRE 


elle  prouve  que  les  vendeurs  recon- 
naissaient commettre  une  action  répré- 
hensible  vis-à-vis  leur  patrie  et  en 
craignaient  les  suites. 

Les  artistes  italiens  n'étaient  pas 
seuls  d'ailleurs  à  rechercher  pour  les 
cours  étrangères  les  chefs-d'œuvre  de 
leurs  devanciers,  les  ecclésiastiques, 
comme  nous  l'avons  vu  avec  Mgr  Bon- 
digli,  s'entendaient  à  merveille  à  ces 
négociations. 

Un  des  entremetteurs  les  plus  actifs 
de  la  cour  de  Saxe  fut  le  chanoine  Luigi 
Crespi,  de  Bologne,  dont  l'acquisition 
la  plus  importante  est  le  grand  tableau 
de  Guido  Reni  :  A^iniis  et  Sémiramis. 
Cette  belle  toile  se  trouvait  dans  la 
collection  du  marquis  Giov.  Nicolo 
Tanara.  Elle  passait  pour  représenter  : 
Salomon  et  la  reine  de  Saba. 

Les  négociations  pour  cet  achat  du- 
rèrent près  de  deux  ans  ;  les  proprié- 
taires en  demandaient  lo.ooo  écus  ro- 
mains. Le  chanoine  dut  solliciter  du 
pape  un  bref  qui  permit  de  vendre  et 
d  exporter  ce  tableau. 

On  s'étonne  à  bon  droit  qu'un  pape 
ait  consenti  à  donner  pareille  autorisa- 
tion. Quoi  qu'il  en  soit,  le  6  mai  17^2 
le  marché  fut  conclu  pour  la  somme  de 
6.000  écus,  après  que  le  prévoyant 
Crespi  se  fût  fait  délivrer  parles  ((  Aca- 
démie! Clementini  di  Bologna  »  un 
témoignage  dans  les  formes,  consta- 
tant l'authenticité  du  tableau  et  dont 
l'original  se  trou\  e  encore  aujourd'hui, 
ainsi  que  le  contrat  de  vente,  dans  les 
archives  de  la  Galerie. 

Ceci  prouve  que  les  experts  du 
xNiii''  siècle  ne  se  croyaient  pas  plus 
infaillibles  qu'aujourd'hui  et  que  déjà 
le  truquage  des  objets  d'art  était  en 
honneur. 

.Mais  le  meilleur  agent  du  roi  de  Saxe 
était  encore  son  favori,  cet  étonnant 
comte  de  i-5rûhl,  aussi  habile  à  faire 
sa  propre  fortune  qu'à  servir  son 
maître. 


Il  savaitchoisir  avec  discernement  ses 
intermédiaires  dont  la  première  qualité 
dans  ses  opérations  peu  scrupuleuses 
devait  être  la  discrétion.  Il  correspon- 
dait avec  eux  en  langage  chiffré,  dési- 
gnant sous  des  noms  de  convention  les 
artistes  italiens,  qui  prenaient  part  à 
ces  transactions,  et  les  villes  où  elles 
avaient  lieu  Sur  cette  terre  italienne 
où  le  peuple  s'armait  pour  Raphaël  ou 
le  Titien,  on  ne  pouvait  prendre  trop 
de  précautions. 

On  pourrait  raconter  encore  bien  des 
anecdotes  sur  cet  étrange  commerce  qui 
dépouille  peu  à  peu  l'Italie  de  ses  plus 
riches  collections.  Heureusement  pour 
la  patrie  de  Michel-Ange  et  de  Raphaël 
que  les  chefs-d'œuvre  semés  à  chaque 
pas  par  la  Renaissance  étaient  innom- 
brables. Ses  monuments  merveilleux 
étaient  en  outre  difficilement  transpor- 
tables et  des  lois  très  sévères  ont  arrêté 
ce  trafic  désastreux  ;  sans  quoi  nous 
verrions  peut-être  s'élever  dans  quel- 
que avenue  aristocratique  de  New- 
Vork  ou  de  Boston  les  palais  de  Flo- 
rence et  de  Rome  trasportés  pierre  par 
pierre  pour  satisfaire  l'orgueil  de  mil- 
liardaires américains. 

Si  l'on  peut  dépouiller  une  nation  de 
sa  puissance  et  de  son  prestige  tempo- 
rel, les  siècles  et  les  ambitions  sont 
désarmés  contre  son  glorieux  patri- 
moine artistique.  Les  chefs-d'œuvre 
exilés  loin  du  soleil  d'Italie,  qui  les  vit 
naître,  ne  peuvent  que  reporter  notre 
admiration  \Qrs  cette  terre  favorisée 
des  arts. 

Notre  voisine  peut  d'ailleurs  se  con- 
soler de  ses  mésaventures.  On  l'a  dé- 
pouillée sans  l'appauvrir.  On  a  pu  lui 
enlever  ses  chefs-d"œu\  re,  on  ne  peut 
lui  ravir  la  gloire  des  génies  —  ses  en- 
fants —  qui  les  ont  conçus.  ICUe  est 
toujours  la  patrie  classique  de  l'art,  la 
source  féconde  où  tous  doi\  ent  aller, 
pour  admirer  el  pour  s'iiisliuire. 

R.   kiM  f  11  K  IT  l'.i   I  1 1:\. 


*J1it* 


LE     PHYSIQUE 


DE     L'EMPLOI 


((  Le  style,  c'est  l'homme))  a  prononcé 
M.  de  Buffon,  en  donnant  une  chique- 
naude à  ses  manchettes  de  dentelle, 
noircies  de  fin  tabac  à  priser.  Et,  depuis 
trois  siècles  on  s'est  incliné  devant  la 
parole  venue  de  Montbars  ;  les  écrivains 
l'ont  répétée  à  satiété,  sans  se  douter 
qu'en  la  citant  ils  prononçaient  leur 
propre  condamnation  ;  les  professeurs 
de  rhétorique  l'ont  donnée  comme  sujet 
de  de\'oir  français  à  des  milliers  de 
jeunes  hommes  qui  ont  pâli  dessus  des 
heures  et  des  heures  d'étude,  pour  en 
tirer  quatre  pa^^cs  de  déductions  plus 
XVIIl.  —  11. 


ou  moins  saugrenues,  d'aperçus  em- 
pruntés à  pas  mal  de  livres,  et  de 
réflexions  aussi  profondes  qu'on  peut 
imaginer  à  quatorze  ans. 

Certes,  M.  de  Buffon  n"a\ait  point 
tort.  Mais  sa  proposition  a  le  défaut 
grave  de  beaucoup  de  propositions, 
celui  de  ne  pas  être  complète.  Le  style, 
c'est  un  peu  l'habit  de  l'esprit  et  il  est 
un  vieux  proverbe  français,  que  j  ose  à 
peine  citer  par  les  temps  que  nous  tra- 
versons, qui  aflirme  que  l'habit  ne  fait 
pas  le  moine. 

Le   stvle  est.  en  effet,  une  partie  de 


i6: 


LE     PHYSIQUE     DE     L'EMPLOI 


l'homme.  Tel  diplomate,  nourri  dans 
((  la  carrière  »  ne  pourra  envoyer  un 
mot  à  un  ami  sans  l'assurer  ((  des  nou- 
velles assurances  de  sa  considération 
très  ou  plu  s  distinguée.  ))  Un  magistrat 
abusera  toujours,  dans  sa  correspon- 
dance, de  ce  que  les  Romains  avaient 
coutume  de  nommer  des  ((  ablatifs 
absolus  ».  Mais  la  profession  ne  déteint 
pas  seulement  sur  le  style;  n'en  déplaise 
a  M.  de  Buffon,  elle  se  reflète  encore 
dans  les  traits  de  la  physionomie,  dans 
l'aspect  général  de  la  personnalité. 

Et  ce  que  j'avance  là,  je  ne  l'avance 
pas,  croyez-le  bien,  à  la  légère.  A  vous 
comme  à  moi,  il  est  arrivé  bien  souvent 
de  dire  en  voyant,  dans  la  rue,  un 
monsieur  passer,  les  che\eux  blancs 
taillés  «  en  brosse  »,  la  barbe  arrangée 
«  à  l'impériale  ».  ce  doit-être  un  mili- 
taire. Un  homme  aux  favoris  vous 
fait  aussitôt  penser  à  un  magistrat  ;  un 
autre,  à  la  longue  redingote  noire,  au 
visage  soigneusement  rasé,  évoquera 
aussitôt  dans  votre  esprit  l'image  d'un 
ministre  du  culte  protestant.  Or,  il  ma 


paru  intéressant  de  rechercher  si,  à 
toute  époque,  il  y  avait  eu  ainsi  corré- 
lation entre  le  physique  et  le  moral,  si 
l'habitude  du  droit  donnait  à  la  longue 
aux  traits,  une  physionomie  d'avocat; 
si  le  commandement  militaire  imposait 
à  la  physionomie  une  apparence  guer- 
rière :  en  un  mot,  si,  depuis  que  le 
monde  est  monde,  le  type  professionnel 
avait  changé.  Commençons  tout 
simplement  par  le  commencement, 
c'est-à-dire  par  les  temps  fabuleux  de 
l'histoire.  On  a  attribué,  non  sans 
tiraillements,  deux  poèmes  fameux, 
l'Iliade  et  l'Odyssée^  à  un  certain  Homère 
sur  l'existence  duquel  personne  n'est 
d'accord.  Mais  les  poèmes  sont  là,  ce 
qui  nous  permet  de  ne  pas  entrer  dans 
la  controverse.  Que  nous  importe  alors 
que  r Iliade  soit  un  récit  plus  ou  moins 
idéalisé  de  la  prise  de  la  ^"ille  de  Troie  ; 
que  rOdyssée  soit  un  conte  llatté  des 
aventures  de  quelques  matelots  ivres 
en  des  îles  de  la  côte  tunisienne?- 
Schliemanna  prouvé  que  Troie  a  existé. 
Maint  passage  de  /  O.VysscL' nous  montre 
à  l'évidence  que  les  lieux  décrits  l'ont 
été   avec    une    riiifoureuse    exactitude. 


KA.MSKS     II 


LE     PHYSIOIJE     DE     L'EMPLOI 


.65 


Admettons  donc  qu'Homère  a  existé. 
Justement,  l'antiquité  nous  a  laissé 
d'assez  bonnes  images  du  rhapsode 
aveugle.  André  Chénier  l'a  dit: 

Trois  mille  ans  ont  passé  sur  la  tombe  d'Homère 
Et  depuis  trois  mille  ans,  Homère  respecté, 
Est  jeune  encore  de  gloire  et  d'immortalité. 

Jeune  d'immortalité!  Quel  meilleur 
compliment  pourrait  être  fait  à  l'un  de 
nos  immortels  du  siècle,  à  l'un  des 
quarante  qui  siègent  sous  la  coupole) 
M'est  avis,  du  reste,  qu'avec  l'Iliade  et 
l'Odyssée,  Homère,  qui  a\ait  déjà 
quelques  droits  au  pont  des  Arts  de  par 
son  infirmité  d'aveugle,  eût  été  digne 
aussi  d'entrer  à  l'Académie  Française. 
Eh  bien,  voyez  :  Voici  son  buste,  tel 
qu'il  nous  est  parvenu  de  l'antiquité. 
Grâce  aux  prodiges  de  la  photographie, 
je  place  la  tête  et  ce  buste  sur  un  corps 
d'académicien  en  uniforme.  Dites-le- 
moi  :  Homère  n'a-t-il  pas  tout  à  fait 
une  tête  d'académicien-poète?  Et  ne 
voyez-vous  pas  aussitôt  une  ressem- 
blance de  ce  portrait  avec  celui  de  feu 
Leconte  de    i'Isle>    Homme    en    notre 


vingtième  siècle,  sous  l'habit  vert 
brodé  de  nos  immortels,  le  bon  Homère 
eût  fait  la  meilleure  figure  et  je  le  vois 
très  bien,  répondant  au  discours  de 
M.  Edmond  Rostand,  cet  autre  poète 
irréelet  exquis. . .  Si,  sortant  du  domaine 
de  la  fable  pour  entrer  dans  celui  de  la 
réalité  —  de  la  réalité  très  ancienne, 
par  exemple  —  j'ai  le  très  grand  hon- 
neur de  vous  présenter  la  dernière 
photographie  de  la  momie  admirable 
du  despote  de  la  Basse  et  de  la  Haute 
Egypte,  Rhamsès  H  lils  de  Séti  F''  et 
qu'on  appelle,  je  n'ai  jamais  trop  su 
pourquoi,  dans  la  Bible,  le  grand 
Sésostris.  Admirez  vite  ce  profil  altier. 
ces  lè\  res  orgueilleuses,  cet  air  domi- 
nateur. Une  chose  vous  frappera  tout 
d'abord:  la  forme  du  nez.  Ce  nez  de 
Rhamsès  11  est  exactement  celui  d'un 
autre  grand  monarque,  bien  notre  celui- 
là,  Louis  XlV^,et  lappelle  étrangement 
celui  de  Catherine  II  de  Russie.  Mais 
je  n'insiste  pas  sur  cette  singulière  res- 
semblance nasale  car,  ne  voyez-vous 
pas,  en  ^'Otre  moderne  souvenir,  quel- 
qu'un    qui,     d'une     façon     frappante. 


,64 


LE     PHYSIQUE     DE     L'EMPLOI 


ressemble  au  despote  éfi^yptienr  Ne 
serait-ce  pas  M.  Chamberlain  lui- 
même  r  Une  redingote  coupée  chez  le 
meilleur  tailleur  du  Strand.  avec  à  la 
boutonnière,  un  éclatant  gardénia;  et, 
sur  le  chef  momifié  de  Sésostris,  un 
impeccable  haut  de  forme  abritant  un 
monocle  fixé  dans  l'orbite  creuse,  n"a- 
t-on  devant  soi,  abstraction  faite  du 
ratatinement  de  la  peau,  Timage  exacte 
du  ministre  anglais  des  Colonies, 
image  plus  vivante  et  plus  expressive 
que  ne  pourrait  la  faire  un  photographe  ! 
Mais  je  préfère  ne  pas  insister.  J'aurais 
l'air  de  vouloir  légitimer  l'occupation 
de  la  terre  égyptienne  pai-  l'Angleterre 
et  de  donner  aux  fellahs,  W.  (>ham- 
herlain  comme  successeur  direct  aux 
rois  de  toutes  les  dynasties  (je  \ous  lais 
grâce  de  les  énumérer). 

Mais  nous  voilà  en  des  temps  moins 
lointains.  Sur  l'Agora  d'Athènes,  par 
la  poussière  qui  tourbillonne,  des 
cilovens  sf»nt  réunis.  ,\  la  tribune,  un 


homme  s  agite  :  son  éloquence, 
incisive,  mordante,  tombe  en 
rafales  sur  la  foule.  La  parole 
est  un  peu  sourde,  un  -'peu 
froide...  Le^  front  se  fait  sévère.  Et 
les  Athéniens  demeurent  silencieux, 
durant  qu'au  fond'de  la  place,  chignon 
relevé  et  la  jambe  à  peine  emprisonnée 
par  la  courte  tunique  blanche,  les 
femmes  elles-mêmes  se  taisent.  Dé- 
mosthène,  le  grand  orateur,  flétrit  les 
aristocrates  et  prononce  son  discours 
immortel  «  Pour  la  Couronne  ». 

Jetez  maintenant  les  yeux  sur  cet 
a\^ocat  qui,  à  la  barre,  est  en  train  de 
prononcer  un  plaidoyer  fulgurant.  11 
porte  sur  ses  traits  quarante  années  de 
ministère.  L'œil  est  devenu  sé\'ère 
pour  avoir  trop  souvent  contemplé  les 
épaves  du  vice  et  pour  avoir,  maintes 
fois,  délié  le  ministère  public.  La  bou- 
che est  large,  la  lè\  re  dédaigneuse.  A 
Ilots  pressés  les  périodes  sont  sorties, 
llétrissant  l'injustice  de  l'humanité,  de 
la  société,  de  la  justice  des  hommes  et 
un  peu  d'ironie  est  tombée  avec  ces 
périodes  sur  le  tribunal  et  l'assistance, 


LE     PIIVSIOUE     DE     L'EMPLOI 


l6: 


cette  pointe  de  raillerie  dont  ne  peut  se 
défendre  Thomme  supérieur,  sceptique 
un  peu  vis-à-vis  de  ses  semblables,  car 
il  sait  ce  qu'ils  valen*î,  pour  avoir  de 
longues  années,  scruté  les  conscien- 
ces... Vous  le  reconnaissez,  n'est-ce 
pas  le  grand  a\ocat  dont  les  argu- 
ments sont  sans  réplique,  dont  la 
phrase  enveloppée  de  formules  cour- 
toises, désigne  un  caractère  et  met  à 
nu  une  âme...  Regardez-le  bien.  C'est 
Démosthène  habillé  à  la  moderne  et  je 
passe  vite  à  un  autre  pour  que  vous 
n'aperceviez  pas  l'éclair  de  fourberie 
qui  brille  parfois  en  ses  yeu.x.  Peut- 
être,  un  jour,  le  grand  avocat  que  vous 
venez  de  contempler  recommencera- 
t-il  pour  son  compte  le  discours  «  Pour 
la  Couronne  »... 

Là-bas,  tournant  le  dos  à  la  ville  de 
beauté,  Démosthène  continue  d'agiter 
le  peuple.  Peu  à  peu,  le  soleil  descend 
derrière  les  monts  fauves  de  l'Ilellade 
et  dore  de  ses  rayons  et  l'énorme  Par- 
Ihénon  et  le  délicat  Erechteion...  Ici, 
devant  le  Christ  douloureux  qui  souf- 


Irc  et  implore,  droit  en  sa  robe  noire, 
le  geste  large  et  la  parole  incisive,  le 
grand  avocat,  qui  parla  aux  foules 
comme  chef  du  gouvernement,  s'a- 
dresse aux  juges  attentifs,  durant  que 
l'assistance,  ici  encore,  se  tait,  hale- 
tante, et  que  les  femmes  elles-mêmes, 
qui  n'ont  plus  rien  de  l'idéale  beauté 
grecque,  n'osent  parler  ni  de  leurs 
visites,  ni  de  leurs  domestiques,  ni  de 
leur  couturière,  ni  même  d'autre  cho- 
se... La  vision  se  fait  une,  peu  à  peu, 
et  se  fond,  à  l'éclat  a  iolet  des  \  itraux 
qui  rappelle  l'exquise  tombée  du  jour, 
sous  les  oliviers  gris,  où  fut  11  lellade.. . 

Des  trompettes  qui  retentissent  > 
César  vient  de  passer  le  Rubicon  et 
impose  au  Sénat  et  au  peuple  de  Rome, 
le  fait  glorieux  et  lourd  de  la  renom- 
mée conquise  à  tra\ers  les  Gaules.  La 
République  plusieurs  fois  centenaire 
va  être  obscurcie  par  le  feu  éclatant 
des-  légions.  Du  reste,  l'époque  san- 
glante des  proscriptions  de  Marius  et 
de  Sylla  avait  déshabitué  de  l'aimer... 

Mais  quel  est  donc  ce  bruit  de  tam- 


r66 


LE     PHYSIQUE     DE     L'EMPLOI 


bours  qui  résonne  sous  les  arbres  de 
Saint-Cloud,  se  mêlant  au  glissement 
des  feuilles  rougies  par  l'automne  et 
qui  tombent,  ridant  la  surface  polie  de 
1  eau  des  bassins  tranquilles?  Bona- 
parte, revenu  d'Egypte  subitement, 
emploie  le  prestige  des  guerres  d'Italie 
à  opposer  les  baïonnettes  des  grena- 
diers aux  défroques  ridicules  des  Cinq- 
Cents.  Comme  les  feuilles  mortes, 
beaucoup  de  conseillers  ne  deman- 
daient qu'à  tomber  sur  le  miroir  en- 
core limpide  du  nouvel  empire.  Les 
ba'ionnettes  n'eurent  donc  même  pas  à 
être  intelligentes.  Elles  ftirent  exactes 
seulement.  Et  le  nouveau  César  eut 
vite  franchi  le  Rubicon...  Il  lui  sufiit. 
pour  cela,  d'entrer  à  Notre-Dame... 

Ressemblance  singulière  entre  le 
vainqueur  d'ArcoIe  et  le  triomphateur 
de  Vercingétorix,  entre  l'homme  qui 
mena  les  armées  françaises  à  Moscou 
et  aux  confins  de  la  Haute-Egypte  et 
celui  qui  conduisit  les  légions  romai- 
nes en  Belgique  et  jusqu'en  Angle- 
terre... Toute  différence  de  coiffure 
observée,  c'est  le  même  regard  impé- 
rieux, la  même  bouche  implacable. 
avec  ce  je  ne  sais  quoi  de  race  qu  avait 
César  et  que  Napoléon  doit  remplacer 
par  l'auréole  de  Sainte-Hélène.  Ce 
sont  là  des  figures  de  maîtres  du 
monde.  Robespierre  eut  ces  traits,  mais 
Tallien  ne  lui  permit  pas  de  régner  sur 
la  France.  Plus  près  de  nous,  c  est 
encore  le  froid  maréchal  de  Moltke... 
mais  la  douleur  est  encore  à  peine 
calmée  en  nos  âmes  et  il  ne  faut  point 
la  ré\eiller. 

La  douleur)  Mais  voici  le  buste  d  un 
homme  qui  ne  s'en  soucia  guère.  Cet 
homme  est  lempereur  Caracalla,  ce- 
lui-là même  qui  fit  mettre  à  mort  plus 
de  vingt  mille  peisonnes.  dont  le  juris- 
consulte Papinien.  effroi  de  nos  mo- 
dernes étudiants  en  droit.  Ce  fils  de 
Septime-Sévère.  voyez-le  plutôt,  eût 
été  l'un  des  plus  remarquables  sujets 
de  notre  préfecture  de  police  et  le  docte 
.M.  Hertillon    n  eut   pas  manqué  de  lui 


reconnaitre,  tout  comme  en  un  vulgaire 
apache,  les  signes  les  plus  caractéris- 
tiques de  la  dégénérescence.  Le  front 
est  bas,  un  vrai  front  de  criminel,  l'œil 
défiant,  toute  la  physionomie  reflète 
un  air  de  bestialité  peu  ordinaire.  Où 
donc  ai-je  déjà  vu  ses  traitsr  J'y  suis  : 
c'est  en  cour  d  assises,  au  procès  d'un 
garçon  boucher,  qui  avait  assommé 
deux  de  ses  camarades.  Je  n  ai  qu'à 
placer  la  tête  de  Caracalla  sur  les  épau- 
les du  boucher  et  c'est  tout  à  fait  la 
même  physionomie. . .  celle  que  l'on  ne 
voudrait,  pour  rien  au  monde,  rencon- 
trer, seul  et  sans  armes,  la  nuit,  au 
coin  d'une  rue  déserte.  . . 

J'arrête  là  ces  exemples,  rendus  plus 
frappants  encore  par  la  fidélité  des 
photographies.  La  conclusion  de  tout 
cela,  me  direz-vous?  La  conclusion  > 
xMais  c'est  que  les  occupations,  le  mé- 
tier, les  passions,  qui  n'ont  guère 
changé,  surtout  les  passions,  à  tra^  ers 
les  âges,  ont,  par  les  siècles,  donné  aux 
individus  la  même  empreinte  physi- 
que. Les  coutumes,  la  façon  de  vivre, 
les  costumes,  les  gouvernements,  ont 
eu  beau  changer,  les  passions  bonnes 
ou  mauvaises  continuent  d'imprimer  à 
la  face  de  l'individu  qu'elles  possèdent, 
un  sceau  plus  visible  et  plus  profon- 
dément gravé  que  la  marque  au 
fer  rouge  qui  indiquait,  jadis,  les 
forçats. 

Et  cela  devrait  nous  montrer,  à  nous 
qui  sommes  si  fiers  de  notre  prétendue 
civilisation  et  de  notre  soi-disant 
science,  qu'au  fond,  il  n'y  a  rien  de 
nou\eau  sous  le  soleil  et  que  tant  que 
l'homme  sera  l'homme,  chose  qui,  je 
le  crains  fort,  durera  longtemps,  celui- 
ci  ne  sera  ni  meilleur,  ni  plus  mauvais 
que  ses  prédécesseurs  ou  ses  succes- 
seurs. Placé  dans  les  mêmes  circons- 
tances et  sous  l'empire  des  mêmes  pas- 
sions, il  est  toujours  le  même.  Plutôt 
que  de  nous  en  allliger  il  faut  mieux 
tenir  cela  pour  une  consolation. 

.\rni;i<T  Hr.w  imi.vc. 


JAIZT 


LA    UHANUE    RUE 


A     TRAVERS     LA    BOSNIE 


((  Vous  allez  [en  Grèce,  respectez  les 
dieux,  ))  disait-on  jadis  aux  voyageurs 
s'embarquant  pour  Athènes.  ((  Vous 
allez  en  Bosnie,  respectez  Kallay,  »  me 
recommande  un  Hongrois  de  mes 
amis,  rencontré  à  x\gram. 

xM.  de  Kallay  est,  en  effet,  on  ne 
Fignore  pas,  l'administrateur-chef, 
'allais  écrire,  le  créateur  de  la  Bosnie 
et  de  l'Herzégovine. 

C'est,  muni  de  cette  recommanda- 
tion, que  je  débarque,  à  Banyaluka, 
anrtîs  une  longue  journée  de  chemin  de 
fei   à    travers    une  contrée  monotone. 

A  ma  grande  surprise,  mon  arrivée  a 
été  annoncée  et  je  suis  attendu  à  la 
gare  par  le  propriétaire  ou  plutôt  le 
gérant  de  l'hôtel.  Ceci  m'oblige  à  dire 
un  mot  de  l'organisation  des  hôtels  en 
Bosnie-I  Icrzégovine.  M.  de  Kallay, 
auquel  nul  détail  n'échappe,  a  compris 
que  le  meilleur  moyen  d'attirer  les 
étrangers  en  ce  pays,  était  de  leur 
donner  la  certitude  de  trou\er  partout. 


ou  du  moins  dans  les  centres  les  plus 
importants,  un  asile  convenable.  Et 
comme  il  n'y  avait  pas  à  compter, 
sous  ce  rapport,  sur  l'initiative  des 
indigènes  ni  même  des  Hongrois,  il  a 
fait  construire,  aux  frais  du  gouverne- 
ment, des  hôtels  très  confortables  qui 
sont  gérés  administrativement  et  dont 
la  haute  surveillance  est  confiée  à 
M.  P...,  qui  peut  passer  pour  le  modèle 
des  fonctionnaires  aimables. 

Banyaluka  n'offre  rien  de  bien  inté- 
ressant. C'est  une  petite  ville  resserrée 
entre  des  collines  et  le  lit  du  \'erbas. 
Mais  il  faut  s'y  arrêter  si  l'on  veut  faire 
en  voiture  la  route  de  Ja'izt.  Cette 
route  est  admirable.  Elle  suit  le  cours 
du  Verbas  et  monte  constamment,  par 
une  pente  douce  et  insensible  qui  ne 
dépasse  jamais  2  pour  100,  traversant 
des  \allons  frais,  des  forêts  épaisses  et 
se  transformant,  çà  et  là,  en  une  gorge 
étroite,  sauvage,  fantastique. 

J  ai  pour  compagnon  de  \oiture,  non 


i68 


A     T  R  A  \'  E  R  S     LA     BOSNIE 


JAIZT    L  IIOTELLKRIE 

pas  un  haut  personnage  ni  quelque 
prince  du  sang,  comme  en  rencontrent 
toujours  si  à  propos  les  voyageurs,  à 
en  croire  leurs  récits,  mais  un  bra\e 
négociant  viennois  qui  fait  sa  tournée 
annuelle  en  Bosnie.  M.  Brunn  parle 
sept  langues  ;  il  connaît  ce  pays-ci  dans 
ses  moindres  recoins.  Nous  causons 
longuement;  il  \eut  bien  me  fournir 
des  renseignements  sur  les  mœurs,  les 
usages,  les  habitudes  des  Bosniaques. 

Jaïzt  n'est  point  une  ville  ouverte. 
Sévèrement  fortifiée  jadis,  elle  con- 
serve encore  une  ceinture  de  murailles 
crénelées,  et  pour  pénétrer  dans  le  mé- 
diocre village  moderne,  on  doit  fran- 
chir une  poterne  rébarbative  et  très 
moyennà<^euse .  L'ancienne  Jaïzt  fut 
construite  au  début  du  x\  "^  siècle,  à 
l'époque  où  le  duc  llervoïa  régnait  en 
maître  sur  la  contrée.  De  cette  forte- 
resse, dont  les  ruines  gardent  une  gran- 
deur imposante,  il  avait  fait  un  véri- 
table palais,  à  l'ornementation  duquel 
tra\  aillèrent  des  artistes  italiens. 

De  tout  temps,  par  sa  situation,  Jaïzt 
eut  le  don  d'attirer  les  convoitises.  Les 
Hongrois  s'en  emparèrent;  les  Turcs 
la  reconquirent;  lors  des  insurrections 
bosniaques,  elle  fut  le  siège  des 
rebelles,  et  il  n'est  pas  jusqu  aux  luttes 


au.xquelles  donna  lieu 
l'occupation,    où     elle 
n'ait  joué  un  rôle    im- 
portant  par  la    résis- 
tance acharnée  qu'elle 
opposa       aux      armes 
autrichiennes.  La  po- 
pulation   est    en    effet 
presque      entièrement 
musulmane        aujour- 
d'hui. Jadis    elle  était 
toute      catholique      et 
Jaïzt    fut    célèbre    par 
ses   riches  églises.  De 
celles-ci     il     ne    reste 
plus    qu'une.     Encore 
a-t-elle    été    transfor- 
mée    en    mosquée. 
(Vêtait  autrefois  Saint- 
Luc.    En    re\"anchc,    les    Franciscains 
en    ont     construit     une    autre,     \oici 
quelques  années,  fort  simple,  qui  ren- 
ferme un  sarcophage  de  verre  où  sont 
pieusement    ensevelis    les    ossements 
du    dernier    roi     de     Bosnie,     Stefan 
l'omasevitch. 

Est-ce  bien  lui,  ce  cada\  re  tout  noir, 
dont  la  tête  est  séparée  du  tronc > 
Crovons-le.  En  voyage,  il  sied  d'avoir 
la  foi.  une  foi  aveugle.  Ce  squelette  fut 
découvert,  \oici  quinze  ans  en\iron, 
dans  un  ra\  in,  à  l'endroit  précis  où  la 
tradition  veut  que  le  monarque,  con- 
damné à  mort  par  le  sultan  .Mahmoud, 
ait  eu  l'honneur  d'être  décapité  par  le 
Cheik-al-Islam  lui-même... 

De  l'église  franciscaine,  on  \  a  d'ordi- 
naire aux  catacombes  ou  du  moins  à 
l'endroit  ainsi  appelé.  Il  est  désormais 
à  peu  près  prouvé  que  cette  crypte, 
creusée  sous  une  vieille  chapelle,  ne 
servit  jamais  de  nécropole.  L'opinion 
généralement  admise  est  que  le  duc 
llervoïa  la  destinait  à  devenir  son 
propre  tombeau,  ainsi  que  semble- 
raient l'indiquer  ses  armoiries  sculptées 
sui  une  paioi  de  roc.  Ce  qui  parait 
plus  certain,  c'est  que  la  chapelle  et  la 
crypte  fui-enl  utilisées  plus  tard  en  guise 
de  prison  et  les  citoyens  condamnés  à 


A     TRAVERS     LA     BOSNIE 


169 


vivre  là  durent  s'y  trouver  moins  a 
l'aise  que  ne  le  sont  nos  chevaliers 
d  industrie  parisiens  internés  à  Fresne. 
Ils  n'y  demeuraient  pas  longtemps 
d'ailleurs,  car  on  les  y  laissait  sans  air, 
sans  lumière  et  sansnourriture,  moyen- 
nant quoi  ils  trépassaient  rapidement  ! 

Nous  grimpons  ensuite  sur  une 
petite  tour,  dénommée  toin-  aux  ours 
et  de  là  au  château  dont  il  ne  reste 
debout  que  des  pans  de  murailles, 
mais  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  admi- 
rable sui  l'étroite  et  profonde  vallée  où 
la  Pliva  se  précipite  dans  le  Verbas. 

Ces  chutes  de  la  Pliva  mériteraient 
d'être  mieux  connues.  Rapides,  affo- 
lées, les  eaux  limpides  accourent,  se 
frayant  passage  à  travers  des  saulaies, 
et,  d'une  hauteur  de  trente  mètres,  en 
nappes  formidables  et  mugissantes, 
s'écroulent  avec  fracas,  rebondissant 
en  gerbes,  en  poussières  légères,  que 
le  soleil  fait  étinceler.  Des  moulins 
entourent  un  pont  de  bois,  ce  sont  de 
petites  constructions  sommaires  et  si 
fragiles,  dirait-on,  qu'à  chaque  instant 
on  craint  de  les  voir  emportées  par  le 
torrent. 

Sur  la  place  de  l'église  orthodoxe, 
des  paysans,  des  villageois  en  costume 
national  attendent  l'heure  de  la  céré- 
monie, car  c'est  jour  de 

fête.  Les  hommes  sont        _-       

d'aspect  robuste.  Jeu- 
nes, les  femmes  ne  man- 
quent pas  de  beauté  ni 
de  fraîcheur.  Avec  leur 
veste  courte,  leur  jupe  à 
larges  plis  qui  se  rejoi- 
gnent aux  pieds  et  for- 
ment pantalon,  avec  la 
toque  ou  le  mouchoir 
assez  adroitement  noué 
sur  la  tête,  elles  ont  une 
certaine  allure  coquette 
qui  tranche  avec  la  lour- 
deur des  femmes  mu- 
sulmanes s'avançant  pé- 
niblement SUI"  leurs 
soques    de     bois.      (>cs 


musulmanes  sont  voilées,  bien  plus 
rigoureusement  quelles  ne  le  sont  en 
Egypte  et  en  Turquie.  On  est  très  fa- 
natique en  Bosnie.  Les  luttes  reli- 
gieuses y  tressaillent  encore  et  les 
fidèles  du  Prophète,  stricts  observa- 
teurs du  Coran,  y  gardent  vis-à-vis  des 
chrétiens  des  sentiments  exempts  de 
toute  bienveillance. 

Dire  que  l'Autriche  est  aimée  du  Bos- 
niaque musulman  serait  exagéré.  Elle 
reste  pour  lui  et  restera  la  puissance 
conquérante.  On  la  craint.  On  la  res- 
pecte. C'est  déjà  quelque  chose. 

...  Ma  promenade  dans  Jaizt  et  aux 
chutes  a  duré  toute  la  matinée.  J'a\  ais 
laissé  M.  Brunn  en  conférence  d'affaires 
avec  un  vieux  Turc  assis  dans  une  mé- 
chante baraque  en  bois.  Je  l'y  retrouve. 
L'affaire  n'est  pas  conclue.  Je  m'en 
étonne.  «  Vous  ne  connaissez  pas  les 
Bosniaques,  me  dit-il.  Avec  eux,  il  faut 
une  patience  d'ange.  Le  Bosniaque  est 
très  poli,  très  prévenant,  très  accueil- 
lant. Mais  il  est  oriental...  f'arri\e 
chez  lui.  Un  quart  d'heure  se  passe  a 
nous  complimenter  réciproquement,  un 
autre  quart  d'heure  à  nous  demander 
des  nouvelles  de  nos  parents...  j'a- 
borde la  question  qui  m'amène  ..  Mon 
homme  sourit,  ne  répond  pas.  («Prends 


JIZEUO     —      l-A     ri.lVA 


A     TRAVERS    LA     BOSNIE 


une  cigarette...  Bois  ce  café...  En  as-tu 
jamais  bu  d'aussi  exquis)  »  Et  le  voilà 
parti.  Il  me  raconte  d  où  lui  ^  ient  ce 
café,  combien  il  le  paye.  Je  l'écoute 
avec  déférence.  Il  me  retrace  lentement 
les  histoires  du  pays.  Je  reviens  à  ma 
question  et  lui  demande 
s'il  a  besoin  de  se  réap- 
provisionner en  papier 
à  cigarettes.  Il  sourit  de 
nouveau,  me  dit  pru- 
demment ((  Peut-être  )>. 
puis  il  m'offre  encore  du 
café.  Ensuite  ce  sont  des 
doléances.  Rien  ne  va; 
le  commerce  ne  marche 
pas.  Ah!  ce  n'est  pas 
comme      jadis...      Cela 


ture,  car  il  connaît  la  traite,  l'emploie 
régulièrement...  et  ne  la  laisse  pas 
protester.  (  )n  ne  peut  lui  reprocher 
que  d'ignorer  la  valeur  du  temps.  Pour 
lui,  une  année  ou  un  jour,  c'est  tout 
un.  Il  ne  s'habitue  pas  au  commerçant 


lAizr 


LKS    MOULJ^S 


lEZKKO       -     LKS     BCIRDS     DU     I.AC 

dure  ainsi  une  heure,  deux  heures. 
une  demi-journée...  Parfois,  cela  se 
termine  par  un  «  Reviens  demain  », 
et  le  lendemain  ça  recommence.  Il  se 
décide  à  traiter  à  la  dernière  minute 
seulement  quand  il  sait  que  je  suis 
résolu  à  quitter  sa  ville.  Et  encore! 
Vient  la  discussion  du  prix  !...  .\h  !  oui. 
il  faut  de  la  patience!...  » 

I.e  Bosniaque  est  loyal  en  matière 
commerciale,  bon  payeur,  et  fait  hon- 
neur à  sa  signature.  Oui,  à  sa  signa- 


occidental  qui  a  tou- 
jours ce  motà  la  bouche: 
((  Dépêchons-nous,  je 
suis  pressé.  »  Lui,  il  ne 
se  dépêche  jamais;  il 
n'est  jamais  pressé. 

En  attendant,  moi  qui 
ne  suis  pas  Oriental, 
j  ai  hâte  d'aller  à  Jezero. 
(  )n  s'y  rend  en  voi- 
ture, par  une  belle  route 
—  excellente  comme 
itiules  celles  de  Bosnie  —  qui  côtoie  la 
Pliva  et  court  à  travers  une  plaine  basse, 
fleurie  et  humide,  dans  un  encorbelle- 
ment de  collines  boisées;  le  paysage 
rappelle  ceux  d'Ecosse.  II  a  des  grâces 
impré\ues  et  comme  une  mélancolie 
d'hori/ims  proches  et  \crts.  L'eau 
coule  abondammenl.  la  ri\  ièie  s'élargit 
peu  à  peu  ;  bientôt  elle  se  ti^ansforme 
en  un  lac  plus  long  que  large,  très  clair, 
d  une  limpidité  de  source. 

Jezero ct)mpleen\ii"on  ôno  habitants, 


A     TRAVERS     LA     BOSNlIi 


tous  musulmans.  U  se  compose  de 
vieilles  maisons  turques  et  de  quelques 
habitations  appartenant  à  des  gens 
riches      de     Jaïzt      et     de     Travnick. 

A  rapproche 
de  ma  voiture, 
des  bandes 
d'enfants  sur- 
gissent. 11  y  a 
parmi  eux  de 
ravissantes  fil- 
lettes aux  yeux 
noirs  effarou- 
chés. Je  veux 
les  photogra- 
phier-, mais  à 
peine  ai-je  pris 
mon     apparei 


pécher  sous  mes  yeux  quelques  grosses 
écrevisses  que  je  mange  avec  joie,  bien 
qu'il  soit  quatre  heures  de  l'après- 
midi.  Il  n'v  a  pas  d'heure  pour  les  bra- 


yi:i<A  |i;v()   —   tjuAi    f.t   pont   de   la   jMILYAJKA 


que  tout  ce  petit  monde  s  envole 
comme  des  moineaux  et  se  réfugie 
derrière  des  portes.  Au  bout  du  pont 
si  pittoresquement  jeté  sur  la  Pliva, 
je  tente  un  nouvel  essai  sans  suc- 
cès. Je  parviens  enfin  à  en  attraper 
un  que  je  récompense  de  quelques 
kreutzers.  .Vprès  quoi, je  vais  m'installer 
dans  le  petit  chalet  rustique  construit 
sur  le    bord    même   du   lac    et  je   fais 


ves. ..  ni  pour 
les  gourmands! 
Au  retour, 
nous  nous  arrê- 
terons quel- 
ques heures  à 
Travnick.  ((Ce- 
asuflira,  ))ni"a- 
\  a  i  t  dit  M  . 
Brunn.  qui  a 
terminé  s  es 
affaires  et  veut 
bien  m'accom- 
pagner  jusqu  à 
Serajevo. 

Travnick  ne  mérite  pas  davantage- 
|e  crois  que  l'origine  de  ce  nom  vient 
de  ce  qu'il  y  a\ait  par  là  de  bons  et 
gras  pâturages  {travua  en  serbe);  le 
village,  étage  sur  les  deux  flancs  d'un 
ravin  étranglé,  aux  rues  étroites  et 
grimpantes,  fut  pourtant  une  quasi 
capitale.  C'est  là  que  résidaient  —  et 
s'enfermaient  —  les  Valis  ottomans 
que  les  Begs  et  les  Agas  traitaient  de 


A     TRAVERS     LA     BOSNIE 


haut  en  bas  et  qu:.  délégués  par  la  Su- 
blime Porte  pour  maintenir  en  Bosnie 
son  autorité  supérieure,  s'y  trouvaient 
presque  réduits  à  létat  de  prisonniers. 

Travnick  possède  un  château  bâti 
par  le  roi  Evarlko  11  et  qui  sert  aujour- 
d'hui de  caserne.  Il  y  a,  non  loin  de  là, 
une  mosquée  de  style  très  simple,  mais 
qui  est  en  grande  vénération,  car  trois 
poils  de  la  barbe  du  Prophète  y  sont, 
dit-on.  conservés.  Mahomet  de\ait 
a\oir  une  barbe  singulièrement  four- 
nie, car  je  sais  nombre  de  mosquées, 
notamment  celle  du  Barbier,  à  Kai- 
rouan,  qui  se  flattent  d'avoir  ainsi 
quelques  poils  en  relique! 

Il  fait  nuit  noire  quand  nous  entrons 
en  gare  de  Serajevo.M.Brunn  s'arrête 
ici.  Moi,  je  pousse  dès  ce  soir  jusqu'à 
Ilidzé,  et  ne  reviendrai  à  Serajevo 
qu  après  demain. 

A  peine  le  train  a-t-il  stoppé  qu  un 
jeune  homme,  pantalonné  selon  la 
mode  bosniaque,  ceinturé  d'une  large 
écharpe,  le  fez  crânement  posé  sur  la 
tête,  se  présente  en  demandant. 

—  M.  de  Gallier? 

—  C  est  moi. 

—  Je  suis  votre  drogman,  monsieur. 

C'est  en  effet  le  drogman  que  I  ai- 
mable M.  P...  m'a  choisi  et  qu'il  a  eu  la 
prévenance  de  m'en\oyer  jusqu'ici. 

Le  gars  a  l'air  fort  débrouillard. 
Déjà  il  a  fait  placer  mes  bagages  dans 
le  petit  train-tramway  qui  va  me 
voiturer  jusqu  à  Ilidzé.  Il  monte  à  côté 
de  moi  dans  un  joli  wagon  propre  et 
coquet,  mais  où  il  fait  un  froid  de  ca- 
nard. La  température  s'est  abaissée 
depuis  ce  matin.  On  se  croirait  en  hi- 
ver. La  Bosnie  n'est  pas  a\  are  de  ces 
changements  brusques, 

La  route  jusqu'à  Ilidzé  n'est  pas 
longue.  Je  fais  la  connaissance  de  mon 
drogman.  Il  est  très  drôle.  Pas  très 
grand,  maigre,  nerveux,  s\elte,  il  serait 
bien  si  sa  figure  où  brillent  deux  petits 
yeux  intelligents  et  \ifs  n'était,  par 
malheur,  trouée  comme  une  écumoire. 
Il  parle,  ma  foi.  assez  bien  le  français  et 


agrémente  ses    phrases   d  expressions 
montmartroises  amusantes. 

—  Où  diable  as-tu  appris  tout  cela  '- 

—  \^oilà.  monsieur...  à  Paris 

—  A  Paris  ? 

—  Oui.  je  m'appelle  Latif  Buljulani, 
monsieur,  je  suis  Bosniaque  et  musul- 
man, employé  ici  au  musée...  oh  I  j'ai 
une  bonne  place...  je  ne  suis  pas  à 
plaindre...  Alors  j'ai  été  à  Paris  pen- 
dant l'Exposition;  j'étais  presque  un 
homme  officiel  là-bas...  oui,  j'étais 
attaché  au  directeur  de  la  section  bos- 
niaque... Alors,  j'ai  appris  le  français.. . 
Ah!  monsieur,  Paris!  quelle  belle 
ville  ! . . .  quelle  ville  adourable. . . 

—  Mon  \  ieux  Latif,  tu  m  as  tout  1  air 
d'un  garçon  qui  n'a  pas  froid  aux  yeux. 

Il  rit.  On  ne  les  ^oit  plus,  ses  petits 
yeux... 

Quel  enchantement!  Une  gare  fleu- 
rie, toute  tapissée  de  plantes  grim- 
pantes! Je  descends,  un  personnage  à 
lunettes,  vêtu  de  l'uniforme  autrichien, 
s'a\ance  vers  moi. 

—  M.P...  fait  Latif. 

Je  remercie  M.  P...  des  attentions 
qu'il  a  eues  pour  moi  depuis  le  début 
de  mon  voyage.  Il  a  un  bon  visage  ave- 
nant. Il  me  prend  le  bras,  m'accable  de 
compliments,  de  souhaits  et  m'entraîne. 
((  Ne  vous  occupez  de  rien.  \  ous  trou- 
verez vos  \  alises  dans  votre  chambre. 
Allons  dîner.»  Voilà  une  bonne  parole  ! 
Nous  suivons  des  allées  cou\  ertes  au 
sol  bitumé,  aux  toits  de  bois  élégam- 
ment ouvragés  et  soutenus  par  des 
piliers  découpés  autour  desquels  s'en- 
roulent à  l'infini  des  guirlandes  de  ver- 
dure. Nous  traversons  un  premier 
hôtel,  puis  un  second  ;  enfin,  toujours 
sui\  ant  les  allées  magiques,  nous  par- 
\enons  à  une  grande  terrasse  sur 
laquelle  s'ouvre  une  salle  de  restau- 
rant, immense,  décorée  avec  un  goût 
parfait,  éclairée  à  l'électricité.  Des  la- 
quais attendent  les  ordres.  Les  petites 
tables  arrangées  a\ec  art  sont  surchar- 
gées de  fleurs.  Dans  quel  fastueux 
l'al.icc  sommes-nous"- 


A     TRAVERS     LA     BOSNIE 


bEKAJEVO 


SUR    LE    CHEMIN    DE    LA    MOSQUEE 


Tandis  que  nous  dégustons  des  trui- 
tes qui  soutiennent  hautement  la  com- 
paraison avec  celles  de  la  Plina  ou  du 
Verbas,  M.  P...  me  donne  quelques  dé- 
tails sur  Ilidzé. 

—  Nous  avons  peu  de  monde 
aujourd'hui...  La  saison  ne  fait  que 
commencer  ;  elleest  tardi\  e  cette  année. 
Mais  au  tort  de  l'été,  nos  trois  hôtels 
sont  pleins. 

—  Nos  trois  hôtels  >... 

—  Oui.  Nous  en  a\ez  \u  deux:  .-\».s- 
tri.i  et  Ifiini;jnj.  Le  troisième  s'appelle 
Hosnij.  Ccsi  là  que  j  ai  retenu  \  otre 
chambre.  Tous  les  trois  ont  été  cons- 
truits par  l'I'vtat  et  lui  appaitiennent,  de 
même  que  l'établissement  de  bains, 
car,  NOUS  le  savez,  Ilidzé  est  une  \  ille 
d'eaux  ;  m  tus  avons  des  sources  therma- 
les impoitantes  a\ec  des  bains  de  boue 
tourbeuse.    (  )n  commence    à  \  o  nir  de 


loin...  de  France  même.  Oui,  oui, 
nous  avons  eu  quelques  baigneurs 
français...  11  n'y  a  pas  de  village.  \'ous 
trouverez  dans  le  parc  des  hôtels  et  de 
l'établissement  tout  le  nécessaire  : 
Bureau  de  tabac,  coiffeur,  pâtisserie 
etc.,  etc. 

—  Organisation  complète. 

—  Complète...  \'ous  pourrez  \ous 
en  assurer.  Nous  axims  de  tout  ici, 
même  des  courses...  des  courses  très 
suivies  et  un  tir  au.x  pigeons. 

—  \-Â  tout  cela  date  ?... 
M.  l^...  eut  un  sourire. 

—  11  y  a  dix  ans,  celte  plaine  où 
nous  sommes  était  nue  comme  la 
main.  11  n'y  avait   pas  une  bicoque. 

— ■    Vous  allez  \  ite  en  besogne. 
M.   P...    répond   a\ec  une   modestie 
charmante. 

—  xNous  \  oulons  raltiappcr  le  temps 


17-4 


A     TRAVERS     LA     BOSNIE 


perdu.  Notre  plus  cher  désir  est  d'atti- 
rer les  étrangers.  \'ouslevoyez  ;  je  fais 
l'article  1  C'est  que  nous  avons  besoin 
d'eux.  11  faut  qu'ils  nous  apportent  leur 
concours,  leur  sympathie,  leur  argent. 

—  On  a  dû  dépenser  des  sommes 
énormes  pour  créer  de  toutes  pièces  ces 
routes,  ces  voies  ferrées,  ces  hôtels... 

—  Énormes,  c'est  évident.  Toutefois 
M.  de  Kallay,  qui  est  un  administra- 
teur de  premier  ordre,  negaspille  rien... 
Le  budget  de  la  Bosnie-Herzégovine  se 
boucle  avec  un  excédent  de  recettes 

—  Hélas. tous  les  pays  n'en  peuvent 
dire  autant  !... 

—  C'est  ainsi.  Aussi,  nous  sommes 
liers  du  résultat.  L'argent  dépensé  ici, 
c'est  de  l'argent  bien  placé. 

—  Je  conviens,  en  effet,  que  vous 
avez  fait  là  une  belle  conquête. 

—  Chut!  prononce  vivement  M.  P... 
Xous  n'avons  rien  conquis.  Nous  occu- 
pons seulement  et  nous  administrons. 

Ahl  le  bon  billet  qu'a...  la  Turquie. 

Al.  P...  pousse  l'obligeance  jusqu'à 
me  faire  visiter  l'hôtel  Bosnia.  Ma 
chambre  est  vaste,  confortable,  point 
banale.  Ses  larges  fenêtres  ouvrent  sur 
un  balcon  de  bois  qui  domine  le  parc. 
Des  fleurs  sur  la  table;  des  fleurs  sur 
le  lavabo.  Et  le  poêle  ronfle,  car  il  fait 
frisquet.  Il  y  a.  au  rez-de-chaussée,  une 
salle  de  lecture  avec  tous  les  journaux 
européens:  une  belle  salle  de  billard, 
une  sallede  concert.  Que  n'y  a-t-il  pas  I 

Dirait-on  que  je  suis  à  des  milliers 
de  lieues  de  Paris,  en  plein  Orient  et 
que,  il  n'y  a  pas  trente  ans,  en  ce  lieu 
ravissant  qui  fleure  l'élégance  et  le 
luxe,  des  agas  farouches  faisaient 
décapiter  de  malheureux  paysans  chré- 
tiens au  nom  du  Prophète  r 

Journée  foit  agréable  occupée  à 
visiter  l'établissement  balnéaire d'ilidzé 
et  à  faire  une  délicieuse  promenade 
en  \oiturc  aux  sources  de  la  Bosna. 
Ces  sources  sont  ravissantes  ;  elles 
s'échappent  par  mille  fissuies  de  la 
montagne,  sourdent  sous  les  pas.  jail- 


lissent de  toutes  parts  en  mille  petites 
cascatelles  qui,  se  réunissant  à  vingt 
mètres  de  là,  forment  déjà  une  large  et 
profonde  rivière.  L'endroit  est  exquis. 
Au  loin,  la  plaine  de  Serajevo  coupée 
de  molles  ondulations,  et  s'enfuyant  à 
perte  de  vue  vers  des  horizons  pâles. 
Quel  joli  coin  de  nature! 

Mais  il  faut  se  hâter.  Serajevo  nous 
appelle.  Je  le  dis  tout  de  suite,  Serajevo 
est  une  ville  infiniment  curieuse.  La 
ville  moderne,  poussée  en  quelques 
années,  témoigne  d'un  effort,  d'une 
volonté,  d'une  ténacité  surprenante. 
Elle  a  su  naître  et  se  développer  sans 
l'horrible  précipitation,  sans  la  pré- 
tention odieuse  des  villes  nouvelles, 
telles  que  certaines  cités  américaines. 
Voyez  cette  rue  macadamisée,  bordée 
de  confortables  maisons,  de  magasins 
somptueux.  \'oyez  ce  quai  large  que 
sillonnent  des  tramways  électriques. 
\'ingt-quatre  années  se  sont  écoulées 
depuis  le  jour  où  le  général  Philippo- 
vitch  entrait  dans  Serajevo  et  où  les 
troupes  autrichiennes  devaient  avancer 
pas  à  pas,  conquérir  maison  par  mai- 
son, la  capitale  bosniaque  où  le  fana- 
tisme musulman  s'était  fortifié.  Qu'é- 
tait alors  Serajevo  ?  Une  agglomération 
bizarre  de  masures  et  de  konaks  en 
bois,  une  grosse  bourgade  à  laquelle 
seules  les  mosquées  de  pierre  donnaient 
une  apparence  de  vague  splendeur. 

Eh  bien,  voilà  ce  qui  accroît  l'intérêt 
de  Serajevo.  Ce  fort  village  indigène 
n'a  point  disparu.  Il  reste  debout,  quoi- 
que vétusté,  et  garde  sa  précieuse  origi- 
nalité,son  cachet  pittoresqueet  spécial. 
Il  s'enorgueillit  encore  de  son  Bazar, 
l'antique  TcliMtchia,  célèbre  dans  tout 
l'Orient,  où  l'on  venait  s'approvi- 
sionner de  Bertchka  comme  de  N'iche- 
grad,  de  Metkovitch  comme  de  plus 
loin.  Il  conserve  sa  Bci^ova  Djjiiuc,  sa 
mosquée  sainte  et  sa  citadelle,  tout  là- 
haut,  derrière  l'écheveau  de  ruelles 
silencieuses  qui  grimpent  aux  flancs  du 
Trebex  itch. 

j'ai   \u   I^icn   des   bazars  en   Orient. 


A     TRAVERS     LA     BOSNIE 


celui  du  Caire  et  celui  de  Tunis,  celui  de 
Damas  et  celui  d'Assouan.  D'aucuns 
sont  plus  vastes  et  plus  achalandés; 
nul  ne  m'a  paru  aussi  parfaitement 
oriental,  aussi  exotique,  aussi  couleur 
locale.  Les  costumes  bosniaques  très 
variés,  très  chauds  de  ton  y  mettent 
une  note  des  plus  bariolées. 

L'existence     d'un    Oriental    s'écoule 


attire  mon  attention.  C'est  un  mort.  On 
l'a  déposé  là  revêtu  d'une  légère  étoffe 
de  toile  grise.  Les  enfants  ne  parais- 
sent nullement  troublés  de  ce  voisi- 
nage macabre.  Ils  y  sont  accoutumés. 
Il  n'est  pas  rare,  en  effet,  qu'on  entre- 
pose ainsi  les  cadavres  dans  cette 
galerie  extérieure  avant  de  les  faire 
passer  dans  la  mosquée  pour  les  em- 


BA/AR     DKS     POiiERS    A     |A1ZT 


entre  ces  deux  endroits  consacres  :  le 
bazar  et  la  mosquée.  Le  bazar  où  il 
trafique,  cause,  boit  son  café,  se  mêle 
à  la  \ie  extérieure  et  commune  :  la 
mosquée  où  il  prie,  rêve  et  dort 

Cette  mosquée,  Bévova-Dj.Mnic.  a 
vraiment  grand  air.  I-^Ue  passe  d  ail- 
leurs pour  un  des  plus  beaux  spéci- 
mens de  l'art  musulman.  Sa  cour 
plantée  d'arbres  est  recueillie  et  fraîche. 
Sa  fontaine  est  d'un  joli  style.  Des 
enfants  jouent  dans  la  cour.  Sur  le 
par\is  du  temple    un    paquet   informe 


porter  ensuite  au  cimetière.  Puis,  les 
()rientau\  ne  craignent  pas  la  mort. 
N  est-elle  pas  pour  eux  la  porte  des 
suprêmes  félicités  > 

La  Bcgovj-Dj.iiine  n'offre  rien  de 
particulier  à  l'intérieur.  Ce  sont  tou- 
jours les  mêmes  murs  recouverts  d  ins- 
criptions, le  même  )unihar  sculpté  a\ec 
patience,  les  mêmes  lapis  splendides 
que  nous  foulons  respectueusement  de 
nos  pieds  enfouis  en  d'énormes 
babouches. 

La  \  ieille  \ille  ne   peut  retenir  toute 


176 


A     TRAVERS     LA     BOSNIE 


SF.RAIEVO    —     UNE    BOL'TIQI   E 

notre  attention.  Il  faut  visiter  la  cité 
moderne,  je  m  arrête  à  peine  à  la  ma- 
nufacture de  tabacs  qui  est  très  impor- 
tante cependant.  Les  tabacs  sont  d'un 
excellent  rapport  en  Bosnie-Herzégo- 
vine. Bon  an,  mal  an,  ils  font  entrer 
près  de  onze  millions  de  couronnes 
(plus  de  douze  millions  de  francs)  dans 
les  caisses  de  l'Etat.  Mais  je  reviens 
souvent  à  la  fabrique  de  tapis.  Elle  ap- 
partient au  gouvernement.  Il  y  a  les 
choses  les  plus  admirables  du  monde. 

Tapis  de  laine,  tapis  de  soie,  aux 
couleurs  harmonieuses,  aux  tonalités 
délicates,  aux  bigarrures  étranges,  aux 
arabesques  inouïes;  tapis  veloutés, 
soyeux,  souples  et  profonds,  que  ne 
donnerais-je  pas  pour  vous  prendre 
tous.  Hélas,  vos  prix  sont  trop  élevés 
pour  la  bourse  d'un  L^lohc  troller... 

Mon  ami  Latif,  car  Latif  est  devenu 
bien  \ite  mon  ami.  m'emmène  fré- 
quemment au  musée,  à  son  musée. 

—  Latif,  que  faisons-nous  > 

—  Aujourd'hui,  nous  allons,si  vous  le 
voulez,  au  musée  cornmercial  hongrois. 

El  nous  \oilà  partis.  De  Vilitropa  où 
j'habite,  magnifique  hôtel,  aménagé 
a\ec  un  soin  paifait  et  qui  se  trouve 
dans  la  i'iMije  Joaif'^  iilcca  (rue  l'"ran- 
çois-joscph).  l'artère  principale  de 
Serajevf),  nous  devons  tra\erser  tout 
un  quartier  neuf.  Nous  sommes  bientûl 


sur  le  quai.  Ce  quai  est  charmant. 
Peut-être,  la  Milyajcka  était-elle  plus 
pittoresque  autrefois  lorsqu'elle  coulait 
à  pleins  flots  à  même  les  rives  ;  mais 
le  point  de  vue  que  l'on  a  de  la  de- 
meure séduisant.  On  a  devant  soi  la 
colline  toute  fleurie,  semée  de  jardins, 
où  s'étayent  les  konaks  et  les  villas, 
quelques-unes  luxueuses.  d'autres 
presque  décrépites.  A  gauche,  la  mon- 
tagne qui  ferme  l'horizon,  la  montagne 
également  boisée  où  s'accroche  le  plus 
vieux  quartier  de  Serajevo  et  que  do- 
mine la  citadelle.  A  droite  la  longue 
perspecti\  e  du  quai  coupé  par  un  beau 
pont.  Tout  un  paysage  varié,  infini- 
ment gracieux  et  reposant. 

Le  musée  commercial  est  une  des 
créations  qui  font  honneur  à  AL  de 
Kallav.  C'est  là  qu'il  a  concentré  les 
ateliers  du  gouvernement  et  une  sorte 
d'école  d'art  décoratif  pour  tous  les 
travaux  de  ciselure,  de  damasquinage. 
d'incrustation  auxquels  les  Bosniaques 
sont  habiles,  mais  dont  la  tradition 
risquait  de  se  perdre  et  qu'il  importe 
de  conserver.  J'ai  vu  travailler  ces 
ou\  riers  —  sont-ce  bien  des  ouvriers  > 
—  ces  artistes,  peut-on  dire,  qui,  avec 
une  persévérance,  une  précision,  une 
délicatesse  admirables,  incrustent  les 
fils  d'or,  les  minces  lanières  d'argent 
sur  les  potiches,  les  vases,  les  aiguières, 
les  tables,  les  boîtes  d'allumettes,  les 
fume-cigarettes,  sur  les  objets  les  plus 
divers  enfin,  \ariant  à  l'intini  les 
combinaisons,  les  savantes  recherches 
dudamasquinage,  l'amalgame  imprévu 
des  lignes.  D'autres,  à  petits  coups  de 
marteau  répétés,  bossèlent  le  cuivre, 
font  jaillir  d'un  plateau  ou  d'une  jardi- 
nière polie  l'extraordinaire  relief  de 
dessins  compliqués,  enchevêtrés  et 
pourtant  très  purs. 

—  i£h  bien,  tu  vois,  Latif,  c'est  là  de 
la  bonne  besogne  qu'a  faite  M.  de 
Kellay.  11  a  sau\é  l'ait  bosniaque. 

Latif  sourit.  Il  aime  bien  M.  de 
Kellay  ;  il  aime  bien  le  directeur  de  son 
musée:    il  aime   bien  .M.   P...;  il   aime 


A    TRAVERS     LA     BOSNIE 


bien  les  Autrichiens  et  il  reconnaît,  en 
garçon  intelligent,  que  l'occupation  a 
fait  du  bien  à  son  pays.  Mais  quoi  !  il 
est  presque  Occidental  lui!  Il  a  été  à 
Paris  !  Son  opinion  se  ressent  de  son 
voyage.  Tout  le  monde  en  Bosnie  ne 
pense  pas  comme  Latif. 

Après  s'être  un  peu  fait  tirer  l'oreille, 
il  consent  à  me  dire  les  principaux 
griefs  de  ses  compatriotes.  Les  musul- 
mans n'aiment  pas  l'Autrichien  —  le 
vainqueur.  Ils  se  soumettent  parce 
qu  ils  ne  peuvent  faire  autrement. 
D'ailleurs,  ils  sont  mécontents.  D'après 
eux,  l'occupation  ne  leur  a  apporté  ni 
soulagement,  ni  profit.  Tout  ce  qui  se 
fait,  tout  ce  qui  se  crée,  tout  ce  qui  s'y 
organise,  c'est  en  faveur  des  Austro- 
Hongrois.  C'est  eux  qu'on  cherche  à 
contenter,  à  satisfaire,  à  enrichir.  Pour 
le  musulman,  on  ne  fait  rien.  Le  musée 
commercial,  qui  en  profiter  L'Autriche. 
C'est  elle  qui  vend  les  objets  et  qui 
empoche.  Le  tabac,  les  tapis...  même 
histoire.  Eh  !  sans  doute,  les  routes  sont 
meilleures;  il  y  a  davantage  de  voies 
ferrées.  Mais  tout  se  paie  plus  cher.  La 
vie  à  Serajevo  a  triplé  de  cherté.  Et  les 
impôts!  Le  paysan,  le  villageois,  le 
citadin  en  sont  écrasés.  La  dîme  pèse 
lourdement  sur  leurs  épaules.  Elle 
leur  soutire  près  de  dix  millions  de 
francs  chaque  année.  Et 
la  dîme  n'est  pas  tout. 
Il  y  a  l'impôt  foncier,  il 
y  a  l'impôt  sur  le  petit 
bétail;  il  y  a  l'impôt  sur 
les  boissons... 

—  Sur  les  boissons, 
qu'est-ce  que  ça  peut 
leur  faire  à  tes  coreli- 
gionnaires... Mahomet 
leur  a  défendu  le  vin... 

—  Oh  !  maintenant, il  y 
en  a  beaucoup  qui  boi- 
vent du  vin.  Puis,  il  y  a 
la  bière.  Mahomet  n'a 
pas  parlé  de  la  bière. 

Au  Konak,  résidence 
du  gouverneur  militaire 

XVIII.    —     12, 


de    Bosnie,    les    renseignements    que 
j'obtiens  sont  plus  officiels. 

Ce  Konak,  assez  simple,  très  simple, 
même  extérieurement,  a  conservé  un 
aspect  bien  turc.  L'intérieur  a  été  modi- 
fié assez  heureusement  et  on  y  a  rem- 
placé les  vieux  divans  classiques  par 
un  mobilier  plus  conforme  à  notie 
goût  moderne  —  et  plus  agréable  pour 
les  personnes  qui  l'habitent.  M.  le  Feld- 
zengmeister,  baron  d'Appel  est  en  tour- 
née d'inspection.  Je  ne  puis,  à  mon 
grand  regret,  lui  remettre  la  lettre  que 
l'on  m'a  donnée  pour  lui.  Mon  regret 
est  atténué  par  l'assurance  que  me 
donne  un  officier  d'ordonnance  que  je 
retrouverai  le  baron  à  Mostar. 

En  attendant,  M.  le  gouverneur 
civil  veut  bien  me  fournir  quelques 
détails  sur  les  affaires  en  Bosnie.  Tout 
marche  à  souhait.  La  pacification  est 
absolue.  La  sécurité  complète.  (Ceci 
du  moins  est  certain  ;  on  peut  se  pro- 
mener aux  environs  de  Serajevo  et  dans 
toute  la  campagne  bosniaque  sans 
avoir  à  redouter  aucune  aventure 
malencontreuse.)  La  production  aug- 
mente; le  pays  s'enrichit;  les  impôts, 
loin  de  s'accroître,  diminuent.  La 
Bosnie  se  suffit  à  elle-même.  Elle  ne 
demande  aucun  subside  à  la  métropole. 
N'est-ce  pas  un  excellent  résultats  Et 


SERAJKVO 


Lli     B.V^AR 


178 


A     TRAVERS     LA     BOSNIE 


nous  l'avons  atteint  en  vingt  ans!  On 
a  dit  que  l'Autriche  ne  faisait  pas  assez 
pour  les  indigènes!  Mais  elle  travaille 
de  son  mieux  à  leur  assurer  le  bien-être. 
Nous  établissons  des  fermes  modèles, 
des  écoles  agronomiques...  ((  \'ous  ver- 
rez, ajoute  ce  haut  fonctionnaiie,  nous 
arriverons  à  faire  un  pays  admirable 
de  ces  provinces  turques,  presque 
abandonnées,  déchirées  par  les  divi- 
sions religieuses...  Nos  voies  ferrées 
sillonnent  maintenant  la  Bosnie  en  tous 
sens...  Vous  me  dites  que  vous  allez 
revenir  en  Occident  par  la  Dalmatie... 
C'est  une  bonne  idée.  Vous  pourrez 
vous  rendre  compte  du  travail  formi- 
dable et  audacieux  que  nos  ingénieurs 
ont  exécuté  en  traçant  cette  nouvelle 
ligne  qui  descend  sur  Gra\osa  ..  » 

Ici,  M.  le  gouverneur  revient  à  la 
question  qui  lui  tient  à  cœur:  ((  Notre 
grande  force  a  été  de  respecter  l'indi- 
gène, de  lui.  laisser  la  plus  large  liberté 


pour  l'exercice  de  son  culte.  Nous 
tenons  la  balance  égale,  strictement 
égale  entre  les  catholiques,  les  musul- 
mans, les  orthodoxes.  Les  musulmans 
sont  les  premiers  à  reconnaître  notre 
libéralisme.  Aussi  nous  apportent-ils 
leur  concours,  sans  réserve...  Tenez, 
ici,  au  conseil  municipal  de  Serajevo, 
qui  est  composé  de  membres  apparte- 
nant à  toutes  les  confessions,  les 
musulmans  sont  les  plus  ardents  à 
appuyer  les  réformes,  à  les  réclamer. 
Ils  se  montrent  particulièrement  exi- 
geants sous  le  rapport  de  l'éclairage 
des  rues.  L'électricité!  ils  en  voudraient 
partout...  » 

Les  Bosniaques  m'étonneraient  beau- 
coup s'ils  se  révoltaient  jamais.  Ce 
sont  des  gens  doux  et  pacifiques.  Leur 
tempérament  ne  les  pousse  pas  aux 
moyens  extrêmes.  Il  ne  les  pousse  pas 
non  plus  à  l'effort  ni  au  travail.  Le 
Bosniaque  n'est  pas  (  )riental  pour  rien. 


UN     <:oiN     l>i;     BA/AK     A     J-ll<A|l-.\l> 


A     TRAVERS     LA     BOSNIE 


79 


SERAJEVO 

Il  travaillait  le  moins  possible  jadis. 
Sans  rien  se  casser,  il  travaille  un  peu 
plus  aujourd'hui.  Il  est  d'ailleurs  bon 
enfant;  il  n'a  pas  de  vices  ;  il  est  d'une 
sobriété  extrême  et  d'une  simplicité 
antique.  Les  intérieurs  pauvres  ou 
cossus  que  j'ai  visités  témoignent  d'une 
certaine  propreté.  Les  femmes  vaquent 
au.x  soins  du  ménaye;  1  homme,  sa 
besogne  faite  —  s'il  a  une  besogne  — 
rêve,  boit  du  café,  se  repose.  11  est 
pourtant  assez  coquet,  à  la  \  illc  du 
moins.  11  aime  que  son  fez  soit  rigide, 
sa  veste  ornée  de  beaux  boutons  de 
métal  et  sa  ceinture  de  couleur  écla- 
tante. Ces  ceintures  font  mon  admira- 
tion. Elles  tiennent  trois  ou  quatre 
emplois  :  elles  garantissent  du  froid; 
elles  assurent  la  solidité  de  la  culotte; 
elles  sont  une  parure  élégante;  elles 
servent  de  poche.  Je  me  rappelle  ma 
surprise  en    \oyant    Latif  S(~irtii-  de   la 


-    UNE    RUE 

sienne  un  mouchoir,  un  étui  à  ciga- 
rettes, un  fume-cigarettes,  une  boite 
d'allumettes,  un  carnet,  un  second 
mouchoir  (brodé  par  sa  femme)  un 
couteau,  une  montre,  un  porte-mon- 
naie, que  sais-jer  cent  objets  divers... 
Il  en  avait  tout  autour  du  corps.  Le 
soir,  quand  par  hasard,  il  est  forcé  de 
coucher  hors  de  chez  lui,  celte  bienheu- 
reuse ceinture  déployée  lui  tient  lieu 
de  couvre-chef,  car  les  Orientaux 
redoutent  le  froid  à  la  tête. 

Il  y  a  un  petit  établissement  où 
j'aime  finir  mes  journées,  un  petit  éta- 
blissement en  plein  vent,  situé  à  l'extré- 
mité de  la  Carsia,  ombragé  de  vieux 
arbres.  La  Milyajcka  coule  à  nos  pieds, 
avec  cette  allure  de  torrents  joyeux 
qu'ont  les  rivières  de  ce  pays.  Le  quar- 
tier indigène  s'apaise  aux  approches 
de  la  nuit.  Les  bruits  s'y  éteignent.  11 
s'apaise,  vermoulu   et   bianlant.  brus- 


iSo 


A     TRAVERS     LA      BOSNIE 


quement  écrasé  par  la  hautaine  Be/a^V/a, 
le  colossal  Hôtel  de  Ville  dont  les  mu- 
railles décorées  à  neuf  miroitent  aux 
derniers  rayons  de  soleil.  La  Serajevo 
moderne  occidentale  envahit  l'ancienne 
capitale  bosniaque.  LOccident  avance, 
s'impose:  il  flamboie  sur  l'Orient 
vétusté  et  las  qui,  plongé  dans  le  soir, 
s'endort. 

Près  de  nous  des  musiciens  ambu- 
lants jouent  de  la  oiizla.  L'un  d'eux 
chante  la  ballade  célèbre  :  ((  Un  riche 
seigneur  se  promène.  Il  aperçoit  une 
jolie  hanoum  à  sa  fenêtre.  Il  s'ap- 
proche; elle  rougit...  » 

Et  au  loin,  très  loin,  là-bas,  du  côté 
du  casino,  arrivent  par  bouffées  les 
flonflons  d'une  valse  de  Strauss  .. 

Il  a  fallu  dire  adieu  à  Serajevo, 
dire  adieu  au  petit  café  mélanco- 
lique,   serrer   la    main   de   i  toutes  les 


personnes  qui  m'ont  fourni  documents 
et  renseignements,  remercier  Latif,  le 
bon  Latif  qui  voudrait  tant  revoir 
Paris,  et  M.  Brunn  qui  repart  pour  la 
Serbie. 

Me  voilà  roulant  sur  la  nouvelle 
route  de  Mostar,  vers  les  montagnes 
puissantes  et  rudes  d'Herzégovine, 
route  par  laquelle  on  descend  mainte- 
nant de  Mostar  sur  Raguse,  et  qui  est 
bien  préférable  à  celle  qui  conduit  à 
Metko\\itch.  Rien  n'est  plus  impres- 
sionnant que  le  brusque  passage  de  la 
solitude  tragique  et  farouche  des  hau- 
teurs de  l'Herzégovine  aux  côtes  enso- 
leillées et  fleuries  de  la  Dalmatie. 
Ainsi  se  terminera  pour  eux.  par  la 
plus  agréable  des  surprises,  une  prome- 
nade aux  provinces  occupées  —  et  bien- 
tôt annexées. 

11.    DE    G.\LI.IEK 


SIKAJKVO        —     LE    QUARTIER     IX'RC 


NAISSANCE    DE    NAPOLÉON,     l)  APRES    KASSE T  J^ 


LA   JEUNESSE  DE    NAPOLEON 


PAR       LORD      WOLSEl.EY 


Il  seraitculieux  de  recueillir  les  juge- 
ments portés  par  les  Anglais,  dont 
l'opinion  compte,  sur  Jeanne  d'Arc  et 
sur  Napoléon,  qui,  l'un  et  l'autre,  fu- 
rent leurs  victimes  après  avoir  été  leurs 
vainqueurs.  On  y  trouverait  le  plus 
souvent  une  admiration  sincère,  pres- 
que hyperbolique  dans  son  expression, 
et  qui  s'accorde  à  merveille  avec  leur 
fierté  nationale,  puisqu'en  somme, 
dans  ces  luttes  avec  la  vierge  inspirée 
du  moyen  âge  comme  a\ec  le  plus 
grand  génie  organisateur  et  guerrier 
des  temps  modernes,  c'est  la  vieille 
Angleterre  qui  finalement  triompha. 
Ces  deux  sujets,  le  dernier  surtout, 
n'ont  cessé  de  solliciter  l'esprit  de  ses 
poètes  et   de  ses  historiens.  Dans  ces 


dernières  années  où  [la  légende  napo- 
léonienne et  la  figure  de  son  héros  sont 
redevenues  si  populaires,  envahissant 
le  théâtre  et  la  littérature,  la  période 
du  Directoire,  du  Consulat  et  de  l'Em- 
pire n'a  pas  été  moins  étudiée  par  nos 
voisins  que  par  nous.  Un  des  plus 
illustres  chefs  de  l'armée  anglaise,  dont 
la  science  militaire  s'est  manifestée 
devant  l'ennemi  et  dans  des  ouvrages 
spéciaux  dont  la  réputation  est  univer- 
selle, le  feld-maréchal  vicomte  Wol- 
seley,  a\ait  déjà,  avant  le  beau  livre 
de  lord  Rosebery  sur  \a  Dernière  Phase^ 
raconté  le  déclin  et  la  chute  de  Napo- 
léon. Aujourd'hui,  il  prend  l'autre  ex- 
trémité de  la  carrière  du  grand  homme 
et,  dans  un  long  travail  que  publie  le 


l82 


LA     JEUNESSE      DE     NAPOLÉON 


Pall  Mail  Magazine,  expose  au  double 
point  de  vue  technique  et  psychologi- 
que, telsquils  apparaissent  à  son  esprit 
de  militaire  et  d'Anglais,  les  débuts  du 
((  Corse  aux  cheveux  plats  ». 

Ce  nest  pas  une  étude  biographique 
de  la  jeunesse,  encore  moins  delenfance 
de  Napoléon,  que  lord  Wolseley  a 
voulu  écrire.  Son  but  est  uniquement 
d'exposer  ses  impressions  personnelles 
sur  le  génie  et  évidemment,  sur  les 
côtés  mesquins  et  bas  d'un  homme 
dont  ilétudie.depuisl'enfance,  lesactes, 
les  paroles,  les  écrits,  le  caractère,  et 
qu'il  n'hésite  pas  à  proclamer  «  le  plus 
grand  des  êtres  humains  que  Dieu  ait 
envoyés  parmi  nous  sur  la  terre  )).  Il 
limite  cette  étude  à  l'entrée  même  de 
Napoléon  dan?  l'Histoire  de  P'rance 
entre  1793  et  1796.  Il  y  apporte  une 
grande  sincérité,  une  bonne  foi  entière 
influencée,  cela  va  sans  dire,  et  il  sera 
facile  de  voir  jusqu'à  quel  point,  par  sa 
race  et  son  éducation. 

Nous  ne  referons  pas  avec  lui  le  por- 
trait physique  et  moral  du  jeune  Bo- 
naparte à  Briennc  et  dans  ses  pre- 
mières garnisons.  Nous  noterons 
seulement  l'insistance  avec  laquelle  il 
signale  le  sceau  de  l'intelligence  et  de 
la  pensée  sur  ce  visage  qui  ne  pouvait 
nulle  part  passer  inaperçu.  «  Le  souci, 
dit-il,  semblait  déjà  lui  avoir  imprimé 
sa  marque,  sans  doute  à  cause  de  la 
misère  de  son  temps  d'écolier  et  de 
l'humiliante  pauvreté  qu'il  avait  endu- 
rée plus  tard  dans  les  grades  subalter- 
nes. »  Tout  concourt,  ses  plus  anciens 
portraits  non  moins  que  les  autres 
documents,  à  faire  croire  qu'il  n'eut 
jamais  l'étourderie  de  l'enfance,  qu  il 
ne  connut  jamais  le  plaisir  d'être  jeune. 

iJe  1786,  année  où  il  avait  été 
nommé  lieutenant  en  second  au  régi- 
ment de  La  Fère,  jusqu'à  la  fin  de  1791 , 
le  jeune  Bonaparte  avait  passé  environ 
trois  ans  en  Ojrsc,  dépassant  les  limi- 
tes de  son  congé  au  point  qu'il  fut  un 
moment  rayé  des  cadres  et  qu'il  dut 
produire  des  certificats  plus  ou  moins 


véridiques  pour  s'y  faire  réintégrer. 
Sans  insister  davantage  sur  son  rôle 
en  Corse,  où  il  était,  en  1792,  à  la  tête 
d'un  corps  de  volontaires,  et  sans  s'ar- 
rêter aux  événements  qui  suivirent, 
lord  Wolseley  arrive  au  19  octobre 
1793,  date  à  laquelle  Bonaparte  fut 
envoyé  à  l'armée  de  Toulon  pour  com- 
mander l'artillerie. 

De  cet  instant, la  porte  était  ouverte 
à  sa  destinée.  Il  avait  compris,  par  les 
exemples  de  l'histoire  de  tous  les 
temps  et  par  l'évolution  même  du 
mouvement  révolutionnaire  auquel  il 
assistait,  qu  aux  époques  d'anarchie,  un 
général  victorieux,  s  il  est  assez  jeune 
et  assez  dépourvu  de  scrupules,  a 
toutes  les  chances  d'arriver  au  premier 
rang.  Pour  devenir  le  maître,  il  ne  lui 
faut  qu'assez  d'audace  et  de  résolution 
pour  écarter  la  cohue  de  bavards 
bruyants  qui  usurpent  toujours  le  pou- 
voir dans  les  premiers  jours  d'une  ré- 
volution. Sans  doute,  pour  retenir 
l'autorité  ainsi  obtenue,  ce  n'est  pas 
trop  d'un  esprit  de  premier  ordre,  doué 
d'une  haute  prudence  et  d'un  équilibre 
parfait.  Mais  ces  conditions,  le  jeune 
commandant  d'artillerie  avait  con- 
science de  les  remplir. 

Cette  confiance  en  soi.  Napoléon  la 
puisait  dans  ce  qu'il  savait  déjà  de  l'art 
de  la  guerre,  et  dans  sa  connaissance 
des  hommes.  On  ne  cite  pas  de  conduc- 
teur d'armées  ou  de  nations  qui  ait, 
plus  tôt  et  plus  profondément,  étudié 
la  \ie  des  grands  hommes  d'action 
venus  a\ant  lui. 

On  a  dit  qu'une  de  ses  forces  était 
que,  sachant  ce  que  valent  les  hommes, 
il  les  méprisait.  Il  savait,  en  tout  cas, 
s'en  servir,  et  ce  fut  grâce  au  conven- 
tionnel jacobin  Salicetti,  son  compa- 
triote, qu'il  a\  ait  connu  dans  son  île  au 
moment  où  il  trahissait  Paoli,  qu  il  fut 
envoyé  de\ant  Toulon.  Il  y  lr(^u\a, 
outre  Salicetti,  deux  autres  commis- 
saires de  la  Convention.  Robespierre 
jeune  et  iiarras,  cjui  a\  aient  lu  son 
pamphlet,  léceninieiil  publié  :  le  Souper 


LA     JEUNESSE      DE      NAPOLÉON 


de  Bcciucaire  (Avignon,  août  1793),  et 
qui  se  trouvaient  bien  disposés  en  sa 
laveur.  L'heureuse  issue  du  siège,  due 
à  son  initiative  et  à  ses  conseils,  met 
le  nom  de  Bonaparte  en  vedette.  Le 
général  en  chef  Dugom- 
micr  le  cite  dans  son 
rapport  le  premier  entre 
trois  officiers  dont  la 
conduite  mérite  d'être 
distinguée;  Salicetti  le 
recommande  au  gouver- 
nement, et  le  général 
de  division  Duteil,  dans 
une  lettre  au  ministre  de 
la  Guerre,  n'a  pas  d'ex- 
pression assez  forte  pour 
vanter  l'intelligence  et 
le  courage  de  cet  ((  in- 
comparable officier.  » 

L'épisode  de  la  Ba//c//t' 
des   Hommes  sans  peur, 
fournit  à  lord  Wolseley 
un     exemple     frappant 
d'une   des   qualités   qui 
sont  le  plus  nécessaires 
aux    hommes     d'action 
véritablement      grands, 
et  sur  laquelle  on  passe 
légèrement  d'ordinaire, 
—   l'imagination.    Bien 
.que   l'écrivain   militaire 
anglais  pense  que  le  mot: 
Nasatiir,     non    fit,     s  il 
s'applique    aux  poètes, 
est  faux  pour  les  grands 
généraux     qui      ne      se 
forment  que  par  l'étude 
approfondie  des  guerres 
d'autrefois    et    par   leur 
propre     expérience     en 
campagne,  il  n'en  proclame  pas  moins 
très   haut   qu'il     n'y    a    point    de    \  lai 
génie    sans     inspiration.    «    Les    lois, 
dit-il,    qui  gouvernent  la  plupart   d(  s 
sciences,  de  même  que  les  règles  qui  en 
découlent,  peuvent  être  apprisespardes 
hommes  dune  intelligence  médiocre.. 
Mais  quelle  que  soit  la  somme  des  con- 
naissances acquises  ainsi,  elle  nedonne- 


rait  pas  à  un  soldat  ordinaire  la  force 
intellectuelle  requise  pour  concevoir  et 
exécuter,  par  exemple,  la  campagne 
d'Austerlitz.  L'inspiration,  ou  —  si  l'on 
veut   un  autre  terme  —  une   imayina- 


LOUl)      WOLSELEY 

tion  d'un  ordre  supérieur  est  néces- 
saire à  l'homme  qui  tient  en  main  les 
grands  intérêts  du  monde.  Dans  la 
guerre  surtout,  la  science  qui  n'est  pas 
lécondée  par  l'imagination,  est  trop 
souvent  semblable  à  ces  fruits  des 
bords  de  la  mer  .Morte  qui  emplissent  la 
bouche  de  cenche.  Pour  pouNoir  appli- 
quer sa  science  mililaiie  d'une  manière 


LA      JEUNESSE      DE      NAPOLEON 


immédiate  et  effective  aux  exigences 
d'une  crise  imprévue,  le  général  doit 
être  doué  par  la  nature,  non  seulement 
d'une  grande  décision  de  caractère, 
mais  dune  originalité  et  d'une  activité 
d'invention  très  peu  communes.  Il  faut 
compter  ces  rares  qualités  parmi  celles 
qui  mirent  ce  jeune  aventurier  venu  de 
Corse,  mais  n'ayant  plus  de  patrie,  à 
même  de  tenir  dans  le  monde  une 
place  unique,  en  un  rayonnement  de 
gloire  sans  fin  ». 

Ici,  lord  Wolseley  remarque  une 
chose  qui  ne  peut  guère  frapper  qu'un 
Anglais.  Parmi  les  généraux  illustres 
dont  Napoléon  recommandait  plus  tard 
aux  officiers  de  lire  l'histoire,  deux 
grands  noms  sont  omis  :  celui  de  Wel- 
lington et  celui  de  Marlborough.  On 
comprend  et  on  excuse  facilement 
l'omission  du  premier;  mais  comment 
expliquer  ce  silence  à  l'égard  du  se- 
cond r  On  ne  peut  l'attribuer  ni  à 
l'ignorance  ni  au  dédain.  Que  Napo- 
léon s'intéressât  tout  particulièrement 
aux  campagnes  du  grand  général  de  la 
reîne  Anne,  rien  ne  le  prouve  mieux 
que  l'ordre  qu'il  donna,  étant  au  camp 
de  Boulogne  et  prévoyant  déjà  sa  cam- 
pagne d'Allemagne,  de  rédiger  pour 
lui  une  Histoire  de  J.  C.  duc  de  Marl- 
borough (Paris,  1808,  3  vol.)  qui  est  le 
seul  bon  ouvrage,  et  même  le  seul  ou- 
vrage lisible  qu'on  ait  écrit  sur  ce  sujet; 
c'est,  du  moins,  l'avis  de  lord  Wolse- 
ley, que  1  on  ne  peut  croire  cette  fois 
sans  réserve,  puisqu'il  est  lui-même 
l'auteur  d'une  Life  of  J.  C.  duke  of 
Marlborough  in  Ihe  accession  of  queen 
Anne  (Londres,   1894,  2  vol.). 

Si  donc  Napoléon  évite  le  nom  de 
Marlborough,  c'est  sans  doute  qu'il  ne 
lui  plaisait  pas  de  proclamer,  parmi  les 
grands  chefs  de  guerre,  un  Anglais  sur 
les  traces  duquel  il  avait  marché  et 
dont  le  nom  servait  depuis  un  siècle 
aux  mères  françaises  comme  sert 
aujourd'hui  celui  de  croquemitaine  à 
épouvanter  leurs  marmots. 

Nommé  brigadier- général.  Bonaparte 


fut  envoyé  à  l'armée  d'Italie,  avec  les 
fonctions  decommandantde  l'artillerie. 

Là,  il  obtint  du  vieux  général  en  chef 
Schérer,  dont  le  quartier  général  était 
à  Nice,  qu'il  exécutât  un  plan  grâce 
auquel  l'ennemi  laissa  les  Français 
maîtres  sans  coup  férir  de  toute  la 
chaîne  des  Alpes  «  depuis  le  col  de 
Tende,  jusqu'à  Bardinettes  »,  à  16  ki- 
lomètres environ  au  nord-ouest  de 
Loano  (  1794). 

Il  put  ainsi  étudier  sur  place  le 
théâtre  de  la  campagne  d'invasion 
qu  il  prévoyait  à  brève  échéance,  et  à 
laquelle  il  ne  cessa  dès  lors  de  s'inté- 
resser activement. 

On  sait  comment  la  jalousie  de  Sali- 
cetti  le  fit  jeter  un  instant  en  prison 
malgré  l'amitié  de  Robespierre  jeune, 
comment,  nommé  au  commandement 
de  l'artillerie  de  l'armée  de  l'Ouest, 
il  craignit  d'être  éloigné  de  la  scène  qui 
convenait  à  son  ambition,  et  obtint  de 
rester  à  Paris,  où  il  dispersa  les  sec- 
tions royalistes  aux  journées  de  V^endé- 
miaire  (octobre  1795),  sauvant  ainsi  la 
Convention  et  lui  permettant  démettre 
en  vigueur  la  Constitution,  qu'elle 
venait  d'élaborer. 

Sa  récompense  fut  le  grade  de  géné- 
ral de  division  et  le  commandement  de 
l'armée  de  l'intérieur,  que  lui  fît  donner 
Barras,  sous  les  ordres  duquel  il 
avait  vaincu  la  contre-révolution. 

Vers  le  milieu  de  janvier  1796,  Bona- 
parte, toujours  préoccupé  de  la  situa- 
tion en  Italie,  signalait  par  lettre  à 
Schérer,  en  même  temps  qu'il  repré- 
sentait au  Directoire,  l'urgence  de 
piendre  l'offensive  et  d'envahir  le  Pié- 
mont a\  ant  le  commencement  du  dégel 
dans  la  montagne.  Schérer,  fatigué, 
découragé,  se  croyant  impuissant,  ce 
qui  suffit  pour  l'être  en  réalité,  envoya 
sa  démission.  Quel  successeur  le  Direc- 
toire désignerait-il  >  11  n'ignorait  pas 
que  Bonaparte  ambitionnait  ce  poste. 
Ses  connaissances  topographiques  spé- 
ciales, acquises  sur  le  terrain  même  et 
peifectionnécs    par    une    étude    cons- 


LA      lEUNhSSE      IJ  K      NAPOLÉON 


i8: 


tante,  sa  familiarité  avec  la  langue  ita- 
lienne, les  talents  militaires  dunt  il 
avait  déjà  fait  preuve,  n'auraient  peut- 
être  pas  suffi  à  faire  pencher  la  balance 
en  sa  faveur  ;  bien  plus,  la  jalousie  que 
sa  réputation  croissante  et  les  services 
mêmes  qu'il  leur  avait  rendus,  susci- 
taient contre  lui  chez  la  plupart  des 
membres  du  gouvernement,  l'auraient 


Cette  campagne  est  véritablement 
l'événement  décisif,  la  clef  de  la  car- 
rière de  Napoléon.  D'autres,  dans  la 
suite,  mériteront  peut-être,  par  la 
grandeur  de  leur  conception,  par  les 
masses  mises  en  mouvement,  par  les 
coups  écrasants  qu'elles  portèrent  aux 
vieilles  monarchies,  d'attirer  davantage 
l'attention   de  l'homme    d'État  et    de 


LA  FAMILLE  BUONAPARIE  EN  CORSE,  D  APRES  UASSET 


peut-être  fait  écarter  définitivement, 
—  sans  son  mariage  avec  Joséphine  de 
Beauharnais,  maîtresse  de  Barras. 
Telle  est,  du  moins,  l'opinion  formelle 
de  lord  Wolseley,  qui  s'exprime  ainsi: 
((  Joséphine  apporta  en  dot  à  Bona- 
parte la  commission  de  commandant 
de  l'armée  d'Italie.  Cette  commission, 
datée  du  2  mars  1796,  lui  fut  remise 
cinq  jours  après;  il  épousa  Joséphine 
le  9,  quitta  Paris, où  il  la  laissait,  le  1 1, 
et  arriva  à  son  quartier  général  à  Nice, 
le  26,  ayant  déjà  déterminé  les  grandes 
lignes    de    son    plan    d'opérations.    » 


l'historien.  Mais  la  campagne  de  1796 
sera  toujours  un  sujet  favori  d'étude 
pour  ceux  qui  veulent  apprendre  la 
science  de  la  guerre.  On  se  la  rappel- 
lera toujours  comme  la  première  mani- 
festation par  où  se  révéla  au  monde  le 
plus  glorieux  des  généraux  et  des  chefs 
de  peuples,  «  l'homme  le  plus  grand  à 
qui  Dieu  ait  jamais  permis  de  gouxer- 
ner  ici-bas  )). 

II  st^i-ait  trop  long  de  raconter  ici 
par  le  menu  ,  les  débuts  de  cette  fa- 
meuse campagne,  que  lord  'VA^olseley, 
avec  des  yeux  de  stratège  et  de  conque- 


i86 


LA      JEUNESSE      DE     NAPOLEON 


rant,  examine  en  ses  détails  jusqu'à 
cette  bataille  de  Montenotte,  d'où  le 
vainqueur,  lorsqu'il  fut  devenu  empe- 
reur et  roi,  aimait  ù  dire  qu  il  faisait 
dater  ses  lettres  de  noblesse. 

En  exposant,  telle  qu'on  la  connaît, 
la  situation  de  l'armée  d'Italie  au  mo- 
ment où  Bonaparte  en  prit  le  comman- 
dement, lord  Wolseley  éprouve,  on 
ne  saurait  dire  pourquoi,  s'il  n'était  pas 
Anglais,  le  besoin  de  comparer  la  com- 
position des  troupes  françaises  sta- 
tionnées au  pied  des  Alpes,  avec  celle 
de  l'armée  anglaise  que  Wellington 
avait  sous  ses  ordres  à  Waterloo. 

((  Cette  dernière,  dit-il,  était  en  très 
grande  partie,  composée  de  jeunes 
gens  sans  instruction  militaire;  mais 
tous  les  rangs,  ayant  foi  et  confiance 
en  leur  chef,  étaient  animés  d'un  esprit 
invincible.  L'armée  de  Bonaparte,  au 
contraire,  consistait  en  vétérans  pleins 
d'expérience,  mais  qui  ne  connaissaient 
rien,  ou  à  peu  près,  de  ce  petit  Corse  à 
l'air  étrange  que  le  Directoire  envoyait 
de  Paris  pour  les  commander. 

((  Us  eurent  vite  fait  de  le  connaître. 

((  En  mars  ilsétaient  découragés,  sans 
discipline,  mourant  de  faim.  Peu  d'en- 
tre eux  avaient  des  bottes,  tous  étaient 
en  haillons,  les  généraux  mêmes 
n'avaient  pas  de  chevaux.  A  la  lin 
d'avril,  c'était  une  splendide  petite  ar- 
mée d'hommes  robustes  et  en  bon  état. 
Tous  avaient  confiance  et  croyaient  en 
leur  général,  parce  qu'ils  reconnais- 
saient en  lui  un  vrai  chef,  sachant  son 
affaire  à  fond,  et  qui  ne  s'épargnait  pas.» 

Au  compte  de  lord  Wolseley,  qui 
diffère  un  peu  de  celui  que  donnait 
1  empereur  à  Sainte-I  lélène,  les  tiou- 
pes  que  le  nouveau  général  avait  ainsi 
transformées  se  composaient  de 
10  ooo  hommeschoisis  parmi  les  moins 
aptes  à  combattre  et  distribués  dans 
les  dépôts,  d  environ  37000  fantassins 
de  premier  ordre,  de  .](><)<)  cavaliers, 
et  d  autant  de  canon niers  et  de  sapeurs  ; 
soit  4^  000  combattants,  non  compris 
les  malades  et  les  prisonniers,  il  é\  alue 


a  36000  Autrichiens  et  20000  Sardes 
les  forces  que  les  Alliés  pouvaient  met- 
treen  ligne,  sans  compter  les  garnisons 
de  leur  nombreuses  places  fortes.  Les 
deux  armées  éparpillées  sur  un  terri- 
toire trop  étendu,  trop  éloignées  l'une 
de  l'autre,  et  dont  les  chefs  Beaulieu 
et  Colli,  étaient  peu  disposés  à  opérer 
de  concert,  n'avaient  pas  su,  l'année 
précédente,  profiler  de  leurs  avanta- 
ges, bien  qu'elles  se  sentissent  mena- 
cées, restaient  en  une  attitude  expec- 
tante  sur  leurs  mauvaises  positions. 

Tout  le  monde  sait  par  cœur  la  pro- 
clamation adressée  par  Bonaparte  en 
arrivant  à  l'armée  d'Italie.  L'écrivain 
anglais  note  l'innovation  que  constitue 
le  premier  mot  :  soldats!  au  lieu  de 
l'appellation  officielle  d'alors  :  citoyens. 
Bonaparte  avait  trop  assidûment  lu  les 
ComincntaircsdeCésav pour  n'avoir  pas 
remarqué  que  le  Romain  appelle  les 
hommes  de  ses  légions  soldats  quand 
il  est  content  d'eux  et  qu'il  veut  leur 
plaire,  et  citoyens  quand  il  en  est  mé- 
content. Le  ton  de  cette  proclamation, 
qui  peut  paraître  déclamatoire  et  am- 
poulé à  des  oreilles  anglaises,  était  le 
ton  de  l'époque,  et  d'ailleurs,  de  sem- 
blables appels  à  l'amour  de  la  gloire 
ne  sont  jamais  déplacés  .lorsqu'ils 
s'adressent  à  des  Français.  Mais  il  y 
avait  autre  chose  dans  ces  paroles  en- 
ilammées.  Si  Bonaparte  n'était  pas 
Français  lui-même,  il  comprenaitadmi- 
rahlement  la  nature  de  ses  soldats,  et 
il  leur  disait  :  «  V^ous  n'avez  qu'à  être 
braves  et  audacieux  pour  vous  assurer 
l'assouvissement  de  tous  les  appétits 
que   vous   avez    au   cœur.   » 

C'est  ce  que  Lord  Wolseley  appelle 
((  encadrer  dans  des  expressions  mélo- 
dramatiques un  appel  à  tout  ce  qu'il  y 
a  de  pire  dans  la  nature  humaine  ». 

A  vrai  dire,  le  sens  militaire,  et  si  je 
peux  dire  le  bon  sens,  reprend  vite  le 
dessus.  >■'  Quoi  que  le  moraliste  puisse 
penser  de  cet  ordie  du  jour,  dit  bicn- 
lôi  lorcl  Wolseley,  il  monlie  combien 
\i\e    et  pénélianlc    élail,    chez.     P.ona- 


LA     JEUNESSE     DE     NAPOLÉON 


,87 


parte,  l'intelligence  du  cœur  humain, 
et  particulièrement  des  splendides  sol- 
dats à  qui  il  s'adressait.  »  Et  il  ajoute 
assez  bizarrement  que  César  faisait 
miroiter  les  mêmes  attractions  aux  yeux 
de  ses  légionnaires,  mais  qu'il  le  fai- 
sait en  d'autres  termes,  parce  que 
César,  était,  tout  de  même  que  W'el- 
Imgton,  nn  gentleman,  et  que  Napoléon 
ne  l'était  pas.  —  Voilà  de  quoi  faire 
rêver  le  moraliste,  en  effet! 

Bonaparte  avait  pour  instructions, 
suivant  le  plan  arrêté  parle  Directoire, 
sans  doute  sous  l'inspiration  de  Carnot, 
de  détruire  l'armée  autrichienne  de 
Beaulieu,  avant  de  rien  entreprendre 
contre  celle  des  Sardes  commandée  par 
Colli.  Cette  manière  d'opérer  offrait 
des  dangers  si  évidents  que  lord 
Wolseley  ne  croit  pas  devoir  s'arrêter 
à  les  exposer,  ni  à  louer  le  général 
Bonaparte  d'avoir  fait  le  contraire.  Il 
se  contente  de  montrer  que  Napoléon, 
dès  ce  moment,  savait  le  parti  qu'on 
peut  tirer  à  la  guerre  des  <(  strata- 
gèmes »,  en  rappelant  avec  quelle  ha- 
bileté il  alarma  la  République  de 
Gênes  pour  faire  croire  à  Beaulieu  qu'il 
allait  commencer  son  attaque  contre 
lui  en  occupant  le  territoire  génois. 

Le  fait  est  qu'il  avait  décidé  d'en 
finir  avec  CoUi  avant  de  se  porter  sur 
les  Autrichiens. 

Nous  citerons  ici,  aussi  textuellement 
que  les  dimensions  de  cet  article  le 
comportent,  un  passage  dont  les  con- 
tradictions, sans  qu'il  soit  besoin  d'y 
insister  autrement,  ne  manqueront  pas 
de  frapper  le  lecteur. 

((  Dans  les  premières  opérations  de 
cette  campagne,  dit  lord  'VN^olseley, 
Bonaparte  éprouva  de  grandes  diffi- 
cultés pour  nourrir  son  armée.  Qui- 
conque lit  la  relation  détaillée  de  cette 
guerre  remarque  la  mauvaise  org'ani- 
sation  de  l'intendance,  et  l'insufiisance 
absolue  des  moyens  de  transport.  La 
responsabilité  d'un  tel  état  de  choses 
incombe  à  Bonaparte.  11  donna  quan- 
tité   d'instructions   à   ce  sujet,    les  sa- 


chant impossibles  à  exécuter.  Mais  si 
ses  soldats  manquaient  d'approvision- 
nements réguliers,  et  étaient  obligés  de 
\ivre  de  pillage,  comme  il  arriva,  il 
voulait  pouvoir,  avec  l'élasticité  de  sa 
conscience  en  caoutchouc ,  en  rejeter  la 
faute  sur  les  commissaires  des  vivres 
et  ses  autres  subordonnés.   )) 

A  quelques  lignes  de  là,  lord  Wol- 
seley re\enant  sur  l'habileté  de  Bona- 
parte à  prendre  les  hommes  par  leurs 
côtés  faibles  pour  se  rendre  populaire, 
constate  que,  préalablement  aux  pre- 
miers mouvements  de  troupes,  il  trouva 
le  moven  de  faire  faire  d'importantes 
distributions  de  vivres  et  de  payer  de 
considérables  arriérés  de  solde,  ga- 
gnant ainsi,  avant  toute  bataille,  l'es- 
time et  l'affection  de  ses  soldats.  «  11 
prit  soin,  dit-il,  de  faire  savoir  dans 
tous  les  cantonnements  et  bivouacs 
avec  quelle  ardeur  il  travaillait  dans 
leur  intérêt,  avec  quelle  sincérité  il 
compatissait  à  leurs  misères.  11  jetait 
ainsi  les  fondements  de  ce  dévouement 
inlassable  que  ses  soldats  lui  gardèrent 
au  cours  de  toutes  ses  guerres,  jus- 
qu'au jour  où  il  s'enfuit  de  France  — 
son  pays  d'adoption  —  pour  ne  plus  y 
re\enir  vivant.  » 

Soulignant,  sans  nous  engager  dans 
une  discussion  qui  nous  entraînerait 
trop  loin,  cette  accusation  de  fuite,  au 
moins  étrange  sous  la  plume  d'un  An- 
glais, il  nous  sera  permis  de  demander 
ce  qu'il  y  a  d'illégitime  dans  cette  con- 
duite, et  aussi  pourquoi  Bonaparte,  en 
des  circonstances  où  il  ne  pouvait  ma- 
tériellement pas  agir  autrement,  et  à 
l'imitation  de  tous  les  conquérants,  y 
compris  le  \  ainqueur  des  Achantis  et 
le  libérateur  de  Khartoum,  n'aurait  pas 
laissé  vivre  ses  soldats  sur  l'ennemi > 
Lord  '\\^olseley  qui  est  militaire  cl 
qui  ne  peut,  après  tout,  secouer  le  res- 
pect de  la  vérité,  rappelle  dans  une 
note  la  condition  terrible  des  troupes 
françaises,  ((  depuis  trois  mois  sans 
\iande,  sans  argent  et  souvent  sans 
pain  »;  il   constate  que  la    maraude  et 


,K,S 


LA     JEUNESSE      DE     NAPOLEON 


toutes  les  sortes  de  crimes  sont  les 
conséquences  inévitables  d'un  tel  état 
de  choses;  il  reconnaît  que  «  des 
hommes  ayant  des  armes,  ne  se  laisse- 
ront pas  mourir  de  faim  s'il  y  a  de 
quoi  manger  aux  environs  »,  et  il  va 
jusqu'à  citer  ce  mot  qui  a^ait  cours 
même  en  Angleterre  dans  les  luttes  sur 
la  frontière  écossaise  :  ((  Tant  que  mon 
voisin  aura  quelque  chose,  je  ne  man- 
querai de  rien  (Ishall  not  v.i.-int  as  long 
as  my  neighbour  hasi.    )) 

Il  n'en  fallait  pas  tant  pour  faire  jus- 
tice de  ces  reproches. 

Un  peu  plus  loin  la  contradiction 
s'accentue  encore.  ((  Bonaparte,  déclare 
lord  Wolseley,  savait  que  la  rapidité 
de  ses  mouvements  dépendait  de  la 
possibilité  de  nourrir  ses  troupes  et  de 
maintenir  sa  ligne  de  communication 
avec  la  France.  Homme  d'affaires  avant 
tout,  il  comprenait  parfaitement  que 
la  guerre  ne  pouvait  être  conduite  avec 
succès  qu'en  se  conformant  aux  prin- 
cipes qui  président  aux  affaires.  »  Et  il 
nous  le  montre  très  occupé  à  Nice,  à 
Menton,  à  Oneglia,  à  Savonne,  très 
occupé  à  organiser  efficacement  le  ser- 
vice de  l'intendance  pour  subvenir  aux 
besoins  de  l'armée  en  campagne. 

Cependant,  Beaulieu  alarmé,  comme 
on  l'a  dit,  par  les  démarches  de  Bona- 
parte auprès  du  gouvernement  génois, 
prend  inopinément  l'offensive.  Le  divi- 
sionnaire Argenteau,  aurait  percé  le 
centre  de  larmée  française  s'il  ne  s'était 
laissé  arrêter  par  Ihéroique  résistance 
des  douze  cents  hommes  de  Fornésy 
et  de  Kampon  dans  la  redoute  nord  de 
Monte  Legino.  Ainsi  F^onaparte  se 
laissa  surprendre  dès  le  début  de  la 
campagne,  et  il  ne  dut  qu'au  manque 
de  décision  et  d  énergie  du  général 
autrichien  de  pouvoir  réparer  magis- 
tralement son  erreur  et  poursuivre 
l'exécution  de  son  plan. 

11  prit  dès  le  lendemain  sa  revanche 
dans  la  brillante  journée  de  Montenotte 
(i2  avril),  et  il  se  trouva  libre,  tout  en 
faisant  poursuivre  les  Autrichiens  par 


ses  lieutenants,  de  se  tourner  contre 
les  Piémontais  de  Colli,  lequel  dut  se 
repentir  de  ne  pas  s'être  porté  tout 
d'abord  au  secours  de  Beaulieu. 

((  Dans  cette  première  phase  de  la 
campagne,  dit  lord  Wolseley  qui 
arrête  là  son  étude,  l'essence  de  sa  stra- 
tégie et  de  sa  tactique,  c'est  Vo/Jensive. 
Par  elle,  il  s'était  ouvert  un  chemin  à 
travers  les  montagnes,  de  sorte  que 
son  armée  était  maintenant  en  position 
de  déboucher,  presque  sans  obstacle, 
dans  les  fertiles  plaines  du  Piémont  et 
de  la  Lombardie.  On  peut  s'aventurer 
à  critiquer  quelques-unes  de  ses  com- 
binaisons; mais  plus  on  le  considère 
comme  général  et  comme  chef  de 
peuple,  plus  on  sent  qu'à  ce  double 
point  de  vue  il  était  au-dessus  de  tous 
les  autres  hommes.  La  vigueur  de  son 
intelligence  le  mettait  à  même  de  rem- 
porter ces  victoires  que  l'habile  appli- 
cation d'une  imagination  brillante  à  la 
pratique  de  la  guerre  l'aidait  à  conce- 
voir et  à  préparer.  » 

Les  hommes  qui  ont  le  plus  d'expé- 
riencedeschoses militaires,  etNapoléon 
plus  énergiquement  que  tous  les 
autres,  déclarent  que  celui  qui  veut 
commander  avec  succès  doit  s  y  pré- 
parer par  de  profondes  études.  C'est 
une  vérité  sur  laquelle  lord  Wolseley 
ne  se  lasse  pas  de  revenir. 

Dans  toutes  ses  guerres,  Napoléon 
ne  cessait  de  se  demander  :  «  Quel  est 
le  but  de  l'ennemi  r  Que  va-t-il  le  plus 
probablement  faire  dans  les  circons- 
tances présentes,  et  comment  le  fera- 
l-il  >  »  Grâce  à  la  force  de  son  imagi- 
nation et  à  l'exactitude  de  ses  connais- 
sances militaires,  il  était  plus  capable 
que  la  plupart  des  hommes  de  résoudre 
de  semblables  énigmes.  Ce  pouvoii 
de  l'imagination,  lord  Wolseley  y 
insiste  à  mainte  reprise  et  de  toute 
manière.  A  un  endroit,  il  dénonce  Bona- 
parte comme  un  rêveur;  «  mais,ajoute- 
l-il.  y  eut-il  jamais  ungrand  conducteur 
d'hommes  qui  ne  fut  pas  un  iê\eur? 
Ce     après     quoi,      l'ambitieux      tend 


LA  JEUNESSE  DE  NAPOLEON 


tHg 


BONAPAKTK    Al'     COLLF.Gli    DE    BRIENNE,     1)  APRES    RASSEI 


de  tout  son  être,  c'est  le  pouvoir, 
tantôt  pour  s'en  ser\ir  au  profit  de  sa 
patrie,  tantôt  dans  des  vues  égoïstes, 
comme  le  fit  Bonaparte.  )>  Joséphine 
semble  avoir  \u  clair  à  ce  sujet,  car  elle 
écrivaitau  moment  de  sonmariage:  ((Qui 
peut  calculer  ce  qu'il  n'est  pas  capable 
d'accomplir  avec  sa  puissance  d'ima- 
gination) »  Lui-même  disaitque  l'ima- 
gination gou\erne  le  monde;  et  le  duc 
de 'SA'ellington  a  pris  soin  de  nous  in- 
former qu'à  la  guerre  il  employait  une 
grande  partie  de  son  temps  à  imaginer 
ce  qui  passait  derrière  tel  ou  tel  acci- 
dent de  terrain  qu'il  avait  en  lace  de 
lui.  I*armi  les  grands  hommes  de  tous 
les  temps,  nul  n'eut  celle  faculté  de 
l'imagination  à  un  plus  haut  degré  que 
Marlborough  et  Napoléon. ((  Encorecela 
ne  les  a-t-il  pas  empêchés  de  se  tromper 
souvent»,  ajoute  mélancoliquement 
lord  Wolseley,  en  homme  de  guerre, 
plein  d'expérience. 

Napoléon,  d'ailleurs,  était  loin  de  se 
fier   sans   conliôlc    à   ses    inspirations. 


Personne  ne  calcula  plus  minutieuse- 
ment les  chances  de  succès,  ne  prit 
plus  de  précautions  contre  tous  les 
dangers  probables,  ou  même  possibles. 
De  là  vient  qu'il  fût  surpris  si  rarement, 
et  que,  lorsqu'il  le  fut,  il  était  toujours 
prêt  à  faire  face  aux  plus  déconcertantes 
difficultés. 

Une  des  choses  les  plus  remarquables 
dont  on  est  frappé  en  lisant  l'histoire 
de  sa  vie,  c'est  le  soin  qu'il  eut  d'avoir 
toujours  un  second  projet  en  réserve, 
en  cas  d'échec  du  premier.  C'est 
ainsi,  comme  nous  l'avons  \u,  que 
l'invasion  de  l'Angleterre,  dont  il 
a\  ait  élaboré  le  plan  dans  ses  moindres 
détails,  ayantété  rendue  impossible  par 
la  victoire  de  l'amiral  Calder  sur  N'ille- 
neu\e,  il  n'eut,  p(^ur  ainsi  dire,  qu'à 
sortir  aussitôt  un  autre  plan  desa  poche; 
et  l'armée  d'Angleterre,  dirigée  sans 
relard  cl  en  grand  secret  de  Boulogne 
sur  le  Khin,  lui  donna  poui' compen- 
sation la  destruction  de  Mack  et  la 
caj^ilulalion  d  Ulm. 


igo 


LA   JEUNESSE  DE  NAPOLEON 


Les  généraux  de  second  ordre,  et  qui 
ne  sont  que  soldats,  sont  portés  à 
appliquer  trop  exclusivement  leur 
attention  au  côté  purement  stratégique 
du  problème  qu'ils  ont  à  résoudre,  et 
à  négliger  les  considérations  politiques 


'    \l'i>l,);iiN      I  l-L-X  i;    A   L  KCOLK   AIILITAIKI.    [ 
DAPKÈS    CIIAIU.KT 

qui  pcu\ent  a\(iir  déteiniiné  la  guerre. 
Napoléon  qui,  depuis  sa  sortie  défini- 
tive de  Corse,*  n'avait  plus  d'autie 
mobile  que  son  ambition  personnelle, 
cl  qui  s'était  attaché  à  la  P'rance,  non 
pas  parce  qu  il  l'aimait,  mais  paice 
qu'il  sentait  que  là  seulement  il  trou- 
verait la  puissance  et  la  gloire  dont  il 
a\ait  soif,  n'était  pas  hf)mme  à  tomber 
dans  celte  erreur,  l'endanl  cette  cam- 
pagne de    I  79f>   notamment,  il  est  é\  i- 


dent  que  les  événements  politiques  ne 
furent  jamais  absents  de  ses  calculs. 
On  peut  en  dire  autant  de  la  campagne 
d'Egvpte  et  de  toutes  les  autres,  sans 
en  excepter  celle  de  1814  et  celle  des 
Cent-Jours. 

Mais  cet  incomparable 
conquérant,  ce  chef  d'Etat 
sans  égal,  ce  législateur  mer- 
veilleux, cet  organisateur 
étonnant  qui  dicta  sa  volonté 
à  toutes  les  puissances  de 
l'Europe  ■ —  sauf  une,  — 
lord  'W'^olseley,  fier  à  juste 
titre  de  pouvoir  noter  celte 
exception,  se  demande  quel 
homme  il  était  en  son  tré- 
fonds, et  quel  jugement  sur 
sa  valeur  morale  la  postérité 
doit  porter. 

Italien  d'aspect,  il  avait  au 
cœur  cette  nature  sauvage  et 
impitoyable  du  Corse,  où 
n'entre  ni  vérité,  ni  honnê- 
teté, ni  loyauté  d'aucune 
sorte.  (Je  me  hâte  d'ouvrir 
ici  une  parenthèse  pour  dé- 
clarer que  je  reproduis  scru- 
puleusement les  assertions 
du  feld-maréchal  anglais, 
maisque  jen'y  souscrispoint  : 
je  connais  trop  de  Corses 
loyaux,  honnêtes  et  francs, 
pour  ne  pas  hautement  pro- 
tester). Ilcomprenail  limpor- 
tance  attachée  à  ses  qualités 
dans  les  vieilles  monarchies, 
et  en  conséquence  il  en  fai- 
sait grand  cas  chaque  foisque 
cela  servait  ses  desseins.  Les  Corses 
avaient  mauvaise  réputation,  même 
dans  la  France  d'alors  où  le  niveau  mo- 
ral était  si  bas.  On  les  regardait  comme 
disposés  à  se  procurer  de  l'argent, 
sans  le  moindre  scrupule  quant  aux 
moyens  de  l'obtenir.  Mais  Napoléon 
ne  manifesta  jamais  d'avidité  pour 
l'argent.  Les  Anglais  le  comparent  vo- 
lontiers à  son  \Minqucui-.  sans  s'aper- 
cevoir   qu'une     IcJlf    comparaison    ne 


'7^3/, 


LA      JEUNESSE     DE     NAPOLÉON 


191 


saurait  ctrc  juste.  Wellington,  — 
lord  Wolseley  en  est  un  sûr  garant,  et 
avec  lui  toute  la  nation,  jusqu'aux 
roui^hs  de  Whitcchapel  et  des  Scvcn 
Dials^  —  était,  dans  le  sens  du  mot,  un 
gentleman  anglais,  pourvu,  il  l'axoue 
sans  difficulté,  de  tous  les 
défauts  et  de  tous  les  préju- 
gés de  sa  caste,  mais  en  ayant 
aussi  toutes  lesnobles  vertus. 
Napoléon  ne  pouvait  se  récla- 
mer d'aucune  nationalité,  ni 
d'aucune  tradition.  L'ambi- 
tion de  Wellington  était  con- 
tenue par  les  lois  de  la  mo- 
narchie constitutionnellesous 
laquelle  lui  et  ses  ancêtres 
avaient  vécu. 

L'homme,  aucontraire.qui 
entrait  dans  la  vie  publique 
pendant  la  dernière  décade 
du  wiii*^  siècle,  ne  reconnais- 
sait ni  bornes  à  ses  visées 
ambitieuses,  ni  restrictions 
aux  moyens  qu'il  emploierait 
pour  y  atteindre. 

Il  n'avait  point  la  crainte 
de  Dieu,  pour  le  retenir,  et 
aucun  sentiment  des  conve- 
nances ne  l'empêchait  de 
suivre  la  ligne  de  conduite 
qu'il  croyait  la  plus  directe 
pour  toucher  le  but  de  ses 
désirs  et  satisfaire  ses  in- 
térêts. 

C'est  une  tentation  poui- 
le  moraliste  ordinaire  de 
s'étendre  sur  le  manque  de 
principes,  sur  le  défaut  de 
sincérité,  sur  l'inexorable 
ambition  de  ce  grand  soldat.  Lord 
Wolseley  ne  lui  reconnaît  ni  no- 
blesse, ni  bonté,  mais  il  juge  d'un 
point  de  vue  plus  équitable  et  plus 
haut. 

«  Sa  puissante  personnalité,  dit-il, 
son  incommensurable  génie,  et,  si 
vous  voulez,  sa  faim  dévorante  et  ja- 
mais assouxie  de  gloire  impérissable, 
fascineront    toujours    les    hommes    de 


toutes  les  nations,  de  toutes  les 
croyances  et  de  tous  les  rangs.  11  y 
avait,  après  tout,  quelque  chose  de 
grand  dans  ce  besoin  de  renommée; 
car  ce  n'était  ni  le  bien-être  vulgaire,  ni 
les       richesses,     ni      les      jouissances 


'.ONAPARIIC     AUX       lUIl.l.UIKS    (H)     AOUT 
d'apkès    CMARLET 


179-'). 


personnelles  qu'il  recherchait.  Ses 
((  aspirations  immortelles  d  allaient  \ers 
une  gloire  qui  ne  meurt  pas  et  pour  y 
parvenir,  il  était  prêt  à  violer,  comme 
il  viola  en  effet,  toutes  les  lois  divines 
et  humaines,  au  mépris  de  tout  droit 
et  de  toute  justice.  Le  moi-ahstc  peut 
condamner;  le  monde  ne  proteste  pas, 
mais  il  admire. 
Il    S'il   était   possible,  de  douter  que 


192 


LA  JEUNESSE      DE     NAPOLEON 


l'histoire  de  la  guerre  soit  l'histoire  du 
monde,  l'étude  de  la  campagne  d'Italie 
dissiperait  toute  incertitude  sur  ce 
point. 

((  Ce  fut  le  premier  acte  du  grand 
drame  de  la  tragédie,  puis-je  dire,  de 
cet  Empire  qui,  sous  l'immédiate 
direction  du  grand  homme,  changea 
la  face  de  l'Europe  et,  depuis,  tous  le 
cours  de  l'histoire  ». 

En  somme,  ((  sa  grandeur  dans  la 
paix,  ses  succès  dans  la  guerre,  sa 
sagesse  comme  chef  d'Etat,  son  génie 
de  commandant  d  armée,  tout  se  com- 
bine pour  faire  de  Napoléon  1  homme 
le  plus  remarquable  que  Dieu  ait 
jamais  créé.  Ce  n'est  point  merveille 
s  il   occupe    une  si    grande  place  dans 


l'histoire  de  la  France  et  dans  l'histoire 
du  monde. Sa  science  avisée  de  législa- 
teur aussi  bien  que  ses  victoires,  lui 
assurent  une  gloire  durable  qui  parle  à 
l'imagination  du  peuple  vif  et  chevale- 
resque qu'il  gouverna.  La  France  lui 
doit  beaucoup,  car  il  la  délivra  des 
convulsions  terribles  d'une  Révolution 
sanglante,  et  la  fit  plus  grande  qu'elle 
n'avait  jamais  été.   » 

Tout  commentaire  affaiblirait  cet 
éloge,  dont  l'autorité  est  d'autant  plus 
grande  qu'il  vient  d'un  Anglais  et, 
toutes  proportions  gardées,  d'un 
glorieux  émule  dans  l'art  de  la 
guerre. 

B.-Il.  Gausseron. 


aukivke    kn    france    1)k    la    i-amiiii-:    bonaparik 
i>'ai'ri;s    rassi:t 


Peasnement  et  sans  hâte,  du  pas 
d'un  homme  déjà  un  peu  las  et  vieiUi, 
Frédéric  suivait  la  rue  de  Rambuteau. 
populeuse  et  bruyante,  lorsque  soudain 
son  regard  errant  et  distrait  se  fixa,  et 
une  légère  rougeur  cou\rit  son  fin 
visage  fatigué.  Parmi  la  foule  des  pas- 
sants, une  femme  vêtue  de  noir,  venait 
au-devant  de  lui.  une  femme  pâlie, 
fanée,  mais  dont  il  reconnaissait  bien 
les  légers  cheveux  blonds,  la  taille 
restée  mince. 

Elle  s'avançait,  avec  un  demi-sourire 
hésitant,  un  sourire  des  yeux  plutôt 
que  des  lèvres,  une  ombre  de  sourire  ; 
et  le  cœur  de  F'rédéric,  un  cœur  vieux 
de  quarante  années,  pourtant,  se  mit  à 
battre  plus  vite.... 

Quand  ils  furent  tout  près  l'un  de 
l'autre,  leurs  mains  se  tendirent  un  peu 
timidement.  Sous  les  paroles  quel- 
conques, banales,  qu'ils  échangèrent, 
il  y  avait  la  gêne  de  se  letrouver  si 
changés,  si  vieillis;  le  malaise  de 
l'inconnu,  du  longtemps  écoulé;  le 
trouble'  de  leur  ancien  amour  —  si 
lointain. 

Pour  échapper  aux  coudoiements  des 
passants,  ils  abritèrent  un  moment 
leur  rencontre  dans  l'enfoncement 
d'une  porte,  toute  bariolée  d'enseignes. 

Comme  l'heure  et  le  lieu  étaient 
peu  faits  pour  i-éunir  deux  fiancés  de 
jadis! 

XVllI.  —  13. 


Un  brouillard  d  octobre,  pénétrant  et 
fin,  tombait  avec  la  nuit  commençante, 
et  des  lumières  s'allumaient  çà  et  là, 
des  lumières  que  l'air  épais  rendait 
fumeuses  et  rougeâtres.  La  rue  affairée 
était  pleine  de  bruits  assourdissants; 
des  voitures  pesantes  passaient  sans 
relâche,  et,  en  bordure  des  trottoirs, 
des  vendeuses  au  panier,  sur  des  tons 
divers,  criaient  leur  marchandise, 
légumes  fanés,  poissons  mal  odorants, 
que  des  ouvrières  en  cheveux  ache- 
taient hâtivement,  pour  le  repas  du 
soir. 

Toute  cette  laideur  et  cette  a  ulga- 
rité  entouraient  les  amoureux  d'autre- 
fois, attristaient  leur  entrevue  de 
hasard,  la  première  depuis  tant 
cl  années. 


Sous  la  porte  banale  où  ils  s  étaient 
réfugiés,  Frédéric,  quoique  hanté  par 
les  souvenirs  qui  s'en  venaient  du  fond 
de  sa  jeunesse,  considérait  le  visage 
pâle  et  amaigri,  la  coiffure  sans 
recherche,  la  toilette  pauvre,  songeait, 
malgré  lui,  que  celle  petite  créature 
triste  et  timide,  à  la  lobc  étriquée, 
s'appelait  IChire.  cl  que  ce  nom  loma- 
nesque,  naguère  trouvé  si  gracieux,  lui 
convenait  bien  peu,  à  présent....  P(iur- 
tant,   à   \  oir  les  yeux   gris  de  son  an- 


194 


LE    ROUET 


cienne  fiancée  se  lever  vers  lui  et  reflé- 
ter une  mélancolique  douceur,  un 
trouble  l'envahissait,  regret  ou  espoir, 
il  ne  savait  pas  au  juste,  et  des  jours 
de  jadis  se  levaient  dans  sa  mémoire, 
des  jours  ensoleillés,  bien  différents  de 
cette  morose  après-midi  d'octobre;  des 
jours  clairs,  qui  peut-être  pouvaient 
revenir,  qui  saitr... 

Quand  ils  se  séparèrent,  avec  l'affec- 
tueux serrement  de  mainsde  deux  vieux 
amis,  il  était  convenu  que  Frédéric 
viendrait  le  lendemain,  qui  était  un  di- 
manche, passer  quelques  heures  avec 
Elvire,  auprès  de  son  feu  solitaire  ; 
causer  de  la  jeunesse  enfuie,  des  pa- 
rents disparus.  Cen'était  pas  un  rendez- 
vous  d'amour  —  est-ce  qu'ils  n'avaient 
pas  tous  deux  quarante  ans  —  et  ce- 
pendant, cette  journée  du  lendemain, 
qui  d'avance  paraissait  à  Frédéric  si 
pesante  et  si  longue,  lui  sembla  tout  à 

coup  presque  joyeuse Elvire  ra\ait 

quitté,  avec  un  dernier  et  fugitif  sourire 
et,  comme  au  temps  lointain  où  il  l'ai- 
mait et  la  voulait  pour  femme,  il  se  re- 
tourna, d'instinct,  pour  la  suivre  des 
yeux. 

Faible  et  menue,  elle  se  frayait  pé- 
niblement un  chemin  parmi  la  foule 
des  passants,  sur  le  pa\é  humide;  sa 
jupe  se  relevait  sans  grâce  sur  des  ta- 
lons qui  tournaient  un  peu.  Depuis  le 
chignon  blond  pâle,  trop  serré,  jus- 
qu'aux gants  de  laine  noire  soigneuse- 
ment reprisés  au  bout  desdoigls,un  air 
de  pauvreté  décente  était  sur  elle,  lais- 
sait deviner  la  vieétroitequ'elleavaitdù 
mener,  la  vie  sans  soleil  et  sans  amour, 
sans  coquetterie  ni  beauté.  \ie  morne 

de  fille  délaissée .Mais  bientôt,  sa 

frêle  silhouette  se  perdit  dans  la  rue 
brumeuse,  et  Frédéric  reprit  sa  route, 
triste  sans  savoir  pourquoi,  profondé- 
ment triste,  comme  si  toute  la  mélan- 
colie du  soir  et  de  la  rue  lui  fût  soudain 
tombée  sur  le  cœur 

Le  lendemain,  l'"rédéric  s'achemina, 
à  travers  le  vieux  quartici"  du  .Maiais, 
vers  la  rue  où  demeurait  IClvire. 


Comme  la  veille,  le  tem.ps  était 
humide  et  gris;  mais  du  moins  les 
camions  et  les  voitures  de  commerce 
ne  remuaient  plus  la  boue  des  pavés, 
n'ébranlaient  plus  de  leur  fracas  les 
vitres  des  hautes  maisons. 

Les  rues,  comme  élargies,  étaient 
engourdies  dans  une  paix  morne,  que 
troublait  seul  le  son  des  cloches  de 
vêpres. 

Ce  silence  dominical,  ce  sommeil 
des  ateliers  et  des  magasins,  des  mé- 
tiers immobiles  et  des  grandes  cours 
désertes,  semblait  fait  pour  permettre 
à  Frédéric  d'entendre  plus  nettement 
la  voix  du  passé. 

Mille  et  mille  souvenirs  se  levaient 
pour  lui  dans  ce  parcours  fait  tant 
de  fois  jadis,  d'un  pas  allègre  et 
joyeux. 

Vingt  ans  plus  tôt,  Elvire  l'habitait 
déjà,  ce  quartier  populeux  et  travail- 
leur, et  l'amoureux  connaissait  bien 
toutes  ces  vieilles  rues,  si  peu  changées, 
et  ces  façades  sculptées  des  grands 
hôtels  d'autrefois,  envahis  par  l'in- 
dustrie et  le  commerce.  Sur  ces  trot- 
toirs exigus,  et  dans  ce  lacis  de  voies 
étroites  qui  entoure  l'église  et  le  mar- 
ché des  Blancs-Manteaux,  il  avait  pro- 
mené les  rêves  et  les  espoirs  de  sa 
jeunesse;  il  avait  aimé  ces  carrefours 
encombrés,  ce  bruit,  cette  activité, 
parce  que,  dans  la  foule  affairée  et 
bruyante,  il  était  sûr,  à  un  certain 
tournant  de  rue,  de  voir  apparaître  une 
mince  silhouette,  et  d  entendre  une 
voix  douce  lui  dire,  un  peu  timide- 
ment : 

—  Est-ce  que  je  suis  en  i-ctard,  P^-c- 
déric  r 

11  marchait  de  son  pas  lourd  de  qua- 
rante ans.  II  reconnaissait,  en  chemin, 
des  maisons,  des  boutiques,  des  en- 
seignes ;  à  cet  angle,  une  tourelle,  une 
fenêtre  ornée,  à  petits  carreaux  \crclis, 
évoquaient  tout  à  coup,  en  plein  Paris 
moderne  et  rotui'ier,  la  demeure  sei- 
gneuriale d'antan... 

11   se  revoyait,   par   des    soirées    de 


LE     ROUET 


'95 


printemps  ou  d'automne,  reconduisant 
Llvirc  jusqu'au  domicile  paternel  ;  il 
retrouvait  l'impression  d'isolement  et 
de  tristesse  qui  le  saisissait,  sitôt  les 
adieux,  pourtant  prolongés  au  delà  du 
possible...     Puis,    des    dimanches,    de 


ILS      ABRITERENT 

l.EURRENCONTRE 
DANS   l'enfonce- 
ment   d'une 
PORTE 


bienheureux 
dimanches-;- 
passaient  dans 
sa  mémoire, 
dimanches  d'été,  lumi- 
neux et  longs,  qui  pa- 
raient bvlvire  d'une  robe 
claire,  d'un  chapeau  fleuri  ; 
dimanches  d'hiver,  plus 
doux  encore  peut-être,  passés  au 
coin  du  feu,  dans  un  petit  salon  vieillot, 
a\ec,  autour  de  leur  causerie,  la  pro- 
fonde paix  des  métiers  immobiles,  des 
ateliers  \ides  et  des  cours  désertes... 
N'était-ce  pas  un  dimanclic  qu  il  axait 


I  yo 


LE     1<  O  U  E  T 


apporté  à  sa  fiancée,  comme  présent 
d'anniversaire,  Un  petit  rouet  ancien, 
gracieux  bibelot  élégant  et  fin, 
poli  par  le  temps,  encore  garni  de 
sa  quenouille  de  chanvre,  claire  et 
souple  }... 

Peu  à  peu,  Frédéric  revoyait  la  jour- 
née, un  dimanche  d'avril  à  peine 
blondi  de  soleil;  Elvire,  toute  joyeuse, 
assise  devant  le  rouet,  tenant  le  fuseau, 
s'essayant  à  filer,  jeune  et  jolie  comme 
Marguerite  quand  elle  apparut  à 
Faust... 

Ne  s"était-il  pas  alors  penché  vers 
elle,  ne  lui  avait-il  pas  dit  très  bas, 
dans  un  élan  de  tendresse  qu'il 
croyait  pourtant  bien  sincère,  qu'ils 
fileraient,  sur  ce  rouet  symbolique, 
le  fil  blanc  de  leur  amour  et  de  leur 
bonheur,  le  fil  qui  ne  se  romprait 
jamais... 

Heureuse,  elle  l'avait  remercié  d'un 
beau  regard  confiant,  tandis  que  le 
rouet  mettait  entre  eux  sa  chanson 
ronronnante  et  berceuse,  berceuse 
comme  les  paroles  d'amour  qui  men- 
tent... 

Où  était  maintenant  la  promesse 
lointaine  ? 

Le  fil  fragile  n'a\  ait  pas  été  filé  ;  le 
rouet  s'était  tu. 

Les  fiançailles  longues,  trop  lon- 
gues, avaient  fini  par  se  rompre  ; 
d'âpres  volontés  familiales,  pesant  de 
tout  leur  poids  sur  la  nature  faible  et 
indécise  du  jeune  homme,  avaient 
interrompu  le  roman  naïf. 

Sans  doute  ne  peut-on  échapper  à  sa 
destinée,  puisque  après  vingt  ans  les 
fiancés  d'autrefois  se  rctioux  aient  sui' 
la  route  obscure  de  la  \  ic  ;  lui,  \euf 
après  quelques  années  d'un  mariage 
sans  joie;  elle,  demeurée  fille,  tousdeux 
vieillis  et  mélancoliques. 

Et,  pris  tout  entier  par  les  souvenirs, 
l'Védéric  songeait  au  petit  rouet  ancien, 
bruni  et  pftii  par  le  temps,  et  à  la 
quenouille  blonde,  restée  inemployée, 
inutile,  stérile,  comme  lamour,  comme 
la  vie... 


Le  petit  salon  où  Elvire  reçut  son 
ancien  fiancé  était  bien  étranger  à  tous 
les  raffinements  du  luxe  et  de  la  coquet- 
terie modernes. 

Une  propreté  méticuleuse' y  décelait 
la  vieille  fille  ;  les  meubles  étaient  dé- 
modés de  forme,  les  étoffes  avaient  des 
tons  passés. 

Néanmoins,  bien  close  et  bien 
chauffée,  la  pièce  avait  un  charme 
d'intimité  et  de  douceur. 

Comme  le  jour  baissait  lapidement, 
Elvire  avait  allumé  la  lampe,  et, 
sous  cette  clarté  tranquille,  dans  cette 
chambre  paisible  et  surannée,  F'rédéric 
put  se  croire  un  moment  revenu  en 
arrière. 

De  quoi  causèrent-ils?...  Du  passé, 
de  ce  qu'avait  été  la  vie  pour  chacun 
d'eux,  des  peines  et  des  devoirs  que  les 
années  leur  avaient  apportés,  des 
changements  qu'ils  avaient  vus  s'ac- 
complir, des  vides  que  la  mort,  peu  à 
peu,  avait  faits  autour  d'eux... 

Frédéric  éprouvait  une  grande  dou- 
ceur à  écouter  la   voix  d'Elvire. 

Elle  était,  cette  voix,  demeurée 
jeune,  avec  des  intonations  timides, 
comme  jadis;  plus  lente,  moins  gaie, 
elle  était  sans  amertume  ;  elle  disait 
la  résignation  de  la  créature  en  face 
du  destin,  la  soumission  à  la  dou- 
leur, l'abandon  cruellement  ressenti, 
mais  supporté  ;  elle  n'évoquait  ni 
la  colère  ni  la  rancune,  mais  seule- 
ment l'indulgence;  elle  ne  récrimi- 
nait point,  elle  n'accusait  point;  un 
peu  assourdie,  comme  lointaine,  elle 
semblait  être  la  \  oi\  même  du  passé  ; 
elle  apportait  l'oubli  du  temps,  elle 
ressuscitait  la  jeunesse.  Parfois,  pour 
que  l'illusion  fût  complète,  l-'rédéric 
s'isolait  un  moment  dans  la  nuit  de 
ses  paupières  closes,  et  c'était  bien 
alors  l'Ehiie  d'autrefois  qui  lui  par- 
lait... 

N'était-il  pas  possible,  après  tout,  de 
leprendre  à  la  \  ie  mau\aise  un  peu  du 
bonheur  nicconiiu  jadis,  d  achexcr  la 
roule  a\ec  la  com|:)agne  aulicfois  choi- 


L  E     li  O  U  E  T 


'9> 


sie,  puis  délaissée?...  d'espérer,  à  dé- 
faut de  la  félicité  printanière,  quelques 
joies  d'arrière-saison > 

Au  lieu  de  la  solitude,  plus  lourde 
à  mesure  que  la  vieillesse    arrive,   ce 


i.r-:    vieux    kouf.t    ok.meijre    mijf.t    et    iMMOnn.i 


serait  l'existence  à  deux,  le  cfcur  récon- 
forté, moins  \ide  et  moins  las.  la 
demeure  paisible,  l'attrait  si  puissant 
et  si  doux  du  foyer... 


Par  des  soirs  d'hiver  pareils  à  celui-ci, 
de  ces  soirs  mornes  et  gris,  qui  font 
l'âme  morose,  il  ne  serait  plus  seul; 
Elvire  viendrait  s'asseoir  en  face  de  lui, 
comme  à  présent... 

Il    se    figurait,    au   coin   de  son  feu 
depuis  longtemps  désert,  cette   figure 
douce,  mais  si  vieillie,  si  usée,  telle  que 
la   lui    montrait,    trop   véridi- 
quement,  la  lueur   rouge   de 
âtre,    et   une  mélan- 
colie profonde  lui  ve- 
nait, en  sentant   qu'il 
n'aurait     plus     jamais 
que  la  contrefaçon,  la 
pâle  image  du  bonheur 
qui    lui   avait   été 
offert     autrefois 
par  le   des- 
tin... 

Ah  !  pour- 
quoi, pour- 
quoi n'avoir 
pas  filé  le 
fil.  sur  le 
rouet  >... 

Etcomme 
il      y     son- 
geait,       au 
\'ieux    rouet 
d'a'ieule,  ses 
yeux      ren- 
contrèrent 
ceux     d'El- 
vire,  et  il  vit 
qu'elle  aussi 
pensait      au 
c  a  d eau   de 
jadis,  au  di- 
manche d'avril,  à 
la  promesse  men- 
teuse... et  il  com- 
prit, a\  ce  une  ten- 
dresse mêlée  de  surprise  et  de 
pitié,  quelle  était  encore  toute 
confiance     et      tout      espoir, 
qu'elle  croyait  à  la   résurrection    pos- 
sible de  l'irretrouvable  passé. 

Lente.  Elvire  se  leva,  et  sur  un  meu- 
ble  alla    prendre    le    rouet.   Sous    la 


igS 


LE     ROUET 


p.nissicrc  des  années,  la  blonde  que- 
nouille de  chanvre  avait  grisonné 
comme  une  chevelure,  mais  la  roue 
aux  ravons  menus  restait  luisante  et 
polie. 

Timidement,  sans  parler,  la  pauvre 
amoureuse  s'assit,  prit  en  main  le  fu- 
seau, comme  au  jour  lointain  où  ils 
étaient  ainsi,  attendit  la  chanson  ron- 
ronnante et  berceuse  que  son  cœur 
n"avait  pas  oubliée,  la  chanson  du  fil 
d'amour  qui  se  déroule... 

Mais  le  vieux  rouet  demeura  muet  et 
immobile.  11  était  brisé...  Le  fil,  qui 
n'avait  pas  été  filé,  ne  le  serait  jamais 
plus,  et  la  quenouille  de  chan\re,  dont 
la  blondeur  soyeuse  s'était  fanée  dans 
lombre.  resterait  désormais  inutile  et 
et  inemployée... 

Longtemps,  Ehire  et  Frédéric  de- 
meurèrent, silencieux. 


Qu'auraient-ils  pu  dire) 

Ils  avaient  senti  la  fatalité  passer 
sur  eux  et  sur  leurs  derniers  rêves. 

Non.  1  on  ne  recommence  pas  sa  vie. 
Ils  n'étaient  pas  plus  capables  de 
reconquérir  le  bonheur  perdu  que  la 
roue  brisée  ne  l'était  de  tourner  et  de 
dévider  le  fil  léger,  et  la  cruelle  évi- 
dence de  ces  choses  les  courbait  invin- 
ciblement sous  une  résignation  amère 
et  mélancolique... 


Mais,  dans  lombre  et  discrètement, 
des  larmes  silencieuses  d'amoureuse 
repoussée  coulèrent  sur  la  quenouille 
fanée,  autrefois  blonde,  maintenant 
grise,  si  pareille  à  une  chevelure  de 
femme  vieillie... 


J.-Il.  Caruchet. 


% 


LE  KONAK  ROYAL  DE  BELGRADE 


LES    CHATEAUX    TRAGIQUES 


Le  drame  du  Konak,  à  Belgrade,  si 
bref  et  si  horrible  avec  ses  raffinements 
inutiles  de  cruauté  :  la  chasse  au  roi  et 
à  la  reine,  dans  la  nuit,  leur  égorge- 
ment  parmi  les  dentelles  d'un  placard, 
la  défenestration,  qui  casse  la  colonne 
vertébrale,  brise  les  tempes,  éclabousse 
les  murs  de  cervelles  et  de  sang,  Fau- 
topsie,  qui  apprend  de  ces  cadavres  le 
peu  qu'avaient  laissé  ignorer  de  récentes 
consultations  médicales,  l'inhumation 
précipitée  de  cercueils  fabriqués  en 
quelques  coups  de  scie,  et  l'aube  sou- 
riante, et  la  ville  éclatant  de  fanfares 
joyeuses,  ce  drame  n'est  pas  unique 
dans  l'histoire,  et  les  nombreux  exem- 
ples, que  celle-ci   présente  de  ses  ori- 


gines jusqu'à  maintenant,  témoignent 
que  la  civilisation  ne  réussit  point  à 
abolir  dans  le  cœur  de  l'homme  les 
traces  de  la  barbarie  primiti\e.  Celle- 
ci  réapparaît  par  intervallesdans  toutes 
les  classes,  dans  toutes  les  demeures 
de  la  société;  mais,  par  un  phénomène 
déroutant,  il  semble  que  ces  manifes- 
tations empruntent  un  caractère  plus 
tragique  et  plus  odieux  encore  dans 
l'entourage  des  rois,  et  en  ces  châ- 
teaux, témoins  de  leur  splendeur, 
comme  si  plus  de  culture  exigeait  plus 
de  brutalité,  et  plus  de  beauté  une  plus 
grande  laideur. 

Sans  remonter  au  déluge,   quoique 
s'en     approchant,    il    est     impossible. 


LES     CHATEAUX     TRAGIQUES 


dans  cette  énumération  des  châteaux 
tragiques,  de  ne  pas  rappeler  l'histoire 
des  Atrides,  qui,  toute  légende  qu'elle 
paraisse,  suppose  un  fond  de  vérité, 
embellie  et  dramatisée  par  Timagina- 
tion.  Les  curieux  d'art  et  d'archéologie 
connaissent  la  fameuse  porte  des  lions, 
à  Mycènes,  encore  debout,  et  qui  frappe 
le  visiteur  par  sa  puissance  et  sa  no- 
blesse ;  elle  est  l'indice  de  mœurs 
fières  et  héro'iques ,  et  fait  penser  à 
la  bravoure  d'Hector  et  d'Achille  ; 
non  loin,  parmi  les  ruines  des  mu- 
railles cyclopéennes,  se  trouve  encore 
le  trésor  d'Agamemnon,  fils  d'Atrée 
Lune  et  l'autre  ont  été  témoins 
de  tragédies  épouvantables,  dont  la 
plus  fameuse  est  le  festin,  où  Atrée, 
roi  de  Mycènes,  servit  à  son  frère 
Thyeste  les  membres  de  deux  enfants 
adultérins,    que   ce    dernier  avait   eus 


ASSASSINAT   nr-,  u(ciiAiti)   II,   iu)i   I)  an(.;i.i:ti:ui«i;,   f.n    ijoo 


avec  la  reine,  forfait  inou'i  qu'il  expia 
peu  après,  en  succombant  sous  les 
coups  de  son  neveu,  Egisthe,  fils  de 
Thyeste. 

Est-ce  pour  échapper  à  ces  terribles 
souvenirs,  que  le  roi  Agamemnon, 
fils  d'Atrée,  habite  désormais  à  Ar- 
gos? 

Mais  il    n'échappe  pas  à   la  fatalité, 
dont  il  faut   suivre  le   développement 
dans  la  magnifique  trilogie  d'Eschyle, 
qui  en  a  tiré  un   magnifique  effet  de 
terreur.  Le  jour  même  de  son  retour 
de  Troie,  alors  que  les  fanaux,  dix  ans 
attendus ,     annoncent    la    victoire    de 
l'Hellade  sur  les  collinesenvironnantes, 
le  roi,  malgré  les   prédictions  sinistres 
de  Cassandre,  pénètre  dans  son  palais. 
Aussitôt    Clytemncstre,    pour   venger 
sa   fille  Iphigénie,  se  précipite  sur  lui 
et  l'abat  de  coups  de  hache  à  ses  pieds. 
Elle   est   tuée    à  son 
tour     par     son     fils 
Oreste  (ChoéphoresJ, 
que     les     Euménides 
sans    relâche    harcè- 
lent, jusqu'à  ce  qu'il 
succombe,      fermant 
par  sa  mort  le  cycle 
des     horreurs       qui 
ont      ensanglanté 
l'Hellade  de   tant  de 
régicides,    de    parri- 
cides et  de  fratricides. 
L'histoire  romaine 
n'offre   point  de  tra- 
gédies    aussi     terri- 
bles,  au   moins  jus- 
qu'à Auguste.   Il  est 
\  rai  que  depuis,   les 
assassinats  perpétrés 
p  a  I-  d  i  \  c  r  s   c  m  p  c  - 
reurs,     et     par     des 
femmes  comme  Mes- 
saline,    Agrippinc  et 
Locuste    no  fl  r  e  n  l 
point     un     spectacle 
l-icaucoup  moins  hor- 
iihlc.  Un  artiste  dccc 
temps,     M.     Rochf' 


LES     CHATEAUX     TRAGIQUES 


ASSASSINAT     Di:S     tNfANTS    D  EDOUARD 


grosse,  a  popularisé  naguère  un  de 
ces  drames  du  palais.  C'était  en  une 
gamme  sanglante,  où  le  pinceau 
avait  épuisé  toutes  les  ressources  de  la 
palette  pour  exprimer  la  couleur  rouge 
et  ses  nuances:  rose,  pourpre,  carmin, 
violet,  mauve,  l'assassinat  de  l'empe- 
reur Géta  par  son  frère  Caracalla, 
associé  lui  aussi  à  l'empire. 

Plus  l'histoire  s'allonge,  plus  s'al- 
longe aussi  la  liste  des  châteaux  tra- 
giques, au  moyen  âge  et  dans  les  temps 
modernes,  et  dans  tous  les  pays.  Kn 
France,  il  n'est  que  de  prononcer  le 
nom  de  la  Tour  de  Nesle,  pour  que, 
grâce  à  Alexandre  Dunr»as  père,  l'ima- 
gination évoque  les  orgies  sanguinaires 
delà  reine  Marguerite  de  liourgogne. 
f(;mme  de  Louis  X  le  (lutin,  morte  en 


avril  131 5.  C'est  dans  ce  donjon  qu'elle 
donnait  ses  mystérieux  rendez-vous  : 
des  aflidés  tuaient  ensuite  ses  amis 
de  rencontre  qu'elle  renvoyait  lassât j. 
mm  s.iii.-ita  et  dont  on  jetait  le  plus  sou- 
vent les  cadavres  dans  la  Seine.  Villon. 
Robert.  Gaguin  et  Brantôme  semblent 
ajouter  créance  à  ces  histoires  ;  toujours 
est-il,  selon  Corrozet,  et  qu'en  l'an  iS3^i 
en  édifiant  des  maisons,  sur  la  rive  de 
Seine,  de  la  Tour  de  Nesle,  vis-à-vis  du 
château  du  Louvre,  furent  trouvés  onze 
ca\eau\,  en  l'un  desquels  «  estoit  un 
corps  mort,  armé  de  toutes  pièces,  qui 
tourna  en  poudre  si  tost  qu  on  le  tou- 
cha. »  La  crédulité  populaire  s'ima- 
gina être  en  présence  d  une  des  mal- 
heureuses victimes  d'amour  de  la 
reme  de  F'rance. 


LES     CHATEAUX     TRAGIQUES 


La  fin  de  décembre  1588  ensanglanta 
le  château  de  Blois  d'un  meurtre  quasi 
roval,  puisqu'il  empêcha  le  Balafré, 
Henri  h'  de  Lorraine,  duc  de  Guise,  de 
monter  sur  le  trône  de  France,  où 
l'appelaient  la  Ligue,  et  l'Université, 
laquelle  venait  déclarer  ((  que  l'on  pou- 
voit  ôter  le  gouvernement  aux  princes 
que  Ion  ne  trouvoit  pas  tels  qu'il  le 
falloit,  comme  l'administration  au 
tuteur  qu'on  avoit  pour  suspect.  » 
Heureusement  pour  lui  Henri  111  prit 
les  de^  ants,  pour  succomber,  l'année 
suivante,  sous  les  coups  de  poignard 
du  dominicain  Jacques  Clément. 

Ce  ne  furent  pas  les  avertissements 
qui  manquèrent  d'ailleurs  au  duc.  Le 
22  décembre,  il  trouve  ce  mot  sous  sa 
serviette  :((  Donnez-vous  de  garde;  on 
est  en  train  de  vous  jouer  un  mauvais 
tour.  »  Sans  s'émouvoir,  il  écrivit 
au-dessous:  «  On  n'oseroit!  »  Le  len- 
demam  matin,  le  roi  le  mande  au 
Conseil.  ((  Comme  il  entroit  en  la 
chambre  du  roy,  écrit  L'Estoile,  un 
garde  luy  marcha  sur  le  pied  ;  et  cepen- 
dant, continua  de  marcher  en  le   cabi- 


F.XKCUTION     l)K    MAKIi:    SIUAUT,     RI 
Alî      CIIATKAT      ni.      I  nlM  I   KINCIIAV  ,       M. 


net,  et  soudain  par  dix  ou  douze  des 
quarante  cinq  fut  saisi  aux  bras  et 
aux  jambes  et  massacré...  Sur  ce 
pauvre  corps  fut  jeté  un  mauvais  tapis, 
et  là  laissé  quelque  temps  exposé  aux 
moequeries  des  courtisans,  qui  l'appe- 
laient :  le  beau  roy  de  Paris.  Sa 
Majesté  estant  en  son  cabinet  en  sortit, 
et  donna  un  coup  de  pied  par  le  visage 
de  ce  pauvre  mort.. .  ))  Le  24  décembre, 
tandis  qu'on  s'apprêtait  à  fêter  la  Noël, 
on  brûla  ce  u  pauvre  corps  »,  ainsi  que 
celui  du  cardinal  de  Guise,  et,  les 
cloches  sonnant  la  Nativité,  les  cendres 
furent  jetées  au  vent,  qui  les  éparpilla 
sur  la  Loire. 

Une  tragédie  de  ce  genre  se  déroula, 
au  siècle  suivant,  au  château  de  Fon- 
tainebleau,   accordé  comme  résidence 
à  l'ancienne  reine  de  Suède,  Christine, 
fille  de  Gustave-Adolphe.  Elle  était  fort 
débauchée,  et  ses  écarts  scandalisèrent 
plus  d'une  fois   une  cour,   qui  cepen- 
dant  n'était  pas   prude.    La   duchesse 
d'Orléans  racontait,  entre  autres,  que 
l'ex- reine,    qui    avait    la    peau    très 
blanche,  couchait    sur   des    draps    de 
velours      noir, 
pour     que     sa 
blancheur     en 
fût        encore 
accrue.   Elle 
avait      '  amené 
avec    elle    son 
grand     écuyer 
Monadelschi, 
qu'elle   surprit 
en   coquetterie 
avec  une  autre 
femme.  C'était 
lors  de  son  se- 
cond voyage  en 
l"'rancc,      en 
1657.  l^'urieusc, 
au  cours  dune 
scène  d'amour, 
elle    lui    fa  i  t 
a\  ouercctle  in- 
fidélité, le  lais- 
iS    iKvKiKK     1SS7  se    paitir    tout 


LFS     CHATEAUX    TRAGIQUES 


cuirasse     pour     la 

chasse,    commande 

au  capitaine  cle  ses 
gardes,    Lantinclli, 

de   se  saisir   de   sa 

personne.    On      lui 

amène  le  coupable; 

elle    lui    donne    un 

instant  pour  secon- 

fesser,    et,     impas- 
sible,    sans     qu'un 

muscle   de    sa    face 

trahît  une  émotion 

quelconque,  elle   le 

fait     égorger     sous 

ses    yeux    dans    la 

galerie    des    cerfs, 

qui   a    acquis    pour 

cet   événement  une 

triste  renommée,  et 

ne  manque  pas  d'at- 
tirer la  curiosité  des 

nombreux  visiteurs  de  Fontainebleau. 
Ceux  de  Versailles,   par  contre,  ne 

se  préoccupent  guère  de  l'attentat  de 

Damiens,  qui  eut  pourtant,  à  l'époque, 

un  immense  retentissement.  Damiens, 

était  un  exalté,  qui  se  figurait  que  la 
mort  du  roi  amènerait  uneamélioration 
immédiate  dans  la  condition  des  mal- 
heureux. Ayant  appris  la  démission 
des  membres  du  Parlement,  cette  nou- 
velle fit  déborder  sa  bile.  Le  4  janvier 
1757,  il  arrive  à  Versailles,  et  cherche 
en  vain  un  médecin  pour  le  saigner.  Le 
5,  il  s'embusque  toute  la  journée  dans 
le  palais,  cachant  un  couteau  à  deux 
lames,  dont  l'une  était  longue  d'envi- 
ron cinq  pouces.  Vers  six  heures, 
Louis  XV  descend  de  ses  appartements 
pour  monter  dans  le  carrosse,  qui  doit 
le  conduire  à  Trianon.  Damiens 
s'élance  et  frappe. 

—  On  m'a  donné  un  coup  de  coude! 
s'écrie  le  roi. 

En  même  temps,  il  se  tâte,  voit  sa 
mam  ensanglantée,  et  aperçoit  Da- 
miens, qui  avait  conservé  son  chapeau. 

—  Je  suis  blessé  !  reprend-il .  C'est  cet 
homme-là  qui  m'a  frappé;  qu'on  l'ar- 


FXECUTIO.N   DE  CHARLES    l",   R"I    I  ■' AN- .  IKT  El  RE, 
CHATEAU      DE      WHITE-HALI-,      LE      0     FEVRIER      1649 


rête,  mais  qu'on  ne  lui  fasse  pas  de  mal  ! 

Les  gardes  obéissent  aux  ordres 
royaux,  en  le  tenaillant  avec  des  pinces 
rougies,  aidés,  dit-on,  par  Machault 
lui-même,  chancelier  de  France.  Mais 
ce  commencement  de  supplice  ne  fut 
rien  en  comparaison  de  la  torture  qu'on 
infligea  au  malheureux  fou,  cette  ques- 
tion des  brodequins,  dont  on  ne  peut 
lire  le  récit  sans  frissonner  d'horreur. 

Plus  encore  que  les  palais  de  France, 
ceux  d'Angleterre  ont  été  ensanglan- 
tés de  drames  terribles,  où  l'ambition 
a  joué  le  principal  rôle,  et  qu'il  est  im- 
possible de  mentionner  tous,  tellement 
ils  furent  nombreux.  C'est  au  château 
de  Pontefraet,  en  Ecosse,  que  Richard  II 
roi  d'Angleterre,  dépossédé  par  Henri 
de  Lancastre,  qui  devint  Henri  V,  fut 
poignardé  par  ses  geôliers,  agissant 
vraisemblablement  sur  les  ordres  de 
son  successeur,  en  février  1400.  On 
transporta  le  corps  à  Londres,  et,  après 
une  exposition  publique  dans  la  cathé- 
drale de  Saint-Paul,  on  l'enterra  au 
château  de  Longley.  C'est  à  la  Tour  de 
Londres  que  les  deux  fils  d'Edouard  \  , 
le  prince  de  Galles,  âgé  de  treize  ans, 


-'"^ 


LES     CHATEAUX     TRAGIQUES 


et  le  duc  d'York,  qui  en  avait  huit, 
furent  étouffés  sous  leurs  couvertures, 
à  linspiration  de  leur  oncle,  Richard, 
duc  de  Glocester,  qui  usurpa  leur  cou- 
ronne sous  le  nom  de  Richard  III.  et 
qui  fut  tué  le  22  août  148s,  à  la  bataille 
de  Bosworth. 

Sir  Robert  Brockenburg,  constable 
de  la  Tour,  avait  refusé  de  prêter  la 
maia  à  cette  infamie,  dont  se  chargea, 
après  son  refus,  James  Tyrrel. 

(c  Ils  se  tenaient  l'un  l'autre  entourés 
de  leurs  bras  innocents  et  blancs  comme 
l'albâtre,  gémit  Richard  III,  dans  le 
drame  de  Shakespeare  ;  leurs  lèvres 
semblaient  quatre  roses  vermeilles  sur 
une  seule  tige,  qui,  dans  tout  l'éclat  de 
leur  beauté,  s'inclinent  lune  vers 
lauti'e.  Un  livre  de  prières  était  posé 
sur  leur  chevet.  »  On  sait  quel  chef 
d'œuvre  Paul  Delaroche  a  tiré  de  cette 
scène,  et  comme  il  atteint  Te.xpression 
même  du  tragique  en   laissant    riltrer 


sous  une  tenture,  près  du  lit  où  les 
deux  enfants  commencent  à  avoir  peur, 
un  rais  de  lumière  venant  de  la  pièce 
voisine,  où  les  deux  assassins  se  prépa- 
rent à  les  tuer. 

Les  crimes  de  Henri  \'11I  sont  aussi 
dans  toutes  les  mémoires  un  peu 
cultivées.  En  1536,  à  Lambeth,  il 
annule  son  mariage  avec  Anne  de 
Boleyn,  et  la  fait  décapiter  le  len- 
demain. En  1^42.  ce  fut  le  tour  de 
sa  quatrième  femme,  lady  Catherine 
Howard,    nièce  du    duc    de    Norfolk. 

La  vie  de  Marie  Stuart.  ancienne 
reine  de  France  par  son  mariage,  avec 
François  II,  puis  reine  d'Ecosse,  n'a 
pas  été  moins  féconde  en  tragiques 
évéaenients.  Rentrée  dans  son  pays, 
elle  avait  épousé  Henri  Stuart.  lord 
Darnley.  le  29  juillet  1565.  qu'elle  aima 
d'abord  passionnément,  puis  qu'elle  se 
mit  il  détester  pour  son  caractère  mé- 
prisable, et   aussi,   sans    doute,    parce 


ASSASSINAT    DU    DUC    Dl.    OUISF,    AT    CIIATKAI'    |)i:    lil.OIS,    I.F,    2^     Dl'cKMIMU-:     I  îSS 


LES     CHATEAUX     TRAGlQUEb 


205 


LE    MEURTRE    DE    RIZZIO.    FAVORI    DE    MARIE   &1LART,    AU    CIIATEAL     D  IIOLYROOD  (  1  SOO) 


qu'elle  aimait  le  changement.  Elle  se 
mit  à  aimer  secrètement  un  musicien 
italien,  David  Rizzio,  âgé  et  difforme, 
selon  G.  Covaens,  jeune  et  aimable 
selon  les  autres;  encore  la  question  de 
cet  amour  est-elle  très  controversée. 
Toujours  est-il  que  l'Italien  sut  se 
rendre  indispensable  comme  secrétaire 
de  la  reine  pour  la  correspondance 
étrangère.  Darnley,  poussé  par  des 
courtisans,  décida  sa  perte.  Ses  agents 
s'emparèrent  de  l'Italien  sous  les  yeux 
de  la  reine. 

((  Giustizza  1  Giustizza  !  ))  s'écrie  le 
malheureux,  en  s'abritant  derrière  elle, 
sur  laquelle  se  braquent  les  pistolets. 
Darnley  inter\ient:  sur  l'assurance 
qu'il  donne  qu'on  ne  fera  aucune  \  io- 
lence,  Kizzio  est  emmené  dans  une 
chambre  voisine,  où  il  est  tué  de  cin- 
quante-six coups  de  poignard. 

Le  sang  amène  le  sang,  dit  un  j^iro- 
\erbe.  «  (^cst  à  la  \  engeance  qu'il  faut 
songer   désormais!   ))   s'écrie  la   reine. 


Elle  s'y  emploie  avec  son  nouvel  ami, 
le  comte  Bothwell,  amiral  héréditaire 
d'Ecosse.  Son  mari  étant  atteint  de  la 
petite  vérole,  elle  le  ramène  de  Glascow 
à  Edimbourg,  et  l'installe  dans  une 
maison  isolée,  tandis  qu'elle-même 
habite  le  palais  d'HoIyrood.  Le  soir 
du  9  février  1567,  une  explosion  ter- 
rible éclate  soudain  ;  le  feu  prend  à  la 
maisonnette,  et  Ion  retrouve,  le  len- 
demain, carbonisé  et  presque  défiguré, 
le  corps  du  roi.  On  accusa  la  foudre  du 
méfait,  pour  donner  un  semblant  de 
satisfaction  à  la  morale  publique,  et  le 
iS  mai  1567,  Marie  épousait  Bothwell. 
son  mau\ais  génie.  ((  Donnez-moi  un 
couteau  que  je  me  tue  !  )>  ,  s'écrie 
quelque  temps  après  la  malheureuse 
passionnée  devant  l'ambassadeur  de 
France;  la  folle  passion  n'avait  été 
qu'une  passionnette.  On  sait  le  reste  : 
la  reine  d'Ecosse,  abandonnée  de  tout 
le  monde,  se  réfugie  à  la  cour  d'An- 
gleterre, auprès  d'Elisabeth,  qui  l'em- 


206 


LES     CHATEAUX     TRAGIQUES 


prisonne  pendant  dix-neuf  ans,  puis  la 
fait  décapiter  au  château  de  Forterin- 
ghay,  le  i8  février  1587.  Les  œuvres  de 
Schiller  et  de  Walter  Scott,  l'histoire  de 
Méguet,  d'innombrables  publications 
populaires  ont  fait  connaître  à  tous  les 
moindes  détails  de  cette  vie  et  de  cette 
mort  ;  il  est  donc  inutile  d'y  revenir. 
De  même  sont  connus  les  derniers 
moments  du  roi  Charles  P-^d'Angleterre, 
décapité  le  9  février  1649.  Qu'il  suffise 
donc  de  rappeler  que  Cromwell  en- 
leva le  roi  et  le  ramena  de  l'île  de 
Wight  à  Londres,  pour  le  faire  passer 
devant  une  haute  cour  de  justice,  cons- 
tituée par  les  Communes,  et  que  prési- 
dait Bradshavv,  cousin  de  iMilton. 
Deux  jours  durant,  le  roi  refusa  cette 
juridiction,  les  soldats  criant  sur  son 
passage  :  ((  Justice!  exécution  !  »,  et  la 
ibule  :  ((  Dieu  garde  le  roi  !  ))  Enfin,  il 
fut  condamné;  mais  l'arrêt  ne  fut  signé 
que  le  surlendemain,  Cromwell  mani- 
festant une  joie  bruyante  au  point  qu'il 


s'amusa  à  barbouiller  d'encre  la  figure 
d'un  des  juges. 

Charles  F'  ne  montra  aucune  fai- 
blesse ,  s'entretenant  familièrement 
avec  ses  enfants,  avec  l'évêque  de 
Londres,  Juvon,  et  son  valet  de  cham- 
bre, Herbert.  Le  9  février  au  matin,  il 
se  rendit  d'un  pas  ferme  à  l'échafaud 
noir  où  l'attendait  un  bourreau  mas- 
qué. Après  un  discours  fort  digne, 
il  s'agenouille,  pose  sa  tête  sur  le 
billot,  et  étend  les  bras,  donnant  ainsi 
lui-même  le  signe  de  l'exécution,  et  les 
dalles  de  White-f  lall  s'éclaboussent  du 
sang  d'un  roi. 

L'Angleterre  est  un  pays  constitu- 
tionnel, où  il  semble  que  ces  drames 
royaux  eussent  dû  être  moins  nom- 
breux qu'ailleurs  ;  on  voit  qu'il  n'en  fut 
rien  ;  en  revanche,  l'autocrate  Russie 
n'en  présente  que  quelques  exemples  ; 
il  est  vrai  qu'ils  sont  plus  poignants 
encore,  s'il  est  possible. 

Ainsi ,  le    drame    où    le    tsaréwitch 


ciiui.-.  I  i.\i.  1:1    .MO.\Ai.bi:.';(,iii   ijii];i.(^ui;s   mi.ni  ris  avant   i.  .\ssajsinai 


LES     CHATEAUX     TRAGIQUES 


CHRISTINE    DE    SUEDE    FAIT    ASSASSIN  E[(    MONALDESCIII    ll6)7) 


Alexis  perdit  la  vie  en  1718.  Il  était 
le  chef  du  vieux  parti  russe,  qui  détes- 
tait Pierre  le  Grand  à  cause  de  ses 
incessantes  transformations.  C'était  le 
fils  d'Eudoxie  Lapouchine,  répudiée 
par  le  tsar;  il  favorisait  l'orthodoxie, 
et  préférait  les  longs  vêtements  et  les 
longues  barbes  interdites  par  son  père. 
A\ertidcla  haine  de  celui-ci,  il  s'enfuit 
à  Naples,  puis  revint  sur  la  promesse 
d'un  pardon;  ses  partisans  furent  con- 
damnés, le  général  Grébof  a  été  em- 
palé, l'archevêque  de  Rostof  a  été 
empalé  vif,  sa  mère  Eudoxie  a  été 
knoutée  en  public.  Il  passa  peu  après 
en  jugement  devant  une  cour  martiale 
de  167  fonctionnaires,  que  le  tsar  pré- 
sidait avec  Mentchikoff.  Alexis  subit 
trois  fois  le  knout,  fut  condamné  à 
moi-t.  et  mourut  aussitôt    le  jugement 


rendu.  Les  versions  les  plus  différentes 
ont  été  données  sur  cette  mort  fou- 
drovante  ;  on  a  dit  qu'il  fut  assommé  à 
coups  de  hache  ou  de  gourdin,  étouffé 
sous  des  coussins,  étranglé  avec  sa  cra- 
vate, etc.  Il  pai-aît  bien,  en  tout  cas, 
que  la  mort  fut  \iolente;  mais  aucun 
des  neuf  témoins  n'en  révéla  jamais 
rien,  chacun  ayant  juré  de  garder  le 
secret  le  plus  absolu. 

La  tragédie  de  la  nuit  du  23  au 
24  mars  1801,  qui  se  passa  dans  le 
palais  à  Saint-Pétersbourg,  rappelle 
par  certains  détails  celle  du  Konak.  Le 
tsar  Paul  1"  avait  ameuté' contre  lui 
toute  la  noblesse  et  le  peuple,  par  sa 
tyrannie  et  sa  cruauté.  Une  conjuration 
s'ourdit  avec  le  comte  Pahlen,  gouver- 
neur de  la  ville,  le  comte  Panin,  vice- 
chancelier,     le     général     Hcnningsen. 


>o8 


LKS     CHATKAUX     Tl^\Gl(,)UES 


Piaton  et  Nicolas  Soubow,  et  une  cin- 
quantaine de  complices,  qui  avaient, 
paraît-il,  obtenu  l'adhésion  secrète  du 
prince  Alexandre,  auquel  on  avait  fait 
croire  qu'on  voulait  seulement  déposer 
son  père. 

Deux  bandes  en^ahissent  le  palais. 
Paul,  entendant  du  bruit,  se  lève  à  la 
hâte,  et  se  cache  derrière  un  paravent. 
((  Vous  n  êtes  plus  tsar,  s  écrie  Ben- 
ningsen,  qui  s'avance,  lépée  à  la  main, 
voici  votre  abdication,  signez-la.  ))  Sur 
ces  entrefaites,  tandis  que  le  tsar  par- 
lemente, la  lampe  s'éteint;  Benningsen 
court  en  chercher  une  autre:  quand  il 
revient,  il  trouve  sonmaîtreétendu  sur 
le  parquet,  étranglé  par  une  écharpe, 
et  noyé  dans  une  mare  de  sang,  qui 
s  échappe  de  son  crâne.  Aussitôt  on 
lave  ses  plaies;  on  habille  le  cadavre; 
on  déguise  sous  un  chapeau  la  bles- 
sure du  crâne;  on  propage  le  bruit 
que  Paul  est  mort  d'une  attaque  d'a- 
poplexie  foudroyante,   et   l'armée   ac- 


clame Alexandî^  I"^",  qui,  saisi  d  hor- 
reur, refuse  d'abord,  et  n'accepte  en- 
suite que  sur  les  instances  de  sa  mère, 
Marie  F'éodorovna ,  de  ses  frères, 
Alexandre  et  Constantin  Panlowitch, 
et  de  la  noblesse. 

Tels  sont  les  principaux  drames  qui, 
depuis  la  préhistoire,  ont  souillé  les 
demeures  royales.  L  ambition  de  ré- 
gner en  a  été  le  principal  mobile;  les 
\  ictimes,  innocentes  ou  coupables,  jus- 
tifient la  commisération  qu'elles  ins- 
piient  par  l'horreur  de  leur  fin.  Ecœuré 
par  les  Ilots  de  sang,  qui  ont  ruisselé 
dans  ces  châteaux  à  travers  les  âges, 
l'historien  appelle  de  tous  ses  vœux 
l'aurore  d'une  société  où  les  conflits  et 
abus  de  pouvoirs  seront  jugés  en  toute 
justice,  en  plein  jour,  d'après  les  prin- 
cipes du  droit  des  peuples,  et  non  plus 
dans  la  nuit,  par  les  armes  violentes, 
et  grâce  à  l'effraction  des  serrures  et 
de  la  loi. 

Georges  Riat, 


TK.NTAIIVK     inc    DAMIENS    I.DMUE    l.nUIS     XV.     1.1.    4    JANVIER     1/S7 


L  OASIS     DK    FIGUIG 


FIGUIG 


Sans  doute,  il  n'est  pas  encore  trop 
tard  pour  parler  des  événements  du 
Figuig,  puisque  ces  événements  n'ont 
pas  encore  donné  toutes  leurs  consé- 
quences et  que  la  politique  française 
dans  le  Sud-Ouest  de  l'Algérie,  si  elle 
est  moins  bruyante  qu'il  y  a  quelques 
semaines,  est  restée  cependant  aussi 
énergique  et  aussi  acti\e. 

C'est  que,  d'abord,  le  bombarde- 
ment de  Zenaga,  dans  les  oasis  du 
Figuig,  n'était  qu'une  partie  du  pro- 
gramme, dont  l'exécution  était  devenue 
nécessaire,  de  lavis  général.  Bien  au 
delà  des  oasis,  la  \  allée  de  l'oued 
Bechar,  refuge  des  coupeurs  de  route 
marocains[^et  de  nos  oïdinaires  agi'es- 
seurs,  se  croyait  hors  de  nos  atteintes, 
parce  qu'une  série  de  hauteurs,  le 
Djebel   Bechar,  la  sépare  de  la  vallée 


de  l'oued  Zousfana  ;  elle  a^  ait  besoin 
de  notre  visite.  Le  2 1  juin  une  colonne, 
ous  le  commandement  du  colonel 
d'Eu,  arri\ait  à  Ben-Zireg,  dans  le 
haut  de  cette  vallée,  y  installait  un 
poste,  et  repartait  le  lendemain  dans 
la  diretion  del^echar.  Nous  entendrons 
reparler  de  cette  colonne. 

Mais  la  question  de  Figuig  est  plus 
complexe,  quoi  qu'on  dise,  et  plus 
grave,  que  ces  simples  opérations  de 
police.  Ces  oasis,  perdues  au  milieu 
d'un  désert  montagneux,  sont  un  des 
points,  hors  d'Europe,  qui  importent 
le  plus  à  notre  influence,  il  suffit  de 
jeter  un  regard  sur  la  caite  la  plus 
élémentaire,  pour  s'en  convaincre.  Le 
Figuig  est  une  des  principales  portes 
sahariennes  du  Maroc,  et  son  nom 
évoque  donc  pour  nous  la  très  impor- 


XVllI.  —  H. 


F 1  G  U 1  G 


tante  question  de  nos  rapports  avec 
l'empire  chérifien,  voisin  de  notre  em- 
pire algérien.  Et  le  Figuig  commande 
la  vallée  de  l'oued  Zousfana.  route, 
par  la  vallée  de  Toued  Saoura,  des 
oasis  du  Touat  et  d'In-Salah,  c'est-à- 
dire  du  Sahara  français.  A  double  titre, 
on  le  voit,  ce  qui  se  passe  derrière  les 
remparts  de  terre  que  nos  boulets  vien- 
nent déventrer.  nous  regarde  ,  car  ce 
dont  il  s'agit  ici,  c'est,  en  dernière 
analyse,  de  la  sûreté  et  de  l'avenir  de 
l'Algérie,  ceprolongement  de  la  France. 
C'est  pourquoi  les  derniers  événe- 
ments du  Figuig  méritent  que  nous 
leur  consacrions  cette  simple  causerie. 


M.  Etienne,  député  d'Oran,  qui  s'est 
fait  depuis  de  longues  années  déjà 
l'apôtre  de  l'expansion  coloniale  de 
notre  pays,  et  qui  justifie  ce  rôle  par 
une  connaissance  rare  des  conditions 
et  des  nécessités  de  nos  empires  colo- 
niaux, montrait  récemment  quel  carac- 
tère remarquable  offrait  la  politique 
française  sur  la  frontière  du  Maroc. 
Cette  frontière  commune  entre  un 
puissant  Etat  européen  et  un  faible 
Etat  africain  est  restée  telle  que  le  pre- 
mier jour,  après  soixante  ans  de  voi- 
sinage. L'histoire  de  l'Afrique,  au 
siècle  dernier,  présenterait  peu  d'exem- 
ples semblables.  Et  M.  Etienne  ajoutait, 
avec  raison,  qu'aux  écrivains  étrangers 
qui  nient  la  modération  de  la  France 
et  son  respect  séculaire  des  traités,  il 
ne  connaissait  point  de  meilleure  ré- 
ponse à  leur  faire  que  celle-ci  : 
«  Regarde/  notre  frontière  maro- 
caine; est-il  un  seul  pays,  qui,  au  bout 
d'un  pareil  temps,  et  dans  de  sembla- 
bles conditions  de  \oisinage,  puisse 
témoigner  d'un  pareil  respect  de  \n 
parole  donnée  >. ..  » 

l'vt  cependant  notre  tâche,  sui-  cette 
frontière,  était  des  plus  malaisées. 
D  abord,  le  tiJiité  de  1X4:5  ne  délimitait 
piiint     nos     possessions     algériennes. 


côté  Maroc,  sur  toute  leur  longueur. 
L'article  6  disait  formellement  que  ((  le 
pays  au  sud  des  Ksar  étant  inhabi- 
table, parce  qu  il  n  y  a  pas  d'eau  et  que 
c'est  le  désert  proprement  dit  »,  la  déli- 
mitation en  était  superflue.  Or,  c'est 
précisément  la  région  d  Aïn-Sefra  et 
du  Figuig.  En  deuxième  lieu,  les  tribus 
de  cette  frontière  que  nous  venions  de 
fixer  avec  le  sultan,  étaient  en  réalité  ' 
indépendantes  de  ce  souverain.  L'in- 
sufiisance  de  la  délimitation  de  1845  et 
l'indépendance  effective  des  tribus  de- 
vaient bientôt  nous  causer  de  grands 
embarras. 

On  le  vit  bien,  après  1870.  Dans  les 
derniers  temps  de  l'Empire,  nous  nous 
étions  chargés  résolument  de  la  police 
des  régions  insoumises  qui  nous  avoi- 
sinaient:  à  diverses  reprises,  le  gou- 
^■ernement  chérifien  a\"ait  manifesté  sa 
satisfaction  de  voir  ainsi  1  ordre  main- 
tenu sur  ses  confins,  et  sans  qu'il  s'en 
mêlât.  Les  colonnes  des  Béni  Snassen, 
de  l'oued  Za.  de  l'oued  Guir  marquè- 
rent les  principales  étapes  de  cette  pé- 
riode d  entente  avec  le  sultan.  Dans 
cette  dernière  vallée,  le  général  de 
^^'impfen  s'a^ança  jusqu'à  Oum  Dri- 
bina,  que  le  désert  sépare  seul  du 
Tafilelt. 

Mais  nos  désastres  sur  la  frontière 
allemande  devaient  avoir  aussi  leur 
répercussion  sur  la  frontière  maro- 
caine. Ils  fuient  suivis  là-bas  d'une 
période  de  découragement,  d'inaction, 
de  reculs  successifs,  et  de  ces  malen- 
tendus que  nous  eûmes  tant  de  peine, 
dans  les  dernières  années,  à  dissiper. 
Cette  politique  d'effacement,  à  laquelle 
la  prudence,  peut-être,  nous  lorçait, 
non  seulement  ne  nous  permit  point 
d'appliquer  l'accord  conclu  a\ec  le  sul- 
tan dès  1870,  et  qui  mettait  sous  notre 
juridiction  les  Doui  .Menia  (\allécs 
moyennes  de  1  oued  Hechai  cl  de 
I  oued  Zousfana),  mais  encore  elle  nous 
causa  milleentra\  es,  lorsque  la  répres- 
sion des  (  )ulLcl-vSicli-(  Cheikh  insurgés 
nous  ranieiia   \ers   le    Figuig.  l'ort   de 


F I  G  U  I G 


nos  concessions  successives,  le  gouver- 
nement cliérifien  en  vint  même ,  en 
1888,  à  obtenir  de  nous  la  démolition 
de  notre  poste  de  Djenien  bou  Rezg,  et 
à  nous  demander  de  rétrogradei-  jus- 
qu'à l'oued  Namous,  vers  Aïn-Sefra. 
Lecontlit  qui  faillit  s'élever  à  cesujet,  et 
les    menaces   de   complications    exté- 


pendant  le  gouvernement  de  M.  Lafer- 
rière  :  la  politique  d'entente  avec  les 
tribus.  C'est  que,  dans  ces  régions 
diflîciles,  limitrophes  du  Sud  Marocain 
et  du  Sud  Oranais,  l'autorité  du  sultan, 
qui  n'est  jamais  bien  solide,  même  aux 
portes  de  Fez,  est  des  plus  précaires,  et 
le  plus   souvent    nominale.    L'entente 


MARABOUT    DE  SLIMAN-BEN'-SM  A  ]  I  A  OU    BOU-AMAMA  VENAIT  FAIR  E  SES  DEVOTIONS  LE  VENDREDI 


rieures  qui  !  accompagnèrent,  nous 
ouvrirent  enfin  les  yeux;  il  apparut 
combien  était  dangereuse  une  indiffé- 
rence qui  des  ait  nécessairement  passer 
pour  de  la  faiblesse. 

Il  fallut  donc  s'occuper  à  recouvrer 
lentement  le  terrain  si  \ite  perdu. 

Dés  la  \'\n  du  gou\ci-nemcnt  de  .M. 
Cambon,  Djenien  bou  Ke/g  était  de 
nouveau  dépassé,  et  Béni  Ounif,  au 
Sud  des  oasis  du  Figuig  était  le  point 
extrême  revendiqué  par  la  colonne  de 
1X96.  Si  nous  réussîmes,  on  peut  le 
dire  aujourd'hui,  au  delà  de  nos  espé- 
rances, ce  fut  grâce  à  riiabilc  politique 
qui  fut  adoptée  alors,  pai  liculièienicnt 


a\ec  les  chefs  de  tribus  est  le  moven 
de  s'assurer,  le  meilleur  marché  pos- 
sible, la  tranquillité  et  la  sûreté.  Ajou- 
tons que  l'attitude,  alors  agressive  à 
notre  égard,  du  sultan,  devait  incliner 
M.  Laferrière  vers  cette  politique  d'en- 
tente avec  les  chefs  locaux.  Nous  pûmes 
pousser  notre  chemin  de  fer,  d'abord 
jusqu'à  Duveyiier  (Ez  Zoubia),  puis 
jusqu'à  Béni  Ounif,  le  terminus  actuel. 
Surtout,  nous  pûmes.  a\ec  le  général 
Berti'and,  secondé  pai-  le  capitaine 
Nocher,  prencli-c  possession  de  toute  la 
vallée  de  l'oued  /ousiana.  et  même 
d  Igli.  sur  loued  Saoura,  et  cela  sans 
tiicr  un  coup  de  tusil. 


FIGUIC, 


L  AMÇL    SE    RÉFUGIANT    AU    CAMP    DE    BENl-OUNIF 


Par  cette  dernière  vallée,  nous  pou- 
vions désormais  relier  nos  postes  de  la 
région  du  Figuig  et  ceux  du  Touat. 

Lorsque  .M.  Rexoil  vint  à  Alg.er, 
comme  gouverneur  général,  il  quittait 
Tanger,  où  il  avait  été  notre  ministre. 
On  sait  que  le  sultan  du  Maroc,  le  seul 
successeur  authentique  du  Prophète 
pour  les  bons  musulmans  qui  ne  voient 
dans  le  sultan  de  Constantinople  qu'un 
usurpateui-  sacrilège,  ne  permet  l'accès 
de  sa  capitale,  Fa/.,  qu'aux  missions 
extraordinaires,  et...  temporaires.  11 
confine  les  représentants  permanents 
des  puissances  chrétiennes  à  l'extrémité 
de  son  empire,  danscetle  \  illecle'i'angei- 
qui  est  presque  l'unique  point  de  con- 
tact entre  la  civilisation  marocaine  et 
l'Europe.  M.  Revoil,  avec  une  grande 
diplomatie,  avait  su,  durant  son  séjour 
à  langer,  faire  succéder  à  des  rapports 
délicats  et  pleins  de  défiance  l'entcnle 
entre  le  gouvernement  chérifien  et  le 
gouvernement  français.  Il  continua 
cette  politique  à  .\lger.  Au  lieu  de   ne 


faire  appel  qu'aux 
chefs  de  tribus,  il 
s'appuya  jusque 
dans  ces  régions 
lointaines,  si- 
non sur  l'autorité 
absente,  du  moins 
sur  le  nom  du  sul- 
tan. C'est  ainsi  qu'il 
put  faire  renouveler 
et  confirmer  les  an- 
ciens traités  ;  les 
protocoles  de  juillet 
igoi  ont  replacé 
sous  notre  domina- 
tion ces  tribus  des 
Ouled  Djerir  et  des 
Doui  Menia  sur  les- 
quelles nos  droits 
remontent  à  1870. 
Désormais  au  point 
de  vue  de  nos  rela- 
tions avec  leMoroc, 
la  questionde  l'oued 
Zousfana  était  tran- 
chée, et  dans  le  sens  le  plus  favorable 
pour  nous. 

Mais  on  ne  peut  pas  contenter  tout  le 
monde  et  son  père.  Notre  entente  avec 
le  sultan  devait  nuire  à  notre  entente 
a\ec  les  chefs  de  tribus. 

Certes,  nous  applaudissions,  lorsque 
au  début  de  l'an  dernier,  une  commis- 
sion mixte  marocaine  et  française  s'en 
alla  au  F'iguig  restaurer  l'autorité  ché- 
rifienne.  Le  chef  de  la  commission 
marocaine,  Si-Guebbas.  désigna  un 
amel,  qui  fut  reconnu  par  nous  et  ins- 
tallé. Etait-ce  donc  la  tranquillité  assu- 
rée) On  vit  bien  que  non  .  Les  coupeurs 
de  route,  qui  \enaient,  en  janvier,  de 
nous  tuer,  non  loin  de  Du\evrier,  les 
capitaines  de  Gi'cssin  et  Gratien,  n  en 
continuèrent  pas  moins  leurs  exploits. 
Voici  deux  chiffres  qui  dispensent  de 
l(jngs  développements:  du  r"  sep- 
tembre lyoi  au  r'axril  1903,  nous 
a\ ons  eu.  dans  les  allaques  répétées  de 
nos  postes  et  de  nos  convois,  56  tués  et 
13     blessés.     Pi>ur    des    motifs,  dont 


F  I G  U I G 


quelques-uns  semblent  n'avoir  pas  été 
étrangers  à  la  politique  intérieure  de 
notre  pays  (et  les  incidents  de  la  démis- 
sion de  M.  Revoil  ont  donné  du  crédit 
à  cette  hypothèse),  nous  retombions 
dans  l'inaction  qui  nous  avait  été  si 
funeste.  La  situation  redevenait  dange- 
reuse ;  on  le  comprit  enfin. 

M.  Jonnart,  l'ancien  et  en  même 
temps  le  nou\eau  gouverneur  général 
de  l'Algérie,  rejoignait  son  poste, 
lorsqu'il  rencontra,  le  12  mai,  à  Lyon, 
M.  Saint-Germain,  sénateur  d'Oran  ;  il 
lui  fit  certaines  déclarations,  qui  prou- 
\èrent  que  le  gouvernement  s'était 
résolu  à  l'action.  M.  Jonnart  devait 
con\oquer  immédiatement  à  Alger  le 
général  O  Conor,  commandant  la  divi- 
sion d'Oran.  et  discuter  avec  lui  et  avec 
le  commandant  en  chef  du  19*^  corps 
d'armée,  toutes  les  dispositions  néces- 
saires pour  mettre  un  terme  aux  atten- 
tats. 

Quant  à  nos  relations  avec  le  gou- 
vernement chérifien,  ces  mesures  de 
police  ne  pouvaient  les  altérer  en  rien, 
puisque  l'article  7  du 
traité  de  184^  nous 
reconnaît  le  droit  de 
poursuivre  et  de  châ- 
tier à  notre  guise, 
même  sur  le  terri- 
toire marocain.  les 
fauteurs  de  désordes. 
11  s'agissait  simple- 
ment de  reprendre  la 
politique  vigilante 
qui  avait  été  la  nôtre, 
avant  1X70. 

Tout  était  donc 
pour  le  mieux.  On 
allait  agir,  avec  l'as- 
sentiment du  sultan, 
et  selon  la  méthode  la 
plus  efficace.  Dune 
part,  une  colonne  mi- 
litaire, précédée  des 
goums  de  nos  Doui 
Menia,  devait,  au 
Sud-Ouest    du     Fi- 


guig,  passer  par  Taghit  (où  eut  lieu 
l'attaque  du  5  mai  dernier)  et  contour- 
ner le  djebel  Bechar,  pour  rétablir 
l'ordre.  D'autre  part,  les  gens  de  Ze- 
naga,  dans  les  oasis  de  Figuig,  rece- 
vraient un  châtiment  depuis  longtemps 
mérité. 

Le  gouverneur  général  crut  de  son 
devoir,  avant  le  commencement  des 
opérations,  d'aller,  selon  les  expres- 
sions du  Président  du  Conseil  à  la 
Chambre,  ((  se  rendre  compte  par  lui- 
même  de  l'état  des  choses,  des  dangers 
de  la  situation,  et  aussi  de  réconforter 
par  sa  parole  et  sa  présence  les  chefs 
indigènes  et  les  tribus  qui  nous  sont 
soumises  ».  Le  dessein  était  louable. 
D  aucuns,  cependant,  ont  blâmé  le 
gouverneur  général  d'être  allé  s'expo- 
ser aux  balles  des  Figuiguiens.  Il  ne 
faut  jamais  blâmer  personne  d'avoir 
fait  acte  de  courage.  Et  ces  mêmes  cri- 
tiques, sans  doute,  auraient  de  la 
même  encre  blâmé  Al.  Jonnart,  s  il 
était  resté  tranquillement  dans  son 
palais  d  Alger.  Le  :;  1    mai.  ce  dernier. 


l.A    SUIIE    DK    L  AMEI.    SLK     LlC    I.llCU     DU     BO.M  H  A  KDE.M  L.N  T 


21^ 


F I  G  U I G 


accompagné  du  général  OConor,  se 
rencontrait  donc  au  col  de  Zenaga  avec 
Famel  marocain;  il  s'avança  jusque  sur 
une  hauteur  dominant  Toasis.  à  une 
distance  d'environ  >oo  mètres.  Dans  le 
ksar  de  Zenaga,  l'agitation  était 
extrême.  Tous  les  habitants  semblaient 
garnir  les  murs  de  l'enceinte,  et  l'on 
voyait  briller  leurs  armes.  Au  retour, 
brusquement,  des  coups  de  feu  écla- 
tèrent, des  deux  côtés  du  cortège.  Nous 
étions  tombés  dans  une  embuscade.  Il 
fallut  que  les  tirailleurs  et  les  légion- 
naires de  l'escorte  se  déployassent  en 
toute  hâte,  pour  soutenir  le  combat. 
Les  assaillants  étaient  si  rapprochés 
par  endroits,  que  de  véritables  corps- 
à-corps  se  produisirent.  Un  légion- 
naire, après  avoir  essuyé  le  feu  d'un 
Marocain,  l'abattit  d'un  coup  de  baïon- 
nette et  offrit  son  fusil  à  M.  Jonnart. 
Celui-ci,  on  le  voit,  avait  couru  un 
péril  certain.  Nous  avions  eu  treize 
blessés. 

Une  semaine  plus  tard,  les  gens  de 
Zenaga  recevaient  ce  qui  leur  était  dû. 

Une  correspondance  privée,  publiée 
assez  longtemps  après  l'événement. 
donne  de  celui-ci  une  idée  plus  exacte 
que  les  premiers  compte  rendus,  offi- 
ciels ou  officieux. 

Le  8  juin,  au  lever  du  jour,  lorsque 
les  colonnes,  qui  comptaient  un  effectif 
de  3.500  hommes,  se  furent  avancées 
sur  les  différents  cols  qui  mènent  de 
Béni  C)unif  dans  les  oasis,  les  Figui- 
guiens  abandonnèrent  hâtivement  leurs 
positions,  pour  se  réfugier  dans  leurs 
murs.  Nous  nous  approchâmes  de 
Zenaga,  à  800  mètres  environ,  n'ayant 
essuyé  qu'une  vingtaine  de  coups  de 
fusil  dont  les  balles  passaient  bien  au 
dessus  de  nos  tètes.  Les  Marocains 
étaient  tous  sur  leurs  murailles  de 
terre  durcie  au  soleil:  on  entendait  les 
femmes  qui  excitaient  les  hommes  pai- 
de  grands  cris,  et  par  des  injures  à 
notre  adresse.  L  infanterie  s'arrêta,  se 
retranchant  deiiièrc  des  obstacles 
naturels  et  «ainissanl  surtout  les  ciéles 


des  cols.  Pendant  ce  temps,  une  batte- 
rie de  nos  nouveaux  canons  de  cam- 
pagne (quatre  pièces  de  7s  millimètres) 
et  une  batterie  de  six  pièces  de  95,  à 
obus  à  mélinite,  entraient  en  ligne.  Le 
général  (3  Conor  avait  envové  un  gou- 
mier  a\  ertir  les  Figuiguiens  d'éloigner 
leurs  femmes  et  leurs  enfants;  l'envoyé 
fut  tué  à  bout  portant. 

11  se  fit  de  notre  côté  un  grand 
silence.  Dans  le  ksar,  les  injures  et  les 
cris  s'exaspéraient... 

Et  brusquement  éclata  une  rafale 
d'obus.  ((  Les  deux  artilleries,  raconte 
le  témoin  oculaire,  se  superposent  :  le 
7>  arrosant  de  balles  en  dessus,  le  05 
faisant  exploser  en  dessous  ses  projec- 
tiles à  mélinite  ».  Lorsque,  au  bout 
d'une  minute,  le  feu  eut  cessé,  et  que 
la  fumée  se  fut  lentement  dispersée,  il 
n'y  avait  plus  personne  sur  les  murs 
de  Zenaga.  Le  ksar  semblait  un  grand 
village  abandonné,  et  il  y  régnait  un 
morne  silence.  Le  bombardement  re- 
prit, poursuivant  son  œuvre  de  des- 
truction, dans  un  chaos  de  poussière, 
de  fumée  noirâtre,  de  murailles  de 
terre  basculant  et  s'effondrant.  Enfin, 
au  bout  de  deux  heures,  l'artillerie  à 
mélinite  se  retira.  Sa  tâche  était  accom- 
plie. 

Ce  fut  à  ce  moment  que  se  déroula 
une  péripétie  singulièrement  émou- 
vante. Trois  cents  Figuiguiens,  dans 
une  exaltation  folle,  se  précipitèrent 
par  une  brèche,  en  cohue,  au  pas  de 
course,  et  vinrent  sur  nos  hommes. 
((  En  une  seconde,  l'artillerie  nouvelle 
envoie  une  terrible  rafale  de  quatre 
coups  :  tourbillon  de  poussière  cl  de 
fumée,  où  l'on  distingue  à  peine  un 
enchevêtrement  d'hommes  qui  tombent 
ou  s'enfuient;  puis,  le  nuage  dissipé, 
plus  rien  ne  remue  )). 

Le  témoin  oculaire  ajoute  : 

Il  me  restera  d.ins  la  méiiKiire  un  spectacle 
unique  et  grandiose.  Notre  artillerie  est  vrai- 
ment stupéliantc  de  précision,  surtout  le  canon 
de  75  millimètres.  Gomme  l'arroseur  des  rues, 
celte    pièce    inonde    la     partie    tlu    champ     de 


FIGUIG 


2T5 


Le    village     INDIGENE    DANS      LAPALMERAIE    DE    FIGUIG 


bataille  qu'elle  a  choisie  pour  cible;  elle  caresse 
les  crêtes  de  ses  coups,  elle  poursuit  sans  cesse 
de  sa  grêle  meurtrière  une  troupe  qui  marche 
ou  qui  court,  car  cette  troupe,  une  fois  englobée 
dans  la  rafale,  ne  peut  plus  en  sortir. 

L'effet  fut  efiicace.  Dès  le  surlende- 
main, les  représentants  des  sept  oasis 
du  Figuig  vinrent  demander  que  nous 
ne  recommencions  pas.  ils  reçurent 
une  réprimande  toute  militaire  du  gé- 
néral O'  Conor  et  acceptèrent  toutes 
les  conditions  qu'on  \'Oulut  :  accès  de 
leurs  villages  interdit  aux  fauteurs  de 
troubles;  la  libellé  cl  !a  sécurité  assu- 
rées aux  Français;  responsabilité  des 
méfaits  et  livraison  des  malfaiteurs; 
interdiction  de  franchir  les  cols  en 
armes  sans  autorisation;  avis  aux  au- 
torités françaises  des  événements  im- 
portants ;  indemnité  de  guei're  de 
ôo.ios  francs;  livraison  d'un  certain 
nombre  d'armes;  remise  de  quatorze 
otages.  .  .  La  soumission  du  Figuig 
était   définitive.  Ne   restait   plus,  poui- 


accomplir  le  programme  du  gou\er- 
neur  général,  que  l'opération  de  police 
autour  du  djebel  Bechar.  Elle  s'effectue 
à  cette  heure. 

Mais  il  est  un  passage  de  lallocu- 
tion  du  général  O'Conor,  qui  mérite 
que  nous  nous  y  arrêtions,  en  termi- 
nant. 

Le  général  déclara  aux  représentants 
des  djemmaa  de  F'iguig: 

Des  gens  mal  intentionnés  vous  ont  dit  que 
la  iM-ance  vous  punissait,  parce  que  beaucoup 
d'entre  vous  s'étaient  déclarés  pour  le  préten- 
tlant  et  contre  le  sultan  .\bdoul-.\ziz.  C'est 
faux;  ils  vous  ont  trompés.  Jamais  la  France 
ne  fait  acte  de  parti  en  intervenant  chez  ses 
\oisins;  de  même  les  djemmaa  de  vos  Ksars 
conservent  toutes  leurs  libertés  et  toute  leur 
autorité. 

Revenait-on  nettement  à  la  politique, 
dont  usa  M.  Laferrière,  d'entente  ex- 
clusive avec  les  chefs  de  tribus  ?  Or, 
dès  le  g  juin,  la  veille  même  du  jour  où 
le   général    O'Conor     prononçait    ces 


■i6 


FIGUIG 


paroles  qui  firent  un  si  beau  bruit,  le 
gouverneur  général  se  rendait  auprès 
de  Mohammed  el  Guebbaz.  le  chef  de 
la  mission  marocaine;  il  remerciait  de 
la  démarche  faite  auprès  de  !ui,  àSaïda 
par  Mohamed,  au  lendemain  de  lat- 
tentat  de  Zenaga,  pour  lui  exprimer 
les  vifs  regrets  du  sultan.  Il  \  avait,  en 
vérité,  quelque  contradiction  entre  la 
visite  du  gouverneur  et  les  paroles  du 
général. 

Il  le  laut  regretter:  car  notre  poli- 
tique à  Figuig  est  aujourd'hui  bien 
nette. 

Elle  nous  est  dictée  par  l'expérience 
des  trente  dernières  années. 

Elle  se  résume  en  peu  de  mots  :  en- 
tente  a\ec  le    sultan,   police  dans  les 


tribus.  En  nous  montrant  l'ami  sincère 
du  gou% ernement  chérifien,  nous  dé- 
jouerons les  intrigues  étrangères  qui 
peuvent  être  tramées  contre  notre  légi- 
time influence  ;  en  nous  montrant  le 
gendaime  vigilant,  toujours  prêt  à  l'ac- 
tion (grâce  à  nos  goums  indigènes), 
nous  lasserons  la  malveillance  des 
tribus  de  la  frontière. 

Par  ces  deux  moyens,  nous  aurons 
augmenté  notre  force,  rendu  possible 
la  jonction  de  nos  postes  du  ((  Terri- 
toire d'Aïn-Sefra  »  et  de  ceux  du 
((  Territoire  des  Oasis  »,  et,  enfin, 
assuré  l'avenir,  dans  la  mesure  où 
l'axenir  peut  être  assuré. 

G.VSTON     ROUVIER. 


i 

■^^^mm        ■  ^     -i  ti 

*          'tV-  5>-^-, 

^^^^^^^K.'                     '  %  ''^^^^^^^^^^&OBi^^^*itiaVHP''^Bz^^^'$^''§^^^H 

RUINES    DU    KSAR     DE    ZENAT.A    AI'RKS    LE    nOMB AU  DEMENT 


UNK    F.XPOSITION     DE    FRUITS     ILLUSTPICS 


LES    FRUITS    DE    LUXE 


Pendant  longtemps  les  arboriculteurs 
les  plus  autorisés  ont  concentré  leurs 
elforts  clans  le  dressement  et  la  taille 
des  arbres  fruitiers,  n  accordant  qu'une 
importance  secondaire  à  la  croissance 
des  fruits  qui  se  formaient  et  grossis- 
saient au  petit  bonheur.  La  nature  était 
la  grande  dispensatrice  et  comme  elle 
tend  a\  ant  tout  à  assurer  la  reproduction 
des  individus,  les  fruits  étaient  tantôt 
abondants,  la  quantité  nuisant  alors  à 
la  qualité,  tantôt  en  nombre  insigni- 
fiant. Dans  les  années  de  surproduction, 
les  fruits  médiocres  d'apparence  et  de 
saveur  s'écoulaient  difficilement,  tandis 
que  dans  celles  de  disette  qui  leur 
succédaient,  la  maigre  récolte  ne  com- 
pensait pas  les  tra\aux  culturaux  que 
les  arbres  e.xigent. 

Devant  les  nécessités,  un  revirement 
se  produisit  et  les  arboriculteurs  s'at- 
tachent maintenant  à  régulariser  la 
production.  Et,  comme  cela  est  aussi 
logique  que  rationnel,  les  fruits  eux- 
mêmes  sont  entourés  de  soins  minu- 
tieux, qui.  jusqu'alors,  étaient  réservés 
aux  arbres  seulement.  C'est  ainsi  que 
l'on  arrive  à  produire  ces  poires,  ces 
pommes,  ces  pèches  merveilleuses, 
comme  on  en  voit  dans  les  sujets  allé- 
goriques des  saisons,  flattant  l'œil 
autant  que  le  palais. 


La  culture  des  fruits  de  choix  lut, 
jusqu'en  ces  dernières  années,  l'apa- 
nage à  peu  près  exclusif  de  la  France; 
ils  ne  figuraient  guèi-e  que  sur  les 
tables  princières  et  sur  celles  des 
grands  restaurants  à  la  mode,  où  l'on 
avait  coutume  de  les  payer  en  saison. 
2  à  3  francs  la  pièce  et  parfois  plus.  Si 
cela  demeure  encore,  de  récentes 
innovations  ont  permis  d'en  élargir 
les  bases,  suivant  en  cela  les  demandes 
et  les  besoins.  Le  goût  du  public  s'affi- 
nant,  la  masse  des  consommateurs  sut 
iaire  la  différence  entre  les  beaux  et 
bons  fruits  et  les  fruits  médiocres. 

Les  cultures  fruitières  françaises 
axaient  donc  encore  le  monopole  de  la 
pioduction  des  beaux  et  bons  fruits. 
C'est  sur  nos  marchés  et  chez  nos  pro- 
ducteurs, que  les  principaux  marchands 
del'Europes'approvisionnent,  la  France 
étant  ainsi  le  verger  de  l'Europe. 

En  effet,  celles-ci  ne  datent  pas  d'au- 
jourd'hui :  Girardot,  qui  fut  l'initiateui' 
de  la  culture  spéculative  du  Pêcher  à 
.Montieuil-sous-bois,  \eis  lôgSi  possé- 
dait un  fief  de  trois  hectares,  entouré 
de  murs,  a\ec  d'autres  murs  intérieurs, 
lui  rapportant,  dit-on,  trente-six  mille 
livres  bon  an  mal  an.  Il  est  vrai  que  la 
plupart  de  ces  pêches  se  vendaient  un 
écu  pièce. 


2l8 


LES     FRUITS     DE    LUXE 


La  culture  du  Pécher  a  d  ailleurs  tait 
la  fortune  de  cette  localité  comme  l'ex- 
ploitation du  raisin  de  table  a  assuré  la 
prospérité  de  Thomery.  Il  est  vrai  que 
ces  deux  territoires  sont  admirablement 
dotés  quant  à  la  qualité  du  sol  et  fort 
bien  situés  au  point  de  vue  de  lorien- 
tation.  Sur  trois  cents  hectares  de  cul- 
ture fruitière  à  Montreuil,  comprenant 
en  même  temps  des  plantations  de 
pommiers  en  espaliers  et  en  cordons, 
sont  édifiés  600.000  métrés  de  murs 
d'espaliers  réservés  aux  Pêcher.  Un 
hectare  donne,  à  raison  de  20  à  2s 
pêches  par  mètre  courant,  en  moyenne 
de  quarante  mille  de  ces  fruits  annuel- 
lement et  un  rendement  de  3.^00  fr. 
par  hectare,  rien  qu  en  pèches.  La  tota- 
lité de  la  vente  de  ces  fruits  se  chiffre 
par  douze  milliers  de  francs  chaque 
année. 

A  la  culture  des  Pêchers,  àMontreuil. 
est  venue  sa-djoindrecelledes  Pommiers 
et,  sur  une  base  moins  large,  celle  des 
Poiriers,  toujours  pour  la  production 
des  fruits  de  luxe.  Les  bandes  de  ter- 
rain,entre  les  murs  de  refend,  qui  étaient 
occupées  par  des  Rosiers  et  des  cultures 
secondaires  sont  maintenant  complan- 
tées  de  Pommiers  dressés  en  cordons 
horizontaux  et  en  contre-espaliers.  Ils 
ont  ainsi  presque  doublé  le  rendement 
des  clos.  Les  pommes  de  Calville  si 
délicates  profitent  delà  chaleur  concen- 
trée entre  ces  murs  et  de  l'abri  acces- 
soire de  l'espalier  ;  grâce  aux  soins 
complémentaires,  elles  deviennent  mer- 
veilleuses, transparentes  et  acquièrent 
ainsi  une  \  aleur  élevée.  Ces  cultures 
sont  surtout  étendues  sur  les  ten-itoires 
des  localités  a\oisinantes  et  surtout  à 
Bagnolet.  Fontenay-sous-bois,  Rosny, 
Homain\  ille  et  au  delà. 

En  présence  des  résultats  obtenus, 
la  population  rurale  s'est  adonnée  à  la 
culture  fruitière  et  chacun  trace,  dans 
son  champ,  ces  lignes  de  blanches 
murailles  qui  intiigucnt  quelque  peu 
les  prnfaneset  dont  1  ;ibri  est  nécessaire, 
autant   pour   garantir    lc>    aibres    des 


intempéries,  des  vents  froids,  que  pour 
concentrer  la  chaleur. 

Comme  il  fallait  distinguer  les  fruits 
de  luxe  qui  sont  ^  endus  à  la  pièce,  a\  ec 
ceux  également  bons,  parfois  beaux 
qu  on  ne  place  qu  au  poids,  la  produc- 
tion des  fruits  fins  de  table  a  subi  la  loi 
del'mdustrie  moderne:  elle  s'est  spécia- 
lisée. Dans  telles  contrées,  en  raison 
des  ressources  naturelles,  lesexploitants 
ont  avantage  à  s'adonner  à  telle  culture 
qui  sera  rémunératrice,  tandis  qu'il 
serait  imprudent  de  tenter  simultané- 
ment des  cultures  exigeant  des  soins 
différents  et  des  aptitudes  diverses  par 
trop  étendues.  C'est  une  \'érité  que  les 
arboriculteurs  des  environs  de  Paris 
ont  bien  comprise,  et  c'est  ainsi  qu'ils 
ont  pu  acquérir  l'expérience,  l'habileté 
et  la  renommée  que  l'on  détrônera 
difficilement. 

C'est  ainsi  qu  au  Nord  de  Paris,  dans 
la  \allée  à  Montmorency,  à  Groslay, 
Saint-Brice,  Montmagny,  puis  à  l'Ouest 
à  Clamart,  mûrissent  les  pommes  et 
les  poires  d'été  et  d'automne.  Les 
pommes  Reinette  de  Canada.  Calville 
blanc.  Api,  Grand  Alexandre  occupent 
non  seulement  les  vergers  de  Montreuil 
et  des  environs,  mais  les  jardins  de 
Chambourcy,  de  Groslay.  La  Nor- 
mandie ne  produit  pas  que  des  pommes 
à  cidre  et  de  vente  courante;  l'industrie 
des  fruits  de  choix  semble  y  avoir 
quelque  avenir.  Déjà  de  grandes  sur- 
facesdemurs  sont  couvertes  d'espalieis 
de  Poiriers  Passe-Crassane,  Doyenné 
d'hiver  et  Beurré  d'Aremberg.  Des 
\  allées  de  la  Limagne,  de  la  \'eyre  et 
de  quelques  cours  privilégiés  de  la 
basse  .\u\  ergne  nous  parviennent  déjà 
de  belles  pommes  Reinette  de  C^anada 
qui  pourraient  de\enir  des  fruits  de 
luxe  si  les  cultix  ateui-s  régularisaient 
leur  production  et  entouraient  les  arbres 
et  leurs  fruits  de  soins  appropriés.  Les 
pêches  des  \eigers  d'b>cull\  près  de 
Lyon  peu\ent,jusqu  à  un  certain  point, 
lutter  avec  celles  de  Monticuil.  11  n'est 
pas    jusqu  à    un    \illagc    de  la    .Niè\re, 


LES     FRUITS     DE     LUXE 


Corbignv,  qui  envoie  cliaque  année  a 
Paris,  à  l'exposition  des  fruits,  des 
Poires  Passe-Crassane  et  Doyenné 
d'hi\er  qui  sont  des  modèles  et  qui 
trouvent  difficilement    leurs  pareilles. 

Car  si  la  pioduction  de  bons 
fruits  se  fait  avec  un 
ég-al  succès  dans  mam- 
tes  régions  françaises, 
celle  de  haut  luxe  est 
principalement  loca- 
lisée aux  en\irons  de 
Paris  et  reste  l'apa- 
nage des  culti\ateurs 
favorisés  sous  le  rap- 
port de  la  demande  et 
dont  l'expérience  est 
consommée.  On  com- 
prend qu'un  genre  de 
culture  si  subtil  et  si 
aimable  dans  ses  appli- 
cations, si  intéressant 
dans  ses  résultats  ne 
reste  pas  confiné  entre 
les  mains  des  seuls 
professionnels.  C'est 
ainsi  qu  aujourd'hui 
des  amateurs,  proprié- 
taires fonciers,  se  li- 
\  rent  avec  un  égal  suc- 
cès à  l'arboriculture 
fruitière  de  luxe.  Ils  y 
consacrent  l'apport  de 
leurs  capitaux,  car 
ceux-ci  sont  néces- 
saires: mais  aussi,  et 
en  profitant  de  lexpé- 
rience  acquise,  d'apti- 
tudes que  n'ont  pas  les 
cultivateurs  de  vieille  souche,  et  géné- 
ralement, une  plus  grande  largesse  de 
vue. 

Les  méthodes  de  culture  commer- 
ciale des  fruits  de  luxe,  variées  et  nom- 
breuses dans  leur  ensemble,  se  résu- 
ment dans  l'entretien  parfait  de  l'arbre 
et  du  fruit.  I^es  facteurs  du  développe- 
ment extraordinaire  de  ces  fruits  sont  : 
la  vigueur  du  sujet  qui  les  porte;  leur 
nombre;    leur   exposition    et   leur    ali- 


mentation; labondance  des  aliments 
et  des  liquides  nutritifs  ;  la  protection 
contre  le  hàle,  les  grands  vents,  les 
ravons  solaires,  l'aridité  et  la  séche- 
resse de  l'air  qui  activent  ré\  aporation 
et  durcissent  les  tissus,  lesquels  n'étant 


LA     VKRIf'lC.ATION     DES    KKUIIS 

plus  suffisamment  souples  compriment 
et  durcissent  les  fruits;  les  arrose- 
ments  du  sol,  les  binages;  la  protec- 
tion des  fruits  contre  les  insectes,  les 
maladies  cryptogamiques;  la  grêle. 
Les  bassinages  de  la  ramure,  du  feuil- 
lage et  des  fruits  et  l'ensachage  jouent 
à  ce  sujet  un  rôle  prépondérant. 

Les  plantations  doivent  donc  être 
dirigées  dans  ce  but.  et  dii'igées  mé- 
thodiquement. 


LES     FRUITS     DE     LUXE 


Il  con\ient  d'abord  de  s'attacher  aux 
travaux  préparatoires,  qui  doivent  pré- 
céder toute  plantation,  c'est-à-dire  la 
construction  des  murs .  l'installation 
sur  ceux-ci  de  réseaux  de  fils  de  fer 
pour  attacher  les  arbres,  des  auvents 
et  des  toiles  abris  mobiles,  puis  d'amé- 
nager les  treillages  qui  soutiendront 
les  contre-espaliers  et  les  cordons.  11 
n'est  pas  de  production  parfaite  de 
fruits  de  luxe  possible  sous  le  climat  de 
Paris,  sans  système  d'abris  suffisam- 
ment perfectionnés ,  permettant  de 
parer  à  toutes  les  éventualités. 

La  préparation  du  sol.  par  des  apports 
de  nouvelles  terres,  si  cela  est  néces- 
saire, par  de  copieuses  additions  d'en- 
grais que  complète  un  défoncement 
profond,  doit  être  effectuée  avec  toute 
l'attention  \  oulue,  car  elle  est  la  dis- 
pensatrice d'une  bonne  et  normale 
végétation. 

11  faut  que  les  arbres  acquièrent  une 
vigueur  convenable,  car  les  sujets 
affaiblis  ne  sauraient,  en  effet,  donner 
les  mêmes  résultats. 

La  nécessité  de  ne  livrer  au  com- 
merce que  des  fruits  de  premier  mérite 
sous  le  double  rapport  de  la  qualité  et 
de  la  beauté,  cette  dernière  primant 
encore,  a  obligé  les  arboriculteurs  à 
faire  une  sélection  sévère  parmi  les 
milliers  de  variétés  connues.  C'est 
d'ailleurs  là  un  procédé  rationnel  que 
de  se  tenir  aux  seules  variétés  deman- 
dées et  de  combattre  les  tendances  vers 
les  collections  de  fruits.  Cette  liste  est 
courte  et  ne  s'étend  guère  en  dehors 
des  variétés  suivantes  :  Pour  les  poires 
Doyenné  du  Comice,  Beurré  d'Arem- 
berg,  ces  deux  fruits  atteignent  le  prix 
depuis  o  fr.  60  à  i  franc  pièce;  Doyenné 
d'hiver,  Passc-Crassane,  qui  doit  être 
cuivrée  et  bronzée  pour  a\oir  du  prix, 
lesquelles  se  vendent  de  o  fr.  7s  à 
2  francs  pièce;  et,  comme  fruit  d'ap- 
parat la  Belle  Angevine.  Pour  les 
pommes  :  le  Calville  blanc,  les  Rei- 
nettes blanches  et  grises  de  (>anada, 
atteignent  toutes  deux  ju>qu  à  1  fr.  ^d 


pièce,  puis  les  Api  rose  et  rouge  et, 
comme  fruit  d'apparat ,  le  Grand 
Alexandre,  et  Sans  Pareille  de  Péas- 
gord. 

Il  ne  s'agit  là  que  de  variétés  d'au- 
tomne et  d'hiver,  car  la  production  des 
\éritables  fruits  de  luxe  n'englobe  pas 
les  variétés  d'été,  plus  faciles  à  obtenir, 
et  dune  valeur  moindre.  Cette  liste 
comprend  des  variétés  d'apparat  des- 
tinées surtout  à  l'ornementation  de  la 
table  et  à  ceux  qui  se  contentent  de 
manger  les  fruits  avec  les  yeux. 

La  liste  s'allonge  quelque  peu  pour 
les  pêches  :  Précoce  de  Hâle.  Galande, 
Alexis  Lepère.  Belle  Impériale.  Grosse 
-Mignonne .  Teton  de  \'énus ,  Pêche 
Opois  et  Salway.  qui  mûrit  à  la  fin 
d'octobre. 

Cette  sélection  aussi  serrée  s  explique 
en  ce  sens,  que  ces  variétés  se  prêtent 
tout  particulièrement  à  cette  culture, 
qui  doit  atteindre  la  perfection. 

Et  puis,  les  négociants  et  les  consom- 
mateurs accepteraient  difficilement  des 
fruits  qui  ne  seraient  pas  connus,  qui 
n  auraient  qu  une  valeur  commerciale 
relative,  fussent-ils  les  plus  beaux  et 
les  meilleurs. 

C'estautant  au  terrain,  à  l'exposition. 
auxsoins  particuliers  et  incessants  dont 
les  arbres  et  leurs  fruits  sont  l'objet, 
que  ces  variétés  d  élite  doivent  leur 
beauté  tentante  et  leurs  qualités  excep- 
tionnelles. Il  faut  également  se  soucier 
de  la  forme  à  donner  aux  arbres  et  de 
la  distribution  des  plantations. 

-Mais  nous  ^oulons  principalement 
attirer  l'attention  sur  les  soinsspéciaux 
léservés  aux  fruits.  Ceu.x-ci  débutent 
par  la  sélection  rigoureuse  de  ceux  à 
conserver  sur  l'arbre,  opération  qui  a 
reçu  le  nom  d  éclaircie. 

Enlever  des  fruits  peut  être  considéré 
comme  un  acte  de  vandalisme  et  bien 
peu  de  personnes  se  résignent  à  le  faire. 
Et  pourtant,  c'est  la  première  des  opé- 
rationsimportantes,  concernant  le  fruit 
lui-même,  indispensable  pour  obtenii" 
des   spécimens   de   belles  dimensions. 


LES     FRUITS     DE     LUXE 


D'ailleurs. cettefaçon  d'opérer  en  r 
larisant  la  production  évite  de  fati 
les  arbres,  tout  en  donnant  à  peu 
le  même  rendement  en  poids 

L'élimination  de  cet  excû 
dent  de  fruits  est  pratiquée- 
en  deux  fois.  En  premier 
heu  peu  de   temps  apré"" 
la  défloraison.  On  sup- 
primera ceux  qui  sont 
en  trop  grand  nom- 
bre   et     surtout 
ceux     qui     sont 
((  calbassés  » 
c'est-à-dire 
piqués 

parunin-  .  '• 

sec- 
te, 
qui  ':^'^ 


égu-  On   effectue   la    sélection    définitive 

guer      en  juin,  lorsqu'ils  ont  atteint  le  volume 
près       d'une  très  grosse  noisette,  car  dès  ce 
moment  on  n'a  plus  à   craindre 
autant  la   chute  prématurée  de 
^eux   conservés.    On   choisit 
es   plus   sains,  à   raison  de 
trois  ou  quatre  par  mètre 
de  longueur  de  branches 
charpentières;  c'est  ainsi 
que  des  sujets  constitués 
par     quatre      branches, 
hauts   de   deux  mètres 
cinquante,  ne  doi\ent 
porter  que  trente  à 
quarante  fruits. 
Cette     opération 
doit  être  faite  gra- 
•-'rellement,     car 
r  excès 
de  sève 


CriRIiKILLE     DE 


IKLMrS     l>E    LUXE    OIKKRTt;    A     l' I MPKU  AI  RICE    DE    RUSSIE 


semble  favoriser  le  grossissement  ra- 
pide, leur  face  prenant  alors  de  bril- 
lantes couleurs:  mais  qui,  en  réalité, 
sunt  pour  eux  le  chant  du  cygne. 


qui  résulterait  d'une  éclaircie  de  fiuits 
trop  radicale  peut  provoquer  la  chute 
de  quelques-uns  de  ceux  conservés. 
.\tin  d'obtenir  une  récolte  convenable, 


LES     FRUITS     DE    LUXE 


les  cultivateurs  conservent  un  seul  fruit 
par  couronne  pour  les  poiriers  et  les 
pommiers,  lorsque  la  fructification  est 
assez  régulière.  S'il  en  est  autrement 
on  en  réserve  deux  au  lieu  d'un  si 
Tarbre  est  de  vigueur  moyenne,  jusqu'à 
trois  s'il  est  très  vigoureux,  et  toujours 
les  mieux  placés  et  les  plus  beaux. 

C'est  alors  que  l'on  procède  à  une 
opération  d'une  haute  portée  au  point 
de  vue  cultural  puisque,  seule,  elle  per- 
met, tout  en  favorisant  leur  développe- 
ment, d'obtenir  ces  fruits  remarquables 
par  leurs  coloris  frais  et  tendres  par  la 
finesse  de  la  chair  et  le  velouté  de 
l'épiderme.  tout  en  les  préservant  des 
attaques  de  la  pyrale,  qui  les  rend 
véreux,  de  la  taveîine  qui  les  rend  im- 
mangeables et  de  maints  accidents 
atmosphériques. 

Cette  opération,  c'est  lensachement 
des  fruits.  Cela  expliquera  à  beaucoup 
de  personnes  fort  intriguées,  pourquoi 
les  fruits    sont    enveloppés  de   papier 
blanc  au  point  que  les  arbres  parais- 
sent avoir  mis  des  papillottes.  11  n'y  a 
dans   les  fruits  ensachés  qu'une  pro- 
portion de  deux    pour   cent   de  fruits 
véreux  alors    qu'elle   atteint   les   deux 
tiers  pour  les  fruits  non  protégés.  Ce 
sont  les   femmes    qui   procèdent    à   la 
mise  en  sacs,  dont  l'efficacité  est  telle- 
ment reconnue  que  maints  arboricul- 
teurs en  font  poser  annuellement  plus 
de  cinquante  mille.   Cette  opération  ne 
concerne   d'ailleurs   que  les  poires    et 
les  pommes,  les  pêches  étant  préser- 
vées  par    l'écran    de    leur    vigoureux 
feuillage. 

Ainsi  privé  de  lumière,  l'épiderme 
reste  très  tendre  et  de  teinte  fraîche  et 
délicate.  Ajoutons  que  jusqu'à  leur 
mise  en  sacs  les  fruits  sont,  dans  main- 
tes cultures,  protégés  des  intempéries 
par  des  abris  de  toiles.  Les  fines  pul- 
vérisations d'eau  fraîche  remplacent 
le  soir,  lors  des  fortes  chaleurs,  la  rosée 
qui  fait  défaut;  et  elles  favorisent  éga- 
lement le  grossissement  des  Iriiits  qui 
ne  sont  pas  ensachés. 


Si  cet  abri  contre  la  lumière  aug- 
mente les  dimensions  des  fruits  et  af- 
fermit la  chair  et  l'épiderme,  il  cesse 
d'être  utile  aux  approches  de  la  matu- 
rité. Ils  resteraient  anémiés  si  on  ne 
les  exposait  aux  radiations  solaires 
qui  les  colorent  si  délicieusement,  enlu- 
minent leur  face  de  carmin,  bronzent 
les  Passe-Crassane,  d'une  façon  d'au- 
tant plus  intense  qu'ils  sont  plus  sen- 
sibles à  l'action  de  la  lumière. 

On  doit  procéder  graduellement, 
aussi  bien  à  l'enlèvement  des  sacs  que 
l'on  déchire  par  parties,  comme  à  l'ef- 
feuillage et  seulement  une  quinzaine 
de  jours  avant  la  maturité  ou  la  cueil- 
lette. On  commence  cette  opération  en 
profitant  d'un  temps  brumeux,  qui  mé- 
nage la  transition.  Un  brusque  passage 
de  la  presque  obscurité  à  l'air  et  à  la 
lumière  ^■ive  pourrait  occasionner  des 
coups  de  soleil  qui  détérioreraient  irré- 
médiablement les  fruits. 

La  valeur  commerciale  de  ces  fruits 
est  encore  augmentée  en  les  estampil- 
lant ou  en  les  décorant  de  figurines,  de 
monogrammes,  d'armoiries,  de  por- 
traits, d'autres  dessins  et  de  compo 
sitions  les  plus  variées,  jusqu'à  des 
photographies  véritables,  rendues  avec 
une  telle  exactitude  que  les  photogra- 
phes professionnels  ne  les  désa^•oue- 
raient  pas.  Cette  préparation  est  faite 
très  souvent  sur  commande  lorsqu'il 
s'agit  de  servir  ces  superbes  fruits  dans 
des  dîners  de  gala  ou  dans  de  grands 
banquets.  Les  personnes  non  initiées 
se  demandent  quel  est  l'ingénieux  pro- 
cédé mis  en  œuvre,  car  il  ne  saurait 
être  question  de  peintures.  Ces  illus- 
trations d'un  nou\eau  genre  emprun- 
tent le  principe  de  leur  procédé  d'exé- 
cution à  la  technique  de  la  photogi-a- 
phie. 

Avant  de  faire  agir  la  lumièi-e  so- 
laire pour  la  coloiation  des  fruits,  on 
pose  sur  la  face  éclairée,  soit  une  sorte 
de  cache  pour  les  simples  images,  soit 
une  pellicule  négatixe.  Dans  les  deux 
cas  cette  opération  constitue  une  \éri- 


LES     FRUITS     DE     LUXE 


_>23 


table  manipulation  photographique  par 
contact  direct  :  l'épiderme  joue  le  rôle 
de  papier  sensible,  le  cache,  ou  la  pel- 
licule, de  cliché  négatif.  Il  faut  dedouze 


de  petites  suspensions,  ou  des  tablettes 
fixées  sur  un  petit  pied,  les  supportent 
à  hauteur  convenable  et  suppriment 
ainsi  l'action  de   leur  poids.    Ou   bien 


ALLEK    liORUEE    Uli    CUNTRli-PALI  LUS    ET     DE    CORHONS    Ul:.    PU.M.MIEKS 


à  vingt-cmq  jours  pour  que  la  pose 
soit  suffisante  et  1  imprcssionnement 
parfait.  Les  fruits  ainsi  illustrés  voient 
leur  prix  augmenter  de  trente  à  cin- 
quante centimes  selon  le  genre  ou  la 
perfection  de  l'image. 

On  conçoit  que  les  multiples  opéra- 
tions qui  se  succèdent,  depuis  les  fu- 
mures et  les  travaux  du  sol,  la  sélec- 
tion, puis  l'ensachage  des  pommes  et 
des  poires,  en  accroissant  le  volume,  en 
augmentent  également  le  poids  dans  des 
proportions  parfois  considérables.  Or, 
les  pédoncules  grêles  qui  les  portent 
de\  iennent  trop  faibles  pour  ces  mas- 
todontes. Il  n'est  pas  rare  que  cer- 
taines poires  comme  les  Doyenné 
d'hiver  et  les  Passe-Crassane  ainsi 
traitées  ai  rivent  à  peser  plus  d'un 
kilogramme.  Dans  ces  conditions 
leur  chute  est  à  redouter  avant  la  ma- 
turité. Pour  parer  à  cette    é\entualité. 


encore  ils  sont  soutenus  à  laide  d'at- 
taches spéciales  fixées  à  leur  pédon- 
cule et  reliées  aux  branches  robustes  ou 
au  grillage. 

Il  s'ajoute  cette  considération,  que 
les  gros  fruits,  en  pesant  sur  leur 
pédoncule,  l'allongent  forcément  en 
rétrécissant  et  en  contractant  les 
vaisseaux  conducteurs  des  liquides 
nutritifs  qui,  circulant  en  plus  faible 
quantité,  peuvent  en  arrêter  ou  en 
restreindre  le  développement.  Ce  très 
ingénieux  procédé  les  faisant  reposer, 
sur  un  support,  supprime  du  coup  cet 
incon\énient  et,  les  vaisseaux  restant 
gonflés,  les  fruits  ainsi  traités  ac- 
quièrent un  \olume  plus  considérable 
encore  ! 

La  lutte  courtoise,  engagée  entre  les 
principaux  producteurs  de  fruits  de 
luxe,  amène  ceux-ci  à  rechercher  quan- 
tité de  moyens  qui  les  aident,  (^csl  ainsi 


224 


LES     FRUITS     DE     LUXE 


que  quelques-uns  greffent  sur  le  pé- 
doncule des  poires  l'extrémité  des 
bourgeons  vigoureux,  pour  que  le 
supplément  de  sève  dont  il  profitera 
les  force  à  dépasser  en  grosseur  et  en 
poids  les  limites  qui  semblent  être 
assignées. 

Et  voilà  comment  on  peut  présenter, 
comme  ce  fut  le  cas  à  l'exposition  hor- 
ticole d'automne  de  Paris  en  1901 ,  une 
poire  Doyenné  d'hiver  pesant  1460 
grammes,  une  Passe-Crassane  du 
poids  de  1200  grammes  et  une  pomme 
Calville  de  660  grammes. 

Ces  soins  minutieux  se  succèdent 
pendant  la  récolte.  11  faut  saisir  le  bon 
moment  pour  effectuer  la  cueillette  des 
fruits  d'automne  et  d'hiver  principale- 
ment :  cueillis  trop  tôt  ces  beaux  fruits 
de  luxe  se  rident,  trop  tard  ils  perdent 
leurs  qualités.  L'œil  exercé  des  profes- 
sionnelsperçoit  les  signes  qui  indiquent 
que  les  fruits  sont  appelés  à  être  cueil- 
lis, lis  procèdent  alors  à  ce  travail  en 
commençant  parlesplusavancés.  Aufur 
et  à  mesure  de  la  récolte,  les  fruits  sont 
triés  selon  leur  grosseur,  certains  re- 
çoivent une  préparation  spéciale  et 
savante,  telles  les  pêches  dont  les  tons 


sont  encore  rehauss.s  pai'  un  brossage 
savant. 

C  est  alors  que  les  fruits  d  hiver  sont 
portés  dans  des  locaux  de  conservation. 
Les  fruitiers  sont  agencés  avec  tout  le 
confort  et  la  perfection  voulue,  car 
il  s'agit  de  conserver  certaines  variétés 
jusqu'en  avril,  mai,  époque  à  laquelle 
elles  triplent  parfois   de  valeur. 

Les  grands  marchands  retardent 
encore  la  maturité  normale,  par  l'em- 
ploi rationnel  du  froid  artificiel;  certains 
fruits  s'y  prêtent  très  bien,  notamment 
les  pommes  Grand  Alexandre,  lés 
poires  Doyenné  du  Comice  et  Beurré 
d  Aremberg. 

Ces  fruits  de  prix  vont  alors  aux 
favorisés  de  la  fortune  qui  ignorent 
de  quelle  sollicitude  ils  ont  été  en- 
tourés depuis  l'évolution  de  la  fleur. 
Quelle  satisfaction  on  éprouve  à  dé- 
guster quelques-unes  de  ces  pommes 
et  poires  si  tentantes  et  si  savoureuses! 
Plaisirs  des  sens  auxquels  participent 
le  goût,  l'odorat  et  la  vue;  plaisir  de 
l'esprit  qui  a  su  vaincre  la  nature  en  se 
donnant  la  satisfaction  de  jouir  des 
dons  de  fructidor,  quand  sont  venus  les 
jours  sombres   de  frimaire  et    lorsque 


i.K  c/AU   i;t    i,a  c/akim:,    iMnnocJKAPiiiKS  SUK    poMMi  s 


LES     FRUITS     DE     LUXE 


IMPRESSIONS  piioto(.;raphiques  sur  lepiderme  des  pommes 


nivôse  a  couvert  le  sol   de   son   blanc 
manteau. 

Telle  est.  dans  son  ensemble  et  dans 
ses  applications,  cette  culture  fruitière 
modernisée,  avec  ses  procédés  ignorés 
du  grand  public  et  de  maints  profes- 
sionnels :  ses  artifices,  pour  augmenter 
la  grosseur,  la  beauté,  le  coloris,  la 
saveur  et  la  finesse  de  ces  fruits,  que 
ne  reconnaîtraient  plus  nos  arrière- 
grands-pères  et  qui  leur  attirent  les 
regards  d'admiration,  de  convoitise 
des  plus   fins  gourmets. 


Si  les  cultures  fruitières  de  pêches  à 
Montreuil,  dont  la  renommée  est  pres- 
que universelle  et  dont  les  fruits  admi- 
rables sont  exportés  malgré  leur  fra- 
gilité apparente,  dans  toute  l'Europe, 
pour  être  seixis  sur  les  tables  des 
souverains,   ne  sont    guère   menacées. 

Wlll.  —  is. 


il  n'en  est  pas  de  même  des  autres 
fruits.  Ceux-ci,  malgré  leur  beauté,  ont 
déjà  à  lutter  contre  une  lourde  concur- 
rence sur  les  marchés  européens  et 
l'on  peut  craindre  les  effets  de  l'expor- 
tation des  produits  étrangers  dans  les 
principaux  centres  de  notre  pays. 

La  production  fruitière  de  luxe,  cons- 
tituant une  des  branches  delà  richesse 
rurale  de  quelques  centres  et  ne  pou- 
vant momentanément  répondre  aux 
demandes  progressives,  le  sujet  vaut 
la  peine  d'être  examiné. 

Confiants  dans  leur  renommée,  les 
cultivateurs  français,  dont  les  aptitudes 
sont  véritablement  spéciales  et  leur 
supériorité  réelle,  ne  se  sont  pas  préoc- 
cupés de  ce  qui  se  faisait  à  l'étranger. 
11  ne  se  sont  pas  non  plus  rendu  compte 
pourquoi  les  exportations  allaient  sans 
cesse  en  diminuant  dans  les  princi- 
pales \  illcs  de  l'Europe  orientale.  Ce 
fut  poui  cu\   une   révélation  (.juand  ils 


2. '6 


LES     FRUITS     DE     I.UXE 


virent,  lors  de  l'exposition  internatio- 
nale fruitière  de  Saint-Pétersbourg,  en 
1894,  les  fruits  fins  du  Tyrol  méridio- 
nal se  partager  avec  les  leurs  les 
fa\eurs  du  grand  public.  Ils  compri- 
rent alors  qu'une  concurrence  redou- 
table se  développait  contre  eux  au  delà 
de  nos  frontières. 

Les  succès  obtenus  au  Tyrol  de- 
vaient inciter  des  imitateurs  à  ces 
nouvelles  cultures  fruitières;  c'est  ainsi 
qu'en  Crimée,  en  Syrie,  en  Hongrie, 
en  Angleterre,  en  Belgique,  en  Hol- 
lande, dans  l'Allemagne  du  sud.  des 
exploitations  furent  créées. 

Qu'on  ajoute  à  cela  des  milliers 
d'hectares  de  vergers  en  pleine  pro- 
duction au  Canada,  au  Cap.  aux  Etats- 
Unis.  l'Australie,  la  Tasmanie,  on  voit 
combien  la  production  fruitière  natio- 
nale est  menacée.  Grâce  aux  chambres 
froides  installées  à  bord  des  navires, 
les  fruits  de  ces  pays  arri\  ent  déjà  sur 
nos  marchés. 

Cependant,  la  situation  est  loin  d'être 
désespérée  pour  la  culture  fruitière 
française,  dont  les  productions  garde- 
ront longtemps  encore  la  suprématie, 
mais  c'est  une  raison  de  plus  pour 
les  perfectionner  encore  et  s'attacher 
presque  exclusivement  aux  fruits  de 
choix  qui  n'ont  pas  à  craindre  la 
mévente. 

Par  ses  diverses  situations,  le  sol 
français  offre  aux  cultivateurs  d'iné- 
puisables ressources,  à  condition  qu'ils 
abandonnent  les  procédés  empiriques 
de  leurs  aînés,  et  s'engagent  sur  la  voie 
que  leur  tracent  les  professeurs  et 
maints  arboriculteurs  distingués,  gens 
d'initiative.  Si  le  culti\ateur  français 
est  un  peu  routinier,  il  est  intelligent,  et 
on  ne  peut  lui  dénier  les  sérieuses  qua- 
lités de  tra\ail  et  d'économie  qui  sont 
d'un  grand  poids. 

En  F'rance,  la  production  des  fruits 
fins  de  luxe  est  localisée  aux  environs 
de  Paris  et  sur  une  plus  petite  échelle 
autour  de  quelques  villes  importantes 
où  les  terrains  sont  chers  et  les  précau- 


tions que  nécessite  le  climat  très 
coûteuses. 

Ces  frais  ne  sont  aucunement  néces- 
saires dans  le  Tyrol  méridional  puisque 
la  moyenne  de  la  température  est  plus 
élevée;  les  arbres  y  sont  plantés  en 
plein  champ  et  soumis  à  des  formes 
très  simples,  peut-être  même  insuffi- 
samment ordonnées.  Il  y  a  donc  une 
grande  économie  de  main-d  œuvre, 
laquelle  se  paie  d'ailleurs  moitié  moins 
cher  qu  aux  environs  de  Paris.  Dans 
ces  conditions,  la  concurrence  ne  peut 
être  soutenue  que  dans  les  très  beaux 
fruits  de  luxe  d'espalier,  dont  ceux  du 
Tyrol  n'égalent  encore  ni  la  finesse  ni 
la  perfection.  .Mais  en  ce  qui  concerne 
les  fruits  de  choix,  celle-ci  devient 
écrasante. 

Il  y  a  donc  intérêt  à  ce  que  les  nou- 
\  elles  cultures  soient  établies  dans  des 
milieux  aussi  favorables,  quant  à  la 
qualité  du  sol.  de  la  douceur  du  climat, 
qu  au  point  de  vue  économique.  C  est 
ainsi  que  l'on  pourrait  réduire  les  frais 
de  production  et  assurer  ainsi  des  con- 
ditions de  succès  pour  l'ax  enir. 

Les  vallées  de  la  basse  Auvergne  et 
notamment  la  fertile  Limagne  offrent 
à  ce  point  de  vue  plus  d'un  point 
d'analogie  avec  les  parties  les  mieux 
exposées  du  Tyrol.  Les  cultures  frui- 
tières n'y  sont  pas  à  créer,  car  elles 
s'étendent  déjà  depuis  longtemps  sur 
une  très  grande  surface,  au  point  qu'on 
évalue  à  10  000  hectares  la  superficie 
complantée  en  Pommiers  Reinettes  de 
Canada. 

Toutefois,  ces  plantations,  qui  pour- 
raient assurer  la  prospérité  de  cette 
région,  n'y  sont  point  faites  et  conduites 
avec  méthode  et  rationnellement.  Les 
arbres,  plantés  un  peu  au  hasard,  dans 
beaucoup  de  cas,  mal  équilibrés  et  ja- 
mais taillés,  ne  sauraient  être  consi- 
dérés comme  modèles;  les  traitements 
contre  les  maladies  et  les  insectes  sem- 
blent inconnus.  11  en  est  de  même  des 
autresopéralions  et  jusqu'à  la  cueillette 
et  1  emballa«:e  des  fruits. 


LES     FRUITS     DE     LIXE 


D'autres  régions  offrent  également 
les  mêmes  avantages  ;  les  cultures 
fruitières  de  Bretagne  pourraient  être 
améliorées  notamment.  D'autres  pour- 
ront être  créées  dans  les  Basses-Pyré- 
nées. 

Il  y  a  là  un  intérêt  national  en  même 
ternps  qu'un  moyen  de  mettre  en  va- 
leur des  terrains  qui  n'en  ont  guère 
autrement. 

Est-ce  dire  que  les  merveilleuses 
cultures  fruitières  modèles  des  envi- 
rons de  Paris  doivent  disparaître  > 
Certes  non,  leur  objet  est  de  produire 
ces  fruits  admirables  dont  nous  avons 
parlé  et  qu'il  est  difficile  d'amener  à 
cette  perfection  dans  une  exploitation 
très  (îtendue,  en  raison  des  soins  minu- 
tieux qu'ils  comportent. 

Ainsi,  la  France  qui,  malgré  l'éten- 
due des  territoires  propres  à  la  culture 
fruitière,    reçoit    encore    annuellement 
du  dehors   près   de  deux   millions  de 
fruits  de  table    (pommes    et    poires), 
pourrait    suffire    à   sa    consom- 
mation.     Les      producteurs, 
tout  en  dirigeant  encore 
leurs    fruits    de 
luxe, 
inimi- 


tables, produits  aux  environs  de  Paris, 
sur  les  grandes  villes  et  sur  les  tables 
des  souverains,  où  il  est  difficile  de  les 
détrôner,  exporteraient  encore  les 
beaux  fruits  en  plus  grande  quantité. 
La  France  restera  donc  malgré  tout 
le  verger  de  l'Europe,  peut-être  du 
monde,  pour  ses  fruits  de  grand  luxe. 


Il  faut,  à  ces  fruits  d'élite  qui  parais- 
sent sur  les  tables  fastueusement  ser- 
vies, un  cadre  digne  d'eux.  Ce  serait 
dommage  de  les  présenter  sans  recher- 
che. Le  talent  des  décorateurs  y  pour- 
voit, mais,  ainsi  que  me  le  déclarait 
un  grand  fleuriste  parisien,  les  arran- 
gements de  fruits  sont  aussi  délicats  à 
composer  que  ditTiciles  à  exécuter,  si 
l'on  ne  veut  pas  tomber 
dans  les  choses  ba- 
nales et  lour- 
d  es  . 


PAi'ii.Loriics       POUR   i.i;s   i-oiuiis 


228 


LES     FRUITS     DE     LUXE 


Une  personne  de  goût  les  groupera 
parmi  quelque  beau  feuillage  et  sur- 
tout rehaussera  le  velouté  de  leur  chair 
nue  de  feuilles  de  Vigne  que  l'automne 
revêt  de  tons  aussi  admirables  que 
variés,  avec  un  réel  souci  dart  et  de 
naturel,  posant  là  une  poire  et  une 
pomme,  laissant  s'incliner  une  grappe 
de  raisin  d'un  vigoureux  sarment. 

L'association  des  fleurs  aux  fruits 
permet  de  produire  des  effets  vraiment 
heureux,  celles-ci  donnent  à  l'ensemble 
la  légèreté  qui  manque  à  ces  fruits  vo- 
lumineux. 

Un  des  plus  beaux  arrangements  de 
fruits  que  l'on  ait  jamais  exécuté  fut  le 
présent  qu'offrirent,  à  l'Impératrice  de 
Russie,  au  Palais  de  Compiègne,  les 
exposants  français  de  la  dernière  ex- 
position internationale  d'horticulture 
de  Saint-Pétersbourg.  Ce  chef-d'œuvre 
fut  exécuté  dans  l'intérieur  même  du 
palais  où  j'eus  le  plaisir  de  le  photo- 
graphier. Parmi  des  fruits  étages,  des 
grappes  retombaient,  des  pampres 
vigoureux     débordaient      du     panier, 


tandis  que  çà  et  là  émergeaient  des 
gracieuses  Orchidées.  La  Tsarine 
ne  ménagea  pas  ses  éloges  à  cette 
œuvre  éphémère  d'une  valeur  inesti- 
mable et  tint  à  emporter  ces  beaux 
fruits  en  Russie. 

Mais  c'est  principalement  dans  la 
composition  des  grands  surtouts,  déco- 
rant les  tables  lors  des  grands  dîners 
de  chasse,  que  l'association  des  fleurs 
et  des  fruits  permet  de  réaliser  des  mer- 
veilles. Au  centre,  des  poires  et  des 
pommes  étalent  leurs  formes  rebondies 
tandisque  s'élancent  des  fleurs  exquises 
et  que  sur  les  côtés  retombent  lour- 
dement les  grappes  blondes  des 
raisins. 

A  la  satisfaction  des  yeux,  à  la  déli- 
catesse du  goûter,  s'ajoute  le  charme 
exquis  et  odorant  de  cette  jonchée  de 
fleurs,  cadre  bien  digne  de  ces  fruits 
géants  qui  font  rêver  aux  légendaires 
vergers  de  Chanaan. 

Albert  M.vuaiené. 
Professeur  d'hfirticulture. 


MODi;     DK     SDSPKNSION     DES    POlKKb     lui    RDI 

(Celle-ci  pèse  près  de  2  kilos 


LANCIER  DU  PREFET    DAN3  L  EXERCICE  DE  SES  FONCTIONS 


CE    QUE    COUTE    UETÉ    A     PARIS 


Quand  le  soleil,  au  commencement 
de  la  belle  saison,  reparaît  dans  le  ciel 
débarbouillé  de  pluies,  les  toilettes 
claires  de  nos  Parisiennes,  qui  n'atten- 
daient que  sa  venue,  se  risquent  dans 
1  air  attiédi.  Les  étrangers  sextasient 
sur  l'air  de  fête  épandu  sur  la  grande 
ville  et  les  voitures  aux  longues  théo- 
ries s'acheminent  ^  ers  la  promenade  à 
la  mode. 

Mais  les  grandes  personnes  ne  sont 
pas  seules  à  jouir  du  spectacle  des 
\ertes  frondaisons  et  des  pelouses  acci- 
dentées, toute  une  multitude  de  bébés 
aux  figures  avenantes,  de  petits  gar- 
çons aux  jambes  nues,  de  fillettes  aux 
robes  courtes,  aux  che\  eux  pendants, 
s'amuse  follement  dans  les  allées  sa- 
blées, mouchetées  de  soleil. 

Pour  eux,  que  des  arbres  sécu- 
laires ombragent  leurs  ébats,  ou  qu  ils 
n'aient  pour  les  protéger  de  la  chaleur 
que  quelques  maigres  marronniers,  peu 
Icui'  chaut:    le    sable  humide  ou    sec 


existe  partout,  on  en  fait  des  jardins, 
des  pâtés,  des  tunnels,  la  borne-fon- 
taine grise  aux  armes  de  la  Ville  est  un 
réservoir  inépuisable  pour  les  chutes 
d'eau  et  pour  les  lacs.  Et  les  enfants 
s'amusent,  sous  l'œil  bienveillant  du 
garde,  qui  n'interviendra  qu'au  cas  où 
une  inondation  imprévue  ou  une  pous- 
sière un  peu  trop  dense  menacerait 
les  vêtements  des  promeneurs. 

Ce  qui  donne  à  la  capitale  ce  sédui- 
sant aspect,  c'est  l'ensemble  des  tra- 
vaux minutieux,  compliqués  et  divers 
qui  constitue  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  «  La  toilette  de  Paris  ». 

A  cette  toilette,  tous  les  corps  de 
métiers  collaborent  activement. 

Peintres,  architectes,  maçons,  terras- 
siers,cantonniers,  jardiniers  travaillent 
à  l'envie  de  longs  jours  pour  être  en 
mesure,  dès  l'apparition  du  piintemps, 
de  soutenir  leur  renommée. 

Il  serait  oiseux  d'ajouter  que  pour 
tout  cela  un  budget  imposant  est  néces- 


CE    QUE    COUTE     LETE     A     PARIS 


saire.  De  vastes  emplacements,  des 
constructions  multiples,  une  armée  de 
bras  robustes  s'emploient  à  planter  et 
à  cultiver  les  pépinières,  à  semer  et  à 
soigner  les  fleurs  et  plantes  des  terres 
municipales,  à  tailler  les  pavés  de  bois, 
les  pavésdepierre,à  bitumer. à  asphal- 
ter trottoirs  et  chaussées,  à  arroser,  à 
balayer  la  boue  que  fait  la  pluie,  la 
poussière  produite  par  le  soleil. 

Mais  là  encore,  la  statistique,  avec 
l'éloquence  de  ses  chiffres,  fait  rêver. 
Qui  donc,  en  faisant  abstraction  des 
promenades,  parcs  et  squares  munici- 
paux, oserait  porter  à  95.000,  le  nombre 
des  arbres  de  toute  essence  qui  don- 
nent à  nos  voies  parisiennes  un  peu 
de  fraîcheur  et  d'ombre.  Rien  n'est 
pourtant  plus  exact.  Les  platanes 
arrivent  en  tête  de  liste  :  26.500.  Ce 
sont  les  arbres  parisiens  par  excellence. 
Les  marronniers  ne  viennent  qu'à  la 
suite:  17.767  ;  derrière  ceux-ci,  15.500 
ormes,  et  lès  variétés  succèdent  aux  va- 
riétés, 2.2 1  2  tilleuls  et  i  .034  paulownias. 
Ce  n'est  pas  une  chose  aisée  que  de 
présider  aux  travaux  d'entretien,  d'é- 
mondage  et  de  taille  de  ces  95.000 
arbres  dont  s'enorgueillissent  les 
promenades  parisiennes. 

Dans  les  squares  et  promenades  de 
Paris,  c'est  encore  le  platane  qui  l'em- 
porte sur  ses  confrères  aux  têtes  feuil- 
lues. 

Il  est  préféré  au  robuste  marronnier 
pour  son  feuillage  élégant  et  touffu, 
quoique  sa  résistance,  ainsi  que  celle 
du  sycomore,  ne  soit  que  de  second 
ordre.  Le  marronnier  est  en  effet  celui 
qui  résiste  le  mieux  au  séjour  empoi- 
sonneur des  villes,  malgré  l'opinion 
généralement  répandue,  d'après  la- 
quelle la  chute  précoce  de  ses  feuilles 
serait  le  signe  d'une  \  igueur  médiocre 
cl  d  une  existence  précaire.  Les  mar- 
ronniers sont  au  nombre  de  14.610 
dans  les  parcs  et  squares  municipaux, 
on  y  compte  aussi,  15.1)00  ormes, 
I  2.000  vernis  du  Japon.  10.000  érables 
et  8.000  sycomores. 


LARTILLEUIi:         DE    LA    VILLE    DE    PARIS 

Pour  compléter  cette  longue  énumé- 
ration  il  faudrait  encore  citer  les  arbres 
dits  d'agrément,  tels  que  les  sorbiers 
aux  fleurs  discrètes,  aux  têtes  pyrami- 
dales et  touffues,  les  robiniers,  plus 
connus  sous  leur  nom  vulgaire  d'aca- 
cias, les  hêtres,  dont  la  sveltesse  et 
l'endurance  dépassent  celles  des  chênes 
les  plus  beaux  et  les  plus  vigoureux. 
Il  faudrait  ajouter  le  catalpa,  l'arbre 
exotique  aux  larges  feuilles  et  aux 
fleurs  claires  et  le  micocoulier,  la  seule 
espèce  provençale  que  possèdent  nos 
jardins,  et  dont  le  feuillage  chaud  et 
foncé  relève  heureusement  de  sa 
nuance  sombre  les  bouleaux  mélan- 
coliques. 

Tous  ces  arbres  proviennent  en  tota- 
lité des  trois  pépinières  de  l'établis- 
sement municipal.  Chacune  d'elles  a 
ses  attributions  bien  définies.  La  pre- 
mière renferme  les  végétaux  ligneux  à 
feuilles  caduques  La  seconde,  tous 
les  végétaux  ligneux  à  feuilles  persis- 
tantes, enfin  la  pépmière  des  arbres 
d'alignement. 

Les  travaux  et  fournitures  cli\erses 
atliibués  à  l'enliclicn  des   jubrcs  exis- 


CE    QUE     COUTE     L'ÉTÉ     A     PARIS 


231 


tants  et  au  renouvellement  des  arbres 
morts  s'élève  à  la  somme  rondelette  de 
84.786  fr.  Elle  est  loin  d'être  exagérée, 
puisque  l'entretien  et  le  renou^•ellement 
des  bancs  sur  les  voies  publiques 
s'élève  annuellement  à  16.600  fr.  Sur 
cette  somme,  3.500  fr.  sont  réservés  à 
l'achat  de  cette  peinture  jaune  et  de  ce 
bronze  gris  dont  l'application  sert  à 
déguiser  si  parfaitement  la  poussière 
paresseuse  et  les  maculatures  les  plus 
diverses  alanguies  à  la  surface  des 
bancs  publics  ! 

Les  lettres,  au  commencement  de 
l'été,  arrivent  en  foule  protestant  tou- 
tes du  peu  de  ^  ariété  qu'apportent  les 
jardiniers  municipaux  dans  la  déco- 
ration de  leurs  plates-bandes  et  cor- 
beilles. Il  est  fort  aisé  de  voir  qu'elles 
sont  intéressées.  En  effet,  si  certaines 
essences  de  ileurs  sont  proscrites,  tels 
les  œillets  et  les  roses,  c'est  que  de 
nombreux  amateurs  en  feraient  une 
ample  moisson  au  détriment  des 
finances  municipales  et  au  grand 
dommage  de  nos   jardins. 

Les  serres  de  la\'ille  de 
Paris      en- 
tretiennent 
donc    aussi 
des    fleurs, 
Là    encore, 
les   chiffre- 
r  e  \-  é  t  e  n  t 
une    impo- 
sante au- 
torité qui 
laisse  rê- 
veur l'ama- 
teur des  pe- 
louses dias 
prées  aux  coloris  déli- 
cats.    200.000    plants    de 
géraniums  sortent  tous  les 
ans  des  serres  municipales, 
ainsi  que  1 50.000  bégonias. 
100.000     pensées,     70.000     myosotis, 
20.000  fuchsias,  12.000  reines-margue- 
rites et  7.000  héliotropes. 

Pour  soigner  toutes  ces  boutures  et 


tous  ces  semis,  une  foule  de  cantonniers 
et  d'ouvriers  est  nécessaire.  Leurs  sa- 
laires, les  indemnités  diverses  et  les 
secours  qui  leur  sont  alloués  absor- 
bent près  des  trois  quarts  du  budget 
annuel  affecté  aux  dépenses  des  pépi- 
nières et  des  serres  du  service  des  plan- 
tations, c'est-à-dire  près  de  300.000 
francs.  Le  transport  des  plantes  dans 
les  promenades,  depuis  les  arbres 
géants  jusqu'aux  fleurs,  coûte  environ 
13.000  francs.  L'entretien  des  bâti- 
ments, des  serres  et  des  appareils  de 
chauffage  ne  dépasse  pas  12. 121  francs, 
mais  le  chauffage  lui-même  des  serres 
atteint  42.000  francs.  Enfin,  l'achat  des 
matériaux  de  toute  espèce,  des  usten- 
siles de  toutes  sortes,  des  boutures  et 
des  graines,  sans  oublier  la  fumure  qui 
sert  à  les  protéger  et  à  les  faire  croître, 
est  de  36.000  francs. 

Tous  les  ouvrages  d'architecture     ue 


l-K    THAVAII.     ItU     SABLK    DESTINK    AUX     PAVAi.KS 


renferment  les  promenades  publiques 
ont  eux  aussi  une  dépense  pré^ue  pour 
leur  entretien  ou  leur  renouvellement. 
Les  grilles  de  clôtui-es  exigent  une  di- 


232 


CE    QUE     COUTE    L'ÉTÉ    A     PARIS 


TO.N'NKAUX     D    ARUOSAGE   A     IRACIIOX     AM.MALli 

zaine  de  mille  francs  de  réparations, 
depuis  le  modèle  sans  prétention  des 
squares  excentriques  jusqu'aux  chefs- 
d'œuvre  de  ferronnerie  qui  ferment  le 
parc  Monceau  ou  le  Bois  de  Boulogne. 
La  peinture  et  la  modification  des  pa- 
\  liions  de  gardes,  des  kiosques,  des 
remises  jardinières  édifiées  dans  les 
squares  de  la  Ville  revient  à  celle-ci  à 
1 13.000  francs. 

On   comprend    facilement    l'impor- 
tance que  peut  acquérir, dans  cescomp- 
tes,  le  plus  petit  détail  répété  à  l'infini. 
Un  seul    exemple   en   donnera    l'idée  : 
l'entretien   des  zones  bi- 
tuméeset  descontreallées 
existantes  de  l'avenue  des 
Champs-Elysées  se  monte 
à  lui  seul  à  environ  5.000 
francs. 

Malgré  les  récrimina- 
tions des  Parisiens  qui 
trouvent  leur  ville  trop 
dépourvue  de  jardins  spa- 
cieux, Paris  est  une  des 
capitales  qui  en  contient 
le  plus.  Elle  en  a  plus 
que  Londres,  par  exem- 
ple.    a\cc     une      surf.ice 


moindre.  Il  n'est  pas  besoin  de 
considérer  longuement  la  situa- 
tion respective  des  deux  villes 
pour  être  convaincu  que  la  nôtre 
est  beaucoup  plus  avantagée  sous 
le  rapport  de  la  beauté,  de  l'or- 
donnance artistique  et  du  minu- 
tieux entretien.  Il  est  indéniable 
que  la  surface  des  emplacements 
consacrés  chez  nous  aux  jardins 
publics  est  beaucoup  plus  res- 
reinte.  Mais  nos  excellents  jardi- 
niers ont  su  en  faire  de  véritables 
bijoux  et  l'on  s'oublie  souvent  à 
en  considérer  les  détails  exquis 
avant  d'en  embrasser  Tétendue 
véritable. 

Mais  nous  n'avons  pas  encore 
parcouru  toute   la    partie  maté- 
rielle du  budget  d'été  de  Paris. 
Chaque  année,  vers  le  milieu  du 
mois  d'avril,  le  service  de  la  voirie  pro- 
cède au  recrutement  des  humbles  ou- 
vriers  et   ouvrières    chargés   du   net- 
toyage   des    rues    et    promenades    de 
Paris  pendant  la  belle  saison. 

Ces  pauvres  gens,  modestes  fonc- 
tionnaires que  l'argot  parisien,  en  son 
langage  expressif,  désigne  sous  le  titre 


lONNiAI    \     A     llIfAS.     iMOIiP  l.|.:    CA'no' 


CE     QUE     COUTE     L'ÉTÉ     A     PARIS 


233 


de  ((  lanciers  du  préfet  )),  sont  au  nom- 
bre de  3.880  exactement  :  l'équivalent 
de  trois  jolis  régiments! 

Chacun  a  sa  spécialité  bien  définie. 
C'est  ainsi  qu'il  y  a  1.362  cantonniers, 
1.555  balayeurs  et  466  chiffonniers. 
N'allez  pas  croire  que  ceux-ci  sont  les 
êtres  faméliques  et  sales  que  vous 
voyez  accroupis  au  coin  des  ((  poubel- 
les »  quand  le  jour  se  lève,  et  qui,  très 
attentifs  à  leur  besogne,  remuent  du 
bout  de  leur  crochet  toutes  les  ordures 
de  la  maison  qu'éclairent  les  rayons 
jaunes  de  leur  lanterne.  Non,  les  chif- 


laires,  qui  est  de  cinq  francs  par  jour 
leur  permet  de  vivre  petitement. 

Ce  personnel  est  partagéen  plusieurs 
divisions  et  brigades  dont  le  bon  fonc- 
tionnement est  assuré  par  quarante- 
quatre  surveillants  généraux  et  cent 
soixante  chefs  cantonniers.    Le   maté- 


TONNEAL'X    A     BKAS,     MOUKLE    CVLINUKluUE 


fonniers  cités  plus  haut  sont  des  sa- 
lariés de  la  'Ville,  et  s'ils  ne  travaillent 
que  trois  heures  par  jour  à  l'enlève- 
ment des  ordures  ménagères,  ils  sont 
fonctionnaires  comme  leurs  confrères 
les  cantonniers  et  balayeurs  et  ont  droit, 
comme  eux,  à  la  pension  de  retraite 
que  leur  vota,  ces  derniers  temps,  le 
prévoyant  Conseil  municipal. 

En  attendant  qu'ils  puissent  jouir  de 
cet  avantage,  la  solde  de  cette  petite 
armée  s  élève  à  environ  six  millions  et 
demi.  Ceux  qui  la  composent  ne  ga- 
gnent point  de  l'argent  à  ne  savoir 
qu'en  faire,   mais  la    moyenne  des  sa- 

XVIII.  —  15*. 


ricl  employé  au  nettoyage  de  la  ville 
est  composé  de  560  machines  ba- 
layeuses, 500  tonneaux  d'arrosages, 
200  tombereaux. 

La  cavalerie  destinée  à  la  traction 
des  équipages  municipaux  est  repré- 
sentée par  seize  cents  che\aux  soigneu- 
sement choisis. 

Le  prix  de  revient  de  ces  divers  ser- 
vices, de  l'entretien  de  leur  matériel,  le 
salaire  des  ou\  riers  qu'on  y  emploie 
est  d'un  peu  plus  de  neuf  millions  et 
demi,  exactement  de  9.800.000  francs, 
et  comme  ces  di\  ers  services  s'étendent 
sur  quinze  millions  et  demi  de  mètres 


2  H 


CE     QUE     COUTE     L'ÉTÉ     A      PARIS 


VniTf'RE    POUR    LR     CHAUFFAGE    DU    GOUDRON 

carrés,  il  s'ensuit  que  le  mètre  carré 
coûte,  en  simple  nettoyage,  soixante- 
cinq  centimes  par  année. 

Cette  dépense  insoupçonnable  pour 
le  profane  est  compensée  dans  une  bien 
petite  partie,  il  est  vrai,  par  la  taxe  du 
balayage  imposée  non  sans  peine  aux 
propriétaires,  et  qui  produit  3.S00 
francs  par  an. 

Il  y  a  mieux  :  par  exemple,  le  crédit 
employé  à  l'entretien  du  pavage  en 
pierre,  près  de  trois  millions  de  francs 
employés  comme  il  suit  :  d'abord  le 
salaire  des  cantonniers,  des  ouvriers 
et  ouvrières  auxiliaires,  c'est-à-dire 
950.000  francs  en  chiffres  ronds.  Les 
fournitures  nécessaires  aux  brigades 
de  pavage,  75.000  francs.  La  four- 
niture des  pavés  neufs,  et  la  retaille 
des  vieux  pavés,  1.500.000  francs. 
La  fourniture  de  quincaillerie  et 
d'outils  revient  à  environ  1.500 
francs,  celle  des  balais  s'élève  à 
5  ou  600  francs  II  y  a  même  sur  les 
livres  municipaux,  inscrit  à  l'article 
2  du  chapitre  de  la  voie  publi- 
que, en  compagnie  des  autres 
fournitures  déjà  énumérées, 
600  francs  consacrés  à  l'achat 
de  fournitures  d'épicerie!  On 
peut    se     demander     avec     un 


étonnement  légitime  ce 
que  vient  faire,  en  pa- 
reille société,  cet  article 
inattendu,  et  quelle 
action  le  café  ou  tout 
autre  article  semblable 
oeut  avoir  sur  la  conser- 
vation ou  le  remplace- 
ment de  ces  blocs  de 
grès  qui  sont  en  train 
de  détrôner  et  l'asphalte 
et  le  bois. 

Le  pavage  en  pierre  est 
celui  qui  jouit  du  budget  le  plus 
important;  l'asphalte  ne  coûte 
que  500.000  francs.  Le  pavé  de 
bois  exige  deux  millions.  Dans  le  dé- 
tail de  ces  deux  millions,  il  y  encore 
ample  matière  à  étonnement  :  l'épicerie 
y  monte  dans  des  proportions  consi- 
dérables :  4.000  francs.  Les  articles  de 
bureaux  y  occupent  une  place  impor- 
tante :  1.500  francs.  Il  y  a  même  un 
alinéa  qui  emploie  à  l'achat  de  liquide 
pour  boisson  une  somme  de  1.600  fr. 
11  eût  été  fort  intéressant  de  savoir  si 
le  liquide  en  question  est  du  coco  ou  de 
la  limonade,  Impossible  de  se  rensei- 
gner sur  ce  point,  les  livres  de  l'Hôtel 
de  \'ille  inscrivant  cette  dépense  sans 
commentaires. 

Le  bitumage  et  l'asphaltage  de  tous 
les  trottoirs  parisiens  sont  relativement 


GCUDR  )VNA(;n:    ni:s   TKorroiRS 


CE  QUE  COUTE  LETE  A  PARIS 


255 


peu  coûteux,  eu  égard  à  l'immense 
superficie  qu'ils  ont  à  couvrir  et  les 
820.000  francs  qui  y  sont  affectés  y 
suffisent  amplement.  Le  sable,  le  beau 
sable  jaune  des  rivières  au  cailloutis 
délicat  dont  les  allées  et  les  contre- 
allées  sont  recouvertes  au  commence- 
ment et  à  la  fin  de  l'été,  est  un  facteur 
qui,  lui  aussi,  n'est  pas  à  négliger  : 
vingt  mille  francs  de  sable,  hé  là  !  De 
quoi  recouvrir  vingt-cinq  fois  la  super- 
ficie du  parc  Monceau.  C'est  assez 
gentil  comme  volume.  Mais  le 
conseil  municipal  ne  sait  rien 
refuser  à  ces  petits  enfants  du 
peuple  de  Paris,  à  ces  pe- 
tits diables  roses  dont  la 
pelle  malhabile  s'exerce, 
avec  une  patience  inlas- 
sable, à  tracer  sur  le 
sol  des  dessins  com- 
pliqués et  vagues. 

Pour    que    tout    ce 
petit  monde  prospère, 
les  enfants  et  les  plan 
tes,  il  faut  pour  celles-     ;, 
ci     un     arrosage    qui 
abatte  leur  soif  et  les 
nourrisse   en  permet- 
tant à  ceux-là  de  jouer 
avec     le    sol    humide 
sans  crainte  delapous- 
sière  meurtrière.  C'est 
ainsi    que    la    pluie     d'eau    matinale, 
du-igée   par   la   main    bienfaitrice    du 
jardinier,    donne    une    fraîcheur   déli- 
cieuse dont  jouissent  les  enfants  et  les 
promeneurs,  et  profite  surtout  par  son 
humidité  aux  plantes,  dont  la  végétation 
luxurianteombrage  les  ébats  des  jeunes, 
et   quelquefois  aussi    des    grands. 

Chaque  année  en  effet,  lorsque  nous 
en  arrivons  à  cette  période  de  chaleurs 
étouffantes  sans  nuages  et  sans  eau, 
une  question  toujours  pareille  vient  se 
poser  et  à  laquelle  jusqu'à  présent  nul 
n'a  pu  trouver  de  solution  pratique  ! 
Comment  supprimer  la  poussière? 
Nous  avons  bien,  ainsi  que  je  l'ai 
déjà  dit,  un  important  matériel  de  ma- 


chines-balayeuses dont  l'achat  et  l'en- 
tretien nous  coûtent  jusqu'à  125. 000 fr. 
par  an.  Il  semble  que  d'aussi  nombreu- 
ses machines  devraient  nous  assurer 
des  chaussées  propres  en  tout  temps. 
Dès  qu'un  nuage  est  à  l'horizon,  dès 
que  le  soleil  a  un  peu  trop  foudroyé  le 
macadam  ou  le  pavé  de  bois,  on  voit 
sortir  les  inélégants  véhicules  qui  font 
tourbillonner,  d'un  rythme  lent,  cette 


ENTRETIEN  DU  PAVAGE  KN  GRÈS 

poussière  qu'ils  devraient  abattre.  ETt 
pour  ce  beau  résultat,  chef-d'œuvre  de 
l'Administration,  nous  payons  la  jolie 
somme  de  500.000  francs. 

Sait-on  quel  est  le  pays  qui  réalise 
aujourd'hui  les  plus  beaux  progrès  en 
matière  d'arrosage?  C'est  la  Californie. 

Les  essais  qui  furent  tentés  là  réus- 
sirent, paraît-il,  au-dessus  de  toute 
espérance  et  se  transformèrent  en  peu 
de  temps,  en  un  service  public  fonc- 
tionnant régulièrement.  Le  moyen  em- 
ployé est  très  simple.  11  consiste  à 
arroser  la  chaussée  avec  du  pétrole 
chaud  qui  fixe  la  poussière  au  sol,  l'en- 
gluant dans  une  sorte  de  pâte,  d'une 
résistance  presque  illimitée. 


236 


CE     QUE     COUTE     L'ÉTÉ    A     PARIS 


UN    JARDINIER 

La  mode  criera  très  haut  chez  nous 
contre  cette  pratique  qui  aurait  peut- 
être  pour  effet  de  ternir  quelque  peuje 
vernis  du  souUer  ou  l'éclat  du  volant, 
mais  on  ne  peut  mettre  en  parallèle  ces 
petits  inconvénients  et  l'énorme  avan- 
tage qui  en  résulterait  pour  le  Parisien 
à  jamais  débarrassé  de  la  poussière. 

Les  automobiles  surtout  sont  gran- 
des enleveuses  de  poussière,  et  la  jus- 
tice immanente  des  choses  veut  que 
ceux  qui  les  montent  en  souffrent  aussi 
bien  que  les  infortunés  postés  sur  leur 
passage.  Sous  ces  poids  énormes,  la 
chaussée  a  vite  fait  de  se  désagréger, 
les  parcelles  invisibles  montent  dans 
l'air,  arrachées  du  sol  par  la  vélocité 
rotative  des  larges  pneus  et  nos  pou- 
mons absorbent  une  poussière  de  silex 
irritante  et  malsaine. 

Pour  éviter  d'accroître  l'atmosphère 
irrespirable  de  la  Ville,  les  balayeuses 
sont  le  plus  souvent  précédées  de  ton- 
neaux d'arrosage  ayant  pour  mission 
d'agglutinci-  l;i  poussière  et  de  la   jctci' 


au  ruisseau  et  qui  n'arrivent  qu'à  faire 
de  la  boue.  Le  matériel  est-il  usé?  Je 
ne  le  pense  pas,  car,  avec  les  32.000 
francs  quecoûteson  entretien,  ilest  pos- 
sible de  réparer  et  remplacer  un  certain 
nombre  de  machines  hors  de  service. 

Je  crois  avoir  démontré  dans  ce  qui 
précède  le  dilemme  effroyable  où  est 
enfermé  le  Parisien .  Poussière  ou  boue  ! 
cela,  malgré  l'énorme  budget  dont  je 
n'ai  décrit  qu'une  partie.  Cela  me  remet 
en  mémoire  une  répartie  spirituelle 
que  me  fit  un  jour  un  fonctionnaire  de 
la  Ville,  haut  placé,  à  qui  je  me  plai- 
gnais de  ce  qu'il  eût  suffit  d'une  pluie 
d'orage  un  peu  violente  pour  que  les 
Champs-Elysées  présentassent  l'aspect 
désolé  d'un  véritable  marécage,  et  cela 
par  faute  de  canalisations  suffisantes. 

—  Que  voulez-vous,  me  répondit-il 
avec  un  geste  ironique,  il  en  sera  ainsi 
tant  que  M.  Alpha nd  sera  mort!... 

A  la  vérité,  le  nombre  des  réformes  à 
faire  est  si  grand  qu'on  ne  peut  y^  pro- 
céder que  petit  à  petit.  Les  tonneaux, 
les  lances  d'arrosage  déversent  sur  la 
voie  publique,  chaque  été,  deux  cent 
cinquante  à  trois  cent  mille  mètres 
cubes  d'eau  de  rivière  ;  si  après  cela  il  y 
a  encore  de  la  poussière,  on  ne  peut 
que  s'en  tenir  à  ce  moyen  palliatif  et 
s'en  servir  jusqu'à  nouvel  ordre. 

La  question  de  l'eau  est  du  reste  l'un 
des  grands  soucis  de  nos  édiles,  la  con- 
sommation du  bienfaisant  liquide  va 
croissant  et  l'on  ne  peut  toujours  arri- 
ver à  en  assurer  le  débit  régulier, 
surtout  pendant  les  grandes  chaleurs. 
Mais  seule,  la  dépense  d'eau  qui  peut 
nous  occuper,  celle  qui  sert  à  alimenter 
les  fontaines  et  les  bassins  publics, 
est  négligeable. 

Ln  somme,  si  l'hygiène  de  Paris,  en 
tant  que  voirie,  n'est  point  tout  à  fait 
parfaite,  on  ne  laisse  pas  que  d'y  ap- 
porter chaque  jour  des  améliorations 
notables.  Tel  est  ce  nouveau  tonneau 
d'arrosage  qui  circule  depuis  quelque 
temps  dans  nos  murs.  Sa  forme  exté- 
rieure est   sensibicmcnl  la  même   que 


CE     QUE    COUTE     L'ÉTÉ    A     PARIS 


237 


cellede  ses  congénèresdancien  modèle, 
si  ce  n'est  qu  on  a  supprimé  le  demi 
cercle  troué,  faisant  l'office  de  pomme 
d'arrosoir,  dont  la  régularité  de  rende- 
ment n'était  pas  sérieuse  et  dont  les 
éclaboussures  à  longue  portée  étaient 
fort  redoutées  par  ceux  qui,  pressés  de 
traverser  la  chaussée,  ne  pouvaient 
faire  un  long  détour  pour  les  éviter. 
Cette  partie  supprimée,  on  l'a  rempla- 
cée par  deux  rouleaux  assez  volumi- 
neux placés  à  l'arrière  et  qui,  tout  en 
arrosant  dune  façon  régulière,  écla- 
boussent beaucoup  moins. 

Il  y  a  aussi,  en  ce  moment,  une  mer- 
veilleuse machine  en  construction.  Elle 
est  l'œuvre  de  M.  Borena,  ingénieur 
en  chef  des  promenades,  et  est  destinée 
à  produire  une  pluie  artificielle  aux 
jours  de   sécheresse  et   de    poussière. 

Mue  par  l'électricité,  l'arroseuse  au- 
tomobile parcourra  nos  grandes  voies 
à  une  vitesse  de  douze  à  quinze  kilo- 
mètres à  l'heure,  ce  qui  couvrira  d'une 
ondée  bienfaisante,  en  moins  dune 
heure,  les  grands  boulevards,  de  la  Bas- 
tille à  la  Madeleine,  les  Champs-Ely- 
sées et  l'avenue  du  Bois  de  Boulogne. 


La  machine  reviendra  à  18.000  fr. 
environ;  les  essais  auront  lieu  vraisem- 
blement  au  moment  où  ces  lignes  paraî- 
tront, et  s'ils  sont  aussi  satisfaisants 
qu'on  semble  l'espérer,  Paris  sera  doté 
au  printemps  prochain  d'un  certain 
nombre  de  machines  semblables  qui 
réaliseront  ce  rêve:  La  pluie  à  volonté. 

En  attendant  cet  âge  d'or,  les  bras  ne 
chôment  pas,  on  va  ouvrir  le  petit 
square  attenant  à  l'ancienne  Académie 
de  Médecine  et  qui  fut  jusqu'ici  inter- 
dit au  public.  On  étudie  diverses  ques- 
tions ayant  trait  à  l'éclairage  des  jar- 
dins la  nuit  tombée,  on  installe  boule- 
vard Voltaire  et  ailleurs,  des  plates- 
bandes  de  gazon,  des  bassins  et  des 
jets  d'eau.  On  étudie  les  moyens  des- 
tinés à  transporter,  en  voitures  cou- 
vertes et  sans  contamination  pcssible^ 
les  ordures  ménagères  hors  des  murs. 
Mais  que  sont  quelques  millions  de 
plus  pour  le  contribuable  parisien  r 

Nous  paierons  donc,  et  de  grand 
cœur,  pourvu  que  Paris  devienne  bien- 
tôt ce  qu'il  devraitêtre;  la  plus  belle  des. 
capitales  et  la  plus  coquette  des  villes. 
P.  Bersonnet. 


KNTRlvTIKN     DKS    CORBEILLES 


i-E   CORPS    D  IXXOCENT    XII   TRANSPORTE   DE   LA    CHAPELLE   SIXTINE  A    LA    BASILIQUE 

SAINT-PIERRE 


AUTOUR     DU    CONCLAVE 


XïN 


L'Église  a  des  rouages  si  parfaite- 
Tnent  organisés,  la  discipline  y  est  si 
parfaite,  la  hiérarchie  si  bien  éche- 
lonnée, qu'une  puissante  intelligence 
comme  celle  de  Léon  XIII  peut  s'étein- 
dre sans  que  l'admirable  harmonie  du 
monde  catholique  se 
trouve  même  atteinte, 
■et  la  barque  de  Pierre 
poursuit  sa  route  éter- 
nelle, à  travers  tous 
les  écueils,  sans  pres- 
que  s'apercevoir 
qu'elle  a  changé  de 
pilote. 

Certes,  la  mort 
d'un  pape  ne  sur- 
vient pas  sans  faire 
surgir  les  intrigues 
ni  sans  déchaîner  les 
ambitions. 

Mais  tel  est  l'as- 
cendant de  la  dignité 
pontificale,  si  grand 
est    le    respect   dont 


LA     CHAIRE    DE    S  A  I  NT-P|  |:  K  l<  !■ 


l'Église  auréole  son  chef,  que  celui-ci, 
a  peine  élu,  voit    s'abaisser  tous   les 
fronts,    même  les    fronts  des   anciens 
adversaires,  désormais    courbés   dans 
l'obéissance  et  la  soumission.  Le  nou- 
veau   pape   n'a    pas   encore  revêtu    sa 
robe  blanche  qu'il  est 
déjà   le  souverain  le 
plus  puissant  de  l'u- 
nivers,  puisqu'il    est 
accepté  jusqu'aux 
confins      du      globe, 
comme  l'élu  de  l'Es- 
prit-Saint. 

Toutefois  cette 
transmission  du  pou- 
\oir  pontifical  nesest 
pas  toujours  opérée 
avec  cette  facilité, 
surtout  dans  les  pre- 
miers siècles  de  1  K- 
ghse 

On  sait  que  le  pape 
n'csl  le  chef  de  la 
chrétienté  que  parce 


AUTOUR     DU     CONCLAVE 


'39 


qu'il  est  le  successeur  direct  de  saint 
Pierre,  comme  évêquede  Rome.  —  Or, 
à  l'origine,  l'évêque  de  Rome,  comme 
d'ailleurs  tous  les  évêques,  était  élu 
par  la  voix  populaire,  qui  choisissait  son 
pasteur  sur  sa  réputation  de  sainteté. 
On  pense  bien  que  des  élections 
ainsi  faites  n'avaient  pas  toujours 
d'heureux_  ré- 
sultats.Lepeu- 
ple  se  trompait 
parfois,  comme 
il  se  trompe  en- 
core aujour- 
d'hui, et  bien 
des  prêtres  fu- 
rent revêtus  de 
la  dignité  épis- 
copale  qui  n'en 
étaient  guère 
dignes.  Le  con- 
cile de  Nicée 
essaya  de  re- 
médier au  mal 
sans  y  parvenir 
complètement . 
En  ce  qui  con- 
cerne Rome,  il 
décréta  que  son 
évéque  serait 
nommé  par  les 
curés  des  pa- 
roisses de  la 
ville  qui  furent 
pour\us,,   du 

titre  de  cardinal.  Cette  tradition  s'est 
transmise  jusqu'à  nos  jours,  puisque 
tous  les  membres  du  Sacré  Collège 
sont  curés  titulaires  d'une  paroisse  de 
Rome. 

En  898,  le  Saint-Siège  statuait  défi- 
nitivement, dans  un  synode  tenu  à 
Rome,  que  le  pape  serait  élu  par  les 
cardinaux  et  le  clergé  romain,  en  pré- 
sence du  Sénat  et  du  peuple,  ((  mais 
sa  consécration  ne  pourra  être  faite 
qu'en  présence  des  députés  de  l'Empe- 
reur qui  veilleront  à  en  maintenir  la 
liberté.  )) 

Malgré  l'excellence  de  ses  intentions. 


LFOX    XIII 


cette  malencontreuse  déclaration  pro- 
duisit les  plus  désastreux  effets.  C'est 
à  elle  que  l'on  doit  cette  lutte  de  plu- 
sieurs siècles  entre  la  Papauté  et  les 
Empereurs,  lutte  où  lepapesedéfendait 
à  coup  d'excommunications  contre  les 
armées  de  ses  adversaires.  C'est  elle 
encore  qui  suscita  cette  longue  série 
d'antipapes  et 
cette  diversité 
deschismesqui 
désolèrent  l'E- 
glise. 

Ce  ne  fut 
qu  au  xii''  siè- 
cle, en  1180, 
sous  le  ponti- 
ficat d'Alexan- 
dre III,  que  fut 
définitivement 
fondé  le  Sacré 
Collège,  au 
3«  concile  de 
Latran,  par  la 
bulle  Licet  de 
Vit  an  ci  a  dis- 
cordia . 

((  Si  les  car- 
dinaux,ditcette 
Constitution, 
ne  peuvent  s'ac- 
corder avecune 
pleine  et  una- 
nime concorde, 
sur  l'élection 
du  Souverain  Pontife,  celui-là  seule- 
ment qui  sera  élu  par  les  deux  tiers 
des  cardinaux  sera,  sans  aucune  excep- 
tion ni  opposition,  considéré  par  toute 
Eglise  comme  le  vrai  pape.  » 

A  dater  de  cette  époque,  les  schismes 
disparurent,  ainsi  que  les  antipapes. 
L'Eglise  recouvra  la  paix. 

Néanmoins,  certaines  élections  pon- 
tificales amenèrent  de  fâcheux  inci- 
dents, et  plusieurs  furent  viciées  dans 
leur  principe  faute  de  réglementation 
précise  dans  les  formalités  du  vote. 

Cette  réglementation  fut  enfin  établie, 
le  I  --,  novembre  1621.  par  (uégoire  XV. 


tON  AVENE.MKXT 


2^0 


AUTOUl^     DU     CONCLAVE 


C'est  un  véritable  code  du  Conclave  où 
les  moindres  détails  sont  minutieu- 
sement fixés,  ainsi  que  les  prohibitions 
nécessaires  et  les  sanctions  encourues 
par  ceux  des  cardinaux  qui  eussent 
tenté  de  les  enfreindre. 

1°  L'élection  aura  lieu  dans  un 
Conclave  fermé. 

2°  La  majorité  nécessaire  comprend 
les  deux  tiers  des  votants. 

3"  Le  scrutin  aura  lieu  par  bulletins 
écrits,  à  moins  que  le  Pape  ne  soit  élu 
par  acclamation  spontanée  et  unanime 
(le  cas  ne  s'est  pas  présenté). 

4"  En  cas  de  non  élection  au  premier 
tour,  il  sera  procédé  à  un  deuxième 
scrutin.  Il  ne  pourra  y  avoir  plus  de 
deux  scrutins  par  séance. 

^"  Nul  ne  pourra  se  donner  sa  voix 
à  lui-même. 

6"  Au  cas  où  l'élu  n'obtiendrait  que 
juste  les  deux  tiers  des  voix,  il  sera 
procédé    à    un    dépouillement   afin  de 


s'assurei  que  l'élu  n'a  point  voté  pour 
lui-même. 

8°  Tous  les  votants  devront  prêter 
serment  de  n'élirequun  Pape  digne  de 
cet  honneur. 

14°  Si  le  nombre  des  bulletins  est 
supérieur  au  nombre  des  votants, 
l'élection  est  nulle  de  droit. 

19°  Les  scrutins  ont  lieu  deux  fois 
par  jour,  le  matin  après  la  messe,  le 
soir  après  le  Veut  Creator.  Tous  les 
cardinaux  doivent  y  assister  sous  peine 
d'excommunication. 

20°  Tous  pactes,  conventions,  pro- 
messes, engagements,  obligations,  etc. 
sont  interdits  aux  cardinaux  sous  peine 
d'excommunication . 

Cette  constitution  a  toujours  été 
observée  dans  toute  sa  rigueur  et 
encore  aujourd'hui,  avant  de  procéder 
à  l'élection  d'un  Pape,  tous  les  mem- 
bres du  Sacré  Collège  prêtent  serment 
d  en  observer  les^prescriptions. 


I.E    CONCLAVI. 


,, i...i       .     1  ijl    l<     I.  l.l.KCTION     DU     PAPK 

CI.KMEKT    XI,    EN     I70O 


Dès  que  le  Pape  a 
rendu  le  dernier  sou- 
pir, le  cardinal  camer- 
lingue devient  le  dé- 
positaire de  l'autorité 
pontificale.  C'est  lui 
qui  donne  tous  les 
ordres  au  Vatican  et 
qui  fait  notifier  l'évé- 
nement à  la  chrétienté. 
Son  premier  devoir  est 
de  constater  le  décès 
du  Souverain  Pontife. 
La  scène  est  cmou- 
\antc  et  pleinedegran- 
dcui".  Le  camerlingue, 
re\êtu  de  vêtements 
violets  en  signe  de 
deuil,  s'approche  du 
lit,  et  s'agenouille  pen- 
dant qu'un  pénitencier 
de  Saint-Pierre  sou- 
lève le  voile  qui  couvre 
le   visage  du  Pape.   11 


AUTOUR     DU     CONCLAVE 


241 


LE    CONCLAVE     DES     CARDINALX.     A     ROME,    ES     lyOg,     POUR    LÉLECMON     DK    CLÉMENT    MV 


se  relève  alors,  et  se  penchant  vers  le 
cadavre,  il  le  frappe  par  trois  fois  au 
front  avec  un  marteau  d'argent  en 
l'appelant,  à  chaque  coup,  par  son 
nom  de  baptême.  Après  quoi,  se  re- 
tournant vers  l'assistance  :  ((  Le  pape 
est  vraiment  mort  »,  déclare-t-il.  Puis 
il  prend  au  doigt  du  défunt  l'anneau 
du  Pêcheur,  insigne  de  l'autorité  pon- 
titicale,  et  dépose  la  mantelett.i,  sorte 
de  manteau  que  les  cardinaux  doivent 
toujours  conserver  en  présence  du 
Pape.  Dès  cet  instant,  il  devient  le  chef 
provisoire  de  l'Eglise. 

A  la  mort  de  Pie  IX,  le  cardinal  Pecci 
remplissait  les  fonctions  de  camer- 
lingue.    (>'est  aujourd'hui  le  cardinal 

Oreglia. 

Le  camerlingue  s'occupe  immédia- 
tement de  la  réunion  du  Conclave. 
Le  corps  du  Pape  défunt  est  transporté 
à  Saint-Pierre,  dans  la  chapelle  du 
Saint-Sacrement,  où  les  tidclcs  vien- 
nent lui   baiser   les  pieds.  Neuf  jours 


sont  réservés  aux  obsèques  du  Pontife. 
Ce  délai  est  également  destiné  à  per- 
mettre aux  cardinaux  n'habitant  pas 
Rome  de  prendre  part  à  l'élection  du 
nouveau  pape. 

Le  conclave  se  tient  au  Vatican,  et  la 
chapelle  Sixtine  sert  de  salle  de  vote. 

Le  Vatican  est  aujourd'hui  plus 
confortablement  aménagé  qu'autrefois. 
Au  lieu  des  mesquines  cellules  de  jadis, 
chaque  cardinal  possède  maintenant  un 
petit  appartement  de  trois  ou  quatre 
pièces,  séparées  les  unes  des  autres 
par  de  simples  cloisons,  de  manière  à 
pouvoir  loger  près  de  lui  son  ((  concla- 
viste  »  ou  secrétaire,  et  son  domestique. 

L'aménagement  du  Conclave,  à  la 
mort  de  Pie  IX,  coûta  exactement  la 
somme  de  77.871  francs  67  centimes. 

Le  dixième  jour  après  la  mort  du 
Pape,  le  Conclave  s'ouvre  par  la  messe 
du  Saint-Esprit,  chantée  par  un  car- 
dinal, et  par  le  discours  pro  eligendo 
pnnh'licc.    Cette  cérémonie  a  lieu  dans 


^^2 


AUTOUR     DU     CONCLAVE 


ARMES      DE      LEOX      XIII 

la  chapelle  Sixtine.  Tous  les  cardinaux 
présents  à  Rome  y  assistent. 

Après  cette  cérémonie  préliminaire, 
les  cardinaux  se  séparent,  pour  se  re- 
trouver le  soir  à  la  chapelle  Pauline. 
d"où  ils  se  rendent  processionnelle- 
ment,  au  chant  du  Vetii  Creator,  à  la 
chapelle  Sixtine.  Là,  on  leur  lit  la  Con- 
stitution de  Grégoire  XV^  réglant  l'élec- 
tion des  papes,  et  ils  prêtent  le  serment 
d'usage  entre  les  mains  du  cardinal 
camerlingue. 

Le  i8  février  1878,  un  prélat  avait 
cru  pouvoir  se  dispenser  de  cette  for- 
malité. C  était  Mgr  Ricci,  majordome 
•sous  Pie  IX,  que  l'on  appelait  «  la  pru- 
nelle des  yeux  du  pape  »  pour  exprimer 
la  confiante  tendresse  que  le  pontife 
lui  témoignait.  .Accablé  par  la  douleur 
•depuis  la  mort  de  Pic  IX.  .Mgr  Ricci 
■était  tombé  malade. 

—  Le  majordome  est  très  souffrant, 
Eminence,  il  a  la  fièvre,  dit-on  au  car- 
dinal Pecci,  alors  camerlingue,  qui 
s'étonnait  de  ne  pas  le  voir. 

—  [Qu  il  se  lève  et  qu'il  vienne!  J'ai 
besoin  de  lui,  répliqua  impérieusement 
le  cardinal  Pecci. 

Et  .Mgr  Ricci,  pâle,  défait,  gielol- 
tani  de  fièvre,  dut  obéir. 


Le  cardinal  Pecci  était  autoritaire, 
mais  bon.  A  peine  élevé  sur  le  trône  de 
Saint-Pierre,  il  manda  auprès  de  lui 
Mgr  Ricci. 

—  Je  vous  ai  fait  de  la  peine,  Mon- 
seigneur, lui  dit-il.  je  vous  en  demande 
pardon. 

Et  il  le  confirma  dans  sa  charge  de 
majordome  des  sacrés  palais  apos- 
toliques, et  l'appela,  peu  après,  au 
Sacré  Collège. 

\'oici  un  autre  trait  du  caractère 
entier  de  Léon  XIII  : 

Un  jour  que  le  cardinal  Oreglia 
exprimait,  avec  sa  franchise  habituelle, 
un  avis  opposé  à  celui  du  Pape,  celui-ci 
l'interrompit  net  par  ces  paroles  : 

—  Souvenez-vous,  Eminence,  que 
si  le  pape  accorde  les  chapeaux  cardi- 
nalices, il  peut  aussi  les  enlever. 

A  quoi  le  cardinal  Oreglia  répondit  : 

—  Sainteté,  si  je  dois  quitter  la 
pourpre,  au  moins  me  consolerai-je  en 
pensant  que  j'aurai  mérité  cette  dis- 
grâce pour  avoir  dit  la  vérité. 

Après  la  prestation  du  serment,  a 
lieu  la  clôture  officielle  du  Conclave. 
Une  clochette  en  avertit  les  étrangers, 
pendant  que  le  maître  des  cérémonies 
fait  évacuer  les  salles  en  répétant  la 
formule  coutumière  :  Exlr.i  omnes. 
(Tout  lemondedehors).  Déjà, toutes  les 
portes  ont  été  murées,  sauf  la  grande 
porte  de  la  sala  Regia,  par  où  la  foule 
achève  de  sortir.  Le  camerlingue, 
accompagné  des  trois  cardinaux  chefs 


AKNÏKS      I>r      CAKKINAI.     bVAMPA 


AUTOUR     DU     CONCLAVE 


^43 


d'ordre,  parcourt  alors,  àja_lueur 
des  torches,  toutes  les  salles  du  Con- 
clave afin  de  s'assurer  qu'aucune 
communication  n'est  plus  possible 
entre  les  membres  du  Sacré  Collège 
enfermés  au  Vatican  et  le  reste  du 
monde.  Quatre  «  tours  ))  sont  ménagés 
pour  l'introduction  des  denrées  et  la 
correspondance  admi- 
nistrative. Les  prélats 
delachambre  apostoli- 
que, les  protonotaires, 
les  évoques  et  les  pré- 
lats de  la  signature 
veillent  activement  à 
ce  qu'aucune  lettre 
particulière  ne  seglisse 
dans  ces  envois. 

A  partir  de  ce  mo- 
ment, les  cardinaux 
sont  emmurés  jusqu'a- 
près l'élection  du  nou- 
veau pape.  Il  ne  fau- 
drait pas  croire  cepen- 
dant qu'ils  soient  seuls 
dans  leur  retraite.  En 
1878.  il  y  avait  250 
personnes  enfermées 
au  \"atican.  Les  60 
cardinaux  électeurs 
avaient  tous  leurs  se- 
crétaires et  leurs  do- 
mestiques. On  comp- 
tait en  outre  6  maîtres 
des  cérémonies,  2  mé- 
decins, 4  barbiers,  un 
menuisier,  i  maçon,  i 
pharmacien,  i  serru- 
rier, I  vitrier,  i  plombiei 
■cuisine,    4   cuisiniers,    7 


à  chaque  cardinal  dans  une  voiture  de 
gala  qu'escortait  un  sénéchal,  flanqué 
d'un  échanson  et  d'un  écuyer.  Les 
membres  du  Sacré  Collège  ont  renoncé 
à  cet  usage  et  prennent  maintenant 
leurs  repas,  préparés  à  l'intérieur  du 
Vatican,  dans  leur  appartement  parti- 
culier. Le  personnel  subalterne  mange 


LE      CORPS     DU     PONTIFE     EXPOSÉ      DANS     I.A      CHAPELLE 
DU     SAINT-SACREMENT 


.  2  chefs  de 
garçons,  24 
valets,  etc.  Tout  cela  formait  une  petite 
paroisse  sous  les  ordres  du  camer- 
lingue. Les  exercices  de  piété  y  étaient 
réglés  et  tous  étaient  tenus  d'y  assister. 
Les  cardinaux  ont  le  droit  de  faire 
apporter  leurs  repas  du  dehors.  Cette 
coutume,  très  ancienne,  donnait  lieu 
autrefois  à  un  cérémonial  très  curieux 
dont  les  badauds  de  Rome  faisaient 
leurs  délices.  On  apportait   les  vivres 


en  commun.  Le  premier  scrutin  pour 
l'élection  du  nouveau  pape  a  lieu  le 
lendemain  de  la  clôture  du  Conclave, 
après  la  messe  du  Saint-Esprit.  Le 
Saint-Esprit  a  fort  à  faire,  si  l'on  en 
juge  par  le  nombre  considérable  de 
scrutins  qui  ont  marqué  certaines  élec- 
tions pontificales.  Parfois  même  on 
tente  d'arrêter  ses  lumières,  comme  en 
témoigne  une  gravure  satirique  repré- 
sentant le  Conclave  pour  l'élection  de 
Clément    XIW    en    1701).  Les  jésuites 


24^ 


AUTOUR     DU     CONCLAVE 


COMMENT   ^ON      PORTAIT,     PENDANT     LE     CONCLAVE,      LES     VIVRES     AUX     CARDINAUX 


étaient  défavorables,  dit-on,  à  ce  can- 
didat, et  la  puissante  Compagnie  intri- 
guait pour  le  faire  échouer.  La  gravure 
représente  la  salle  de  vote  du  Conclave 
avec  tous  les  cardinaux,  et  tout  en 
haut,  sur  une  corniche,  un  jésuite 
juché  qui  tente,  avec  son  chapeau,  d'ar- 
rêter l'Esprit-Saint  qui  veut  entrer  par 
la  fenêtre. 

Le  malintentionné  en  fut  d'ailleurs 
pour  ses  frais.  Clément  XIV  fut  élu. 

Au  bas  de  la  gravure,  l'auteur 
adresse  aux  Jésuites  ce  salutaire  aver- 
tissement : 

Ainsi,  sous  un  Pontife  plein  de  zèle 
Des  talents,  des  vertus  le  plus   parfait  modèle. 
Gardez-vous  de  former  de  chimériques  vœux. 
Sous  le  règne  desbonsles  méchants  durent  peu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  élections  pon- 
tificales     n'allaient     pas 

toujours   sans    incidents.       •        

Les  scrutins  se  succé- 
daient souvent  durant  de 
longs  jours  sans  aboutir, 
et  l'on  échangeait  parfois, 
dans  la  salle  de  vole, 
des  propos  exempts  d'a- 
ménité. Léon  XIII,  alors 
simple  abbé,  raconte 
d'une  manière  humoris- 
tique, dans  une  lettre  à 
son  frère,  les  péripéties 
plaisantes      qui      accom- 


pagnèrent l'élection  de  Grégoire  X'VI.. 

Cepontifen'obtenaitla  tiare  qu'après- 
de  nombreux  scrutins,  et  encore  réu- 
nissait-il péniblement  les  deux  tiers- 
exigés  pour  être  proclamé.  En  1846, 
Pie  IX  était  élu  au  4"  tour  avec  36  voix. 

Léon  XIII  ralliait  au  i^"'  tour  23  suf- 
frages, contre  7  à  Bilio  et  s  à  de  Luca 
et  à  Franchi.  Au  2*=  tour,  il  en  réunis- 
sait 38.  Il  lui  manquait  encore  3  voix. 
Un  troisième  scrutin  les  lui  donna. 

Le  vote,  nous  l'avons  dit,  a  lieu  dans- 
la  chapelle  Sixtine.  Au-dessous  du 
Jugement  dernier,  de  Michel-Ange,  est 
dressé  un  autel,  sur  la  table  duquel 
est  posé  le  calice  de  vermeil  où  chaque 
cardinal  dépose  son  bulletin.  .Vu  pied 
de  l'autel,  une  table  pour  le  dépouil- 
lement  du  scrutin;    et,    à   proximité. 


CIlAMnUE 


DFS      CARDINAUX     AU     CONCLAVE      ET     TOUR 

POUR    l'entrée    des    vivres 


AUTOUR     DU     CONCLAVE 


245 


disposés  en  fer  à  che- 
val les  stalles  des  car- 
dinaux surmontées  des 
baldaquins,  insignes 
delà  souveraineté,  qui 
s'abaissent  dès  qu'est 
proclamé  le  nom  du 
nouveau  pape.  Près  de 
la  porte  d'entrée  s'ou- 
vrent deux  cabinets  de 
toilette  dont  l'un  con- 
tient les  vêtements 
blancs  que  revêt,  sitôt 
élu,  le  nouveau  Pon- 
tife. 

Lorsque,  en  1878,  le 
dernier  scrutin  donna 
la  majorité  au  cardinal 
Pecci,  le  sous-doyen 
du  Conclave  vint  s'agenouiller  devant 
lui  et  lui  dit  : 

—  Acceptes-tu  ton  élection  régu- 
lièrement faite  au  Souverain  Pontifi- 
cat r 

—  Puisque  Dieu  le  veut,  je  n'y  con- 
tredis pas,  répond  le  camerlingue. 

—  Et  quel  nom  porteras-tu  > 

—  Celui  de  Léon  XIII,  en  sou- 
venir  de  Léon   XII,    pour   lequel   j'ai 


AUSSITOT 
PROCESSION'NEI. 


AUORATION    DU     PAPK    ASSIS    SUR     l-E    M  A ITR  i;-AU  lEL 
DE    I.  lÔGLISE    SAINT-PIKRRK 


ÉLU,     L1-:     iSOUVEAU     PAPE    EST      GDONUi 
LEMENT     A    LA     BASILIQUE    DE    SAINT-PIERRE 

toujouis  eu  une  profonde  vénération. 
Et,  après  avoir  revêtu  la  soutane 
blanche,  il  se  rendit  à  la  loggia  inté- 
rieure de  Saint-Pierre,  d'où  il  bénit 
la  ville  et  le  globe.  ((  Les  bras  étendus 
pour  bénir,  avec  sa  maigreur  ascé- 
tique, il  avait  l'air  d'une  croix  vivante 
et,  dans  ce  geste  ample  et  solennel, 
vicaire  de  Jésus-Christ  et  successeur 
du  Pêcheur  d'âmes,  il  saisit  deux  cents 
millions  d'âmes.  » 

Ce  que  fut  ce  ponti- 
ficat de  ^ingt-cinq  ans, 
nous  n'essayerons  pas 
de  le  dire.  Bornons-nous 
àconstater  que  LéonXII  I 
fut  un  grand  pape,  à 
l'égal  des  plus  illustres, 
et  que  rarement  l'EgUse 
a  éprouvé  une  perte  plus 
douloureuse.  Et  quel 
qu'il  soit,  son  successeur 
assume  une  redoutable 
tâche. 


Ce  successeur  quel 
sera-t-il>  Lequel,  parmi 
les  cardinaux  p.ipahles, 
ceindra  la  tiare  et  pren- 
dra en  mains  les  clefs  de 


2^6 


AUTOUR     DU     CONCLAVE 


la  Maison  de  Dieur  II  serait  bien  diffi- 
cile de  le  dire. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  néanmoins 
de  rappeler  les  pronostics  sans  nom- 
bre que  les  fréquentes  maladies  de 
Léon  XIII  suscitaient  périodiquement. 
Les  chances  de  chaque  cardinal  à  la 
tiare  étaient  exposées  victorieusement 
par  leur  parti  —  car  il  y  a  des  partis 
au  Vatican  —  et.  chose  curieuse,  les 
arguments  en  faveur  des  divers  papa- 
bili  étaient  tous  puisés  à  la  même 
source,  dans  la  fameuse  prophétie  de 
saint  Malachie,  évêque  irlandais  du 
xii^  siècle. 

Tous  les  papes,  jusqu'au  112',  sous 
le  pontificat  duquel  doit  survenir  la  fin 
du  monde,  y  sont  désignés  par  une 
devise  latine  qui,  presque  toujours, 
s'est  trouvée  présenter  une  analogie 
soit  avec  les  armes  de  famille  du  pape 
élu,  soit  avec  sa  ville  d'origine,  soit 
même  avec  son  propre  nom  ou  des 
événements   connus   de  sa   vie.   Ainsi 


.MONSKMiNKUK    SVAMPA 


Urbain  III,  dont  les  armes  portaient 
un  crible,  est  désigné  par  la  formule 
Sus  in  cribro;  Grégoire  VIII,  cardinal 
de  Saint-Laurent,  avec  une  épée  sur 
son  écusson,  par  la  devise  Ensis  Lau- 
rentii;  Pie  III,  de  la  famille  des  Picco- 
lomini,  par  celle  d&  De  parvo  homine; 
Luna  cosmedina  indique  Benoit  XIII, 
de  la  famille  de  Luna  et  cardinal  de 
Santa  Maria  in  Cosmedin  ;  et  De  Capra 
et  Albergo  Pie  II,  secrétaire  des  cardi- 
naux Capranica  et  Albergotti. 

Ces  étranges  coïncidences  s  arrêtè- 
rent en  1590,.  à  l'élection  de  Gré- 
goire XIV.  Depuis  cette  époque,  la 
prophétie  de  saint  Malachie  ne  donne 
plus  que  des  indications  erronées  ou 
fantaisistes.  Sur  27  pontifes  on  ne 
trouve  d'approximative  que  la  devise 
Lumen  in  cœlo  appliquée  à  Léon  XIII. 
Dans  cette  devise,  les  déchiffreurs 
d'horoscopes  ont  prétendu  voir  une 
allusion  à  la  comète  qui  flamboie  sur 
1  écusson  nobiliaire  des  Pecci. 

Comment  expliquer  le  fait 
bizarre  de  cette  prophétie  qui, 
après  avoir  annoncé  74  papes,  l'un 
après  l'autre,  sans  erreur,  se 
trompe  ensuite  sur  tous  les  autres, 
avec  la  même  régularité  ?  Les 
armes  des  74  pontifes  étaient-elles 
composées,  conformément  aux  in- 
dications de  saint  Malachie,  dès 
l'issue  des  Conclaves?  La  chose 
est  peu  probable.  Ou  faut-il  croire, 
avec  certains  critiques,  que  la  fa- 
meuse prophétie  de  l'évêque  irlan- 
dais est  l'œuvre  d'un  faussaire  qui 
vivait  au  xvi*"  siècle  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  successeur 
de  Léon  XIII  y  est  désigné  sous  la 
formule  l'unis  ardens.  Ne  fût-ce 
que  pour  permettre  à  nos  lecteurs 
de  contrôler  le  pouvoir  divinatoire 
de  saint  Malachie,  il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  rechercher  lequel,  parmi 
les  papahili,  paraît  répondre  le 
mieux  aux  indications  de  la  pro- 
phétie. 

Le   mieux    désigné   des   65    car- 


AUTOUR     DU     COxNCLAVE 


dinaax  semble  être  le  cardinal 
Svampa,  archevêque  de  Bologne. 
Au  milieu  de  son  écusson  rayonne 
un  grand  soleil  flambant.  L,'ignis 
ardens,  n'est-ce  pas  lui  >  Ses  dio- 
césains en  sont  persuadés  et  pa- 
rieraient qu'il  est  le  futur  pape. 

Un  jour,  dans  un  congrès  catho- 
lique tenu  à  Ferrare,  le  cardinal 
Svampa,  entouré  de  nombreux 
évèques,  assistait  à  une  réception 
donnée  en  son  honneur.  De  nom- 
breux compliments,  en  prose  et  en 
vers,  en  italien  et  en  latin,  furent 
récités  à  la  gloire  de  léminent 
prélat.  Un  jeune  homme,  entre 
autres,  se  mit  à  déclamer  avec  em- 
phase et  salua  dans  la  personne  du 
cardinal  Yi^nis  ardens  prédestiné 
à  la  triple  couronne.  Le  cardinal 
ne  broncha  pas  et  feignit  de  ne 
pas  entendre.  Le  jeune  déclama- 
teur,  assez  penaud  d'avoir  manqué 
son  effet,  vint  au  cardinal  quand 
les  discours  furent  terminés  et  lui 
dit: 

—  'Vous  avez  entendu,  Eminence, 
l'augure  prophétique  > 

—  L'augure  prophétique'-  Non,  je 
n'ai  pas  entendu... 

—  Mais  comment?-...  Votre  Emi- 
nence ne  se  souvient  pas  que  j'ai  salué 
en  elle  Yignis  ardens  ? 

—  Mon  cher  ami,  j'ai  pour  principe 
de  ne  jamais  me  sou\'enir  de  ces  plai- 
santeries. 

Et  il  lui  tourna  le  dos. 

D'autres  que  le  cardinal  Svampa 
peuvent  prétendre  à  Vignis  ardens  :  le 
cardinal  Manara,  par  exemple,  dont 
le  blason  de  famille  contient  un  autel 
fumant,  ou  le  cardinal  Pierotti  qui.  en 
sa  qualité  de  dominicain,  a  dans  les 
armes  de  son  Ordre  le  chien  symbo- 
lique de  saint  Dominique  qui  porte 
dans  sa  bouche  une  torche  enflammée. 

La  fantaisie  des  interprétateurs  ne 
connaît  point  de  limites.  Les  partisans 
du  cardinal  Rampolla  ne  se  sont-ils 
pas   imaginés   de    voir    en    lui    Yignis 


.MONSEIGNEUR    GOT'Ii,     C  AR  DIN  AL-MUl  N  K 

ardens,  à  cause  de  sa  nature  ardente  et 
de  son  tempérament  combatif,  à  cause 
aussi  de  son  pays  d'origine,  la  Sicile, 
où  l'Etna  fume  et  lance  des  flammes  ?- 

Aussi  les  amis  du  cardinal  Sérafino 
Vanutelli,  qui  est  l'adversaire  déter- 
miné de  Rampolla,  se  sont-ils  em- 
pressés de  revendiquer  la  désignation 
prophétique  pour  le  Grand  Péniten- 
cier, sous  prétexte  que  les  Séraphins. 
dans  les  vieilles  légendes,  sont  tou- 
jours représentés  avec  des  ailes  fulgu- 
rantes et  éblouissantes  de  clartés. 

Le  doux  cardinal  Gotti  lui-même, 
celui  que  naguère  on  désignait  comme 
le  successeur  probable  de  Léon  XIll, 
n'a  pu  échapper  à  l'ingéniosité  de  ses 
partisans.  Comme  quelqu'un  s'inquié- 
tait de  ne  pouvoir  lui  attribuer  en 
aucune  façon  Yignis  ardens^  un  prélat 
de  ses  amis  donna  l'explication  sui- 
vante qui  satisfit  son  interlocuteur  : 

—  Tranquillisez-vous,  lui  dit-il,  le 
cardinal  Gotti  est  au  contraire  désigné 


348 


AUTOUR     DU     CONCLAVE 


avec  la  plus  grande  précision.  Il  appar- 
tient à  Tordre  des  Carmélites,  dont  les 
origines  remontent  au  prophète  Elie, 
qui,  comme  chacun  sait,  fut  enlevé 
dans  le  ciel  sur  un  char  de  feu. 

En  faveur  de  Gotti,  on  a  même 
exhumé  une  autre  prophétie,  moins 
connue  que  celle  de  saint  Malachie. 
le  Vaticinhun  memorabile,  d'après  la- 
quelle le  futur  pape  sera  ((  ceint  d'une 
corde  et  viendra  du  rivage.  »  Or,  Gotti 
est  carmélite  et  archevêque  de  Gênes. 
Malgré  toutes  ces  prédictions,  le 
cardinal  Gotti  a  perdu  depuis  peu  bon 
nombre  de  ses  chances  à  la  tiare.  Il 
rencontra  pour  son  malheur  un  rédac- 
teur du  Figaro  et  se  laissa  interviewer. 
C'était  après  le  procès  des  Assomp- 
tionnistes.  Le  cardinal  ne  sut  pas  ou- 
blier qu'il  était  moine  et  fit  une  charge 
à  fond  contre  Rampolla,  qui  avait 
abandonné  les  Pères  de  la  Croix  aux 
rigueurs  du  gouvernement  français.  La 
critique  était  vive,  la  rancune  fut  tenace. 
Léon  XIII  et  son  secrétaire  d'Etat  par- 
donnaient difficilement  la  moindre  dé- 
sapprobation de  leur  politique.  Gotti 
tomba  en  une  sorte  de  disgrâce,  et 
depuis  cette  époque  il  vit.  entre  l'étude 
et  la  prière,  dans  la  solitude  d'un  cou- 
vent de  carmélites  d'où  les  journalistes 
sont  rigoureusement  bannis. 

Malgré  son  humble  origine,  le  car- 
dinal Gotti  a  fort  grand  air,  avec  quel- 
que chose  de  doux  et  de  hautain  tout  à 
la  fois.  Il  est  éminemment  décoratif,  mais 
il  possède  aussi  une  profonde  science 
théologique  ;  il  est  en  même  temps  un 
mathématicien  de  premier  ordre. 

Le  cardinal  Rampolla  est  la  figure 
la  plus  discutée,  la  plus  prônée,  la 
plus  combattue  du  Sacré  Collège,  non 
seulement  à  cause  de  ses  hautes  fonc- 
tions qui  en  font  en  quelque  sorte  un 
vice-pape,  mais  aussi  à  cause  de  son 
caractère.  Il  est  dur,  hardi,  rude,  sou- 
vent même  violent,  mais  toujours  sin- 
cère. Il  y  a  en  lui  quelque  chose  de  ces 


cardinaux  d'autrefois  qui  montaient  à 
l'assaut  des  villes.  Il  semble  plus  fait 
pour  combattre  que  pour  prier.  Aux 
cérémonies  de  Saint-Pierre  il  passe 
inaperçu  ;  aux  Consistoires  du  Vatican, 
il  est  magnifique  d'énergie  et  d'intelli- 
gence. C'est  un  dominateur.  Avec  de 
telles  qualités  et  de  tels  défauts,  il  s'est 
fait  des  amis  dévoués  et  des  adver- 
saires irréductibles. Le  vœu  de  Léon  XIII 
eût  été  de  l'avoir  comme  successeur  et 
comme  continuateur  de  sa  politique. 
Mais,  au  Conclave,  s'il  est  certain  de 
conserver  les  voix  amies,  il  est  aussi 
assuré  de  n'en  pas  gagner  une  de  plus. 
Le  cardinal  Oreglia,  Grand  Camer- 
lingue, le  cardinal  Seraphino  Vanu- 
telli.  Grand  Pénitencier,  le  cardinal 
S\ampa,  archevêque  de  Bologne,  et 
le  cardinal  di  Pietro,  Préfet  de  la  Con- 
grégation, sont  des  papes  possibles. 
Mais  quel  sera  l'élu? 

Aucun  d'eux,  affirment  les  fins  poli- 
tiques qui  gravitent  autour  du  Vatican. 
(3n  choisira  sans  doute  un  cardinal  peu 
connu,  chargé  d'ans,  éloigné  de  tous 
les  partis,  préoccupé  seulement  d'em- 
ployer les  dernières  années  de  sa  vie 
aux  fonctions  décoratives  de  la  dignité 
suprême. 

Mais  les  plus  habiles  s'y  trompent. 
Sixte-Quint  paraissait  bien  malade,  lui 
ausssi,  et  bien  peu  dangereux  :  il  fut  un 
pape  de  grande  allure.  Léon  Xlll 
n'inspirait  pas  plus  de  crainte,  et  il 
mena  ses  cardinaux,  pendant  vingt- 
cinq  ans,  avec  une  main  de  fer. 
Mais  qu'importe,  après  tout! 
Quel  que  soit  le  nou\eau  Pontife, 
quels  que  soient  son  caractère  et  sa 
\aleur,  l'Église  a  ce  privilège  précieux 
qu'elle  revêt  son  chef  d'une  auréole 
sainte  et  qu'elle  poursuit  sa  destinée  à 
travers  les  siècles,  immuable  et  tran- 
quille, à  l'abri  de  cette  soutane  blanche, 
dans  le  recueillement  des  peuples  ca- 
tholiques prosternés. 

François  (  >i<.\s  rui;. 


»&&y#€«Tt 


LA  GYMNASTIQUE     #— « 
B_#     CONTEMPORAINE 


o  o 


Notre  gymnastique  française,  faite 
surtout  d'exercices  acrobatiques,  est 
bien  loin  de  donner  les  résultats  qu'on 
serait  en  droit  d'en  attendre.  J'engage 
les  lecteurs  du  Monde  Moderne,  qui 
s'intéressent  à  ces  questions,  à 
assister  un  jour  à  un  concours  de 
gymnastique  et  d'y  étudier,  de 
vz'sw,  la  conformation  des  gym- 
nastes qui  y  prennent  part. 
S'il  leur  vient  à  l'idée  d'éta- 
blir une  comparaison  entre 
les  académies  des  jeunes 
gens  qu'ils  auront  sous  les 
yeux  et  celles  des  statues 
grecques  qu'ils  aurontpu  admirer 
dansnosmusées.ils  seront  obligés 
d'avouer,  ou  que  les  hommes 
d'aujourd'hui  ont  considérable- 
ment dégénéré  dans  la  laideur  du 
buste  surtout  ou  que  ceux  d'autre- 
fois possédaient  des  méthodes  de 
culture  physique  que  nous  avons 
perdues. 

C'est  cette  dernière  hypothèse 
qui  sera  la  vraie  :  la  pâte  humaine  n  a 
rien  perdu  de  sa  malléabilité  au  cours 
des  siècles,  mais  jusqu'à  ces  dernièies 
années  nous  ne  connaissions  vraiment 
plus  le  secret  de  la  morlclci-. 
.WIII   —  >(.. 


La  gymnastique  encore  officielle, 
dont  le  colonel  Amoros  nous  a  affligés, 
ne  peut  produire  de  beaux  hommes, 
dans  le  sens  que  les  anciens  donnaient 
à  ce  mot  et  dans  le  sens  que  lui 
donnent  encore  tous  les  artistes. 
Ce  qui  frappe  dans  le  profes- 
sionnel de  cette  gymnastique 
acrobatique,  c'est  le  très  grand 
dé\eIoppement  du  buste  et 
le  peu  d'ampleur  de  la 
partie  inférieure  du  corps. 
A  des  épaules  énormes 
correspondent  des  hanches 
étroites  et  des  jambes  grêles. 
C'est  tout  le  contraire  qui 
devrait  exister,  puisque  les 
membres  inférieurs,  servant  de 
support  naturel  au  corps,  doi\  ent 
être  fortement  musclés  pour 
donner  à  tout  l'organisme  une 
solide  assiette. 

Cette  anomalie  frappante  est 
le  produit  forcé  de  la  gymnas- 
tique aux  agrès. 
Cesexercices  nécessitent  une  véritable 
transposition  dans  l'action  des  membres 
et  font  jouer  aux  bras  le  rôle  que  nor- 
malement doivent  remplir  les  jambes. 
Le  poids  du  corps  est  suppoité  par  les 


LA      GYMNASTIQUE      CONTEMPORAINE 


bras,  aussi  bien  dans  les  mouvements 
qui  s'accomplissent  en  dessous  de  la 
barre,  du  trapèze  ou  des  anneaux  —  les 
bras  suspendent  alors  le  corps  —  que 
dans  les  exercices  en  dessus  —  les  bras 
soutenant  le  corps. 

Un  homme  qui,  depuis  nombre  d  an- 
nées, se  livre  aux  exercices  du  trapèze 
et  des  barres,  présente  une  voussure 
de  la  colonne  vertébrale  qui  atteint 
parfois  les  proportions  dune  véritable 
difformité. 

Les  épaules  aussi  sont  déformées 
par  un  mouvement  de  bascule  de  l'omo- 
plate qui,  tirée  en  avant  à  l'articula- 
tion, saille  en  arrière  à  son  extrémité 
inférieure  et  donne  au  gymnaste  ces 
épaules  ailées  qui  caractérisant  le  phti- 
sique très  maigre.  Elles  lui  donnent  les 
apparences  d  un  cachectique,  et  ce  ne 
sont  pas  là,  précisément,  les  attributs 
de  la  beauté  plastique.  Les  moignons 
des  épaules,  les  muscles  pectoraux  et 
dorsaux,  qui  acquièrent  du  développe- 
ment, font  paraître  la  poitrine  plus 
\  aste  dans  le  sens  transversal,  mais,  en 
réalité,  l'amplitude  des  mouvements 
respiratoires  n'a  pas  augmenté;  le  dia- 
mètre antéro-postérieur  est  le  même, 
il  n  a  pas  diminué,  mais  le  mou\  ement 
de  la  respiration  se  traduit  en  arrière 
par  la  voussure  convexe  du  dos.  La 
poitrine  n'est  pas  rentrée,  mais  les 
épaules  portées  en  a\ant  en  donnent 
l'illusion. 

Le  gymnasiarque  de  profession,  ou 
l'amateur  qui  abuse  des  agrès,  a  le 
cou  enfoncé  dans  les  épaules  et  le  dos 
rond. 

Telles  sont  les  critiques  sommaires, 
purement  physiologiques  et  anato- 
miques,  que  l'expérience  personnelle 
de  quinze  années  de  notre  \ie.  passion- 
nément données  à  la  gymnastique  aux 
engins,  dont  nous  fûmes  même,  il  y  a 
quelque  dix  ans,  quelque  peu  virtuose, 
nous  permettent  de  formuler  en  com- 
pagnie des  maîtres  incontestés  de  la 
physiologie  athlétique. 


Culture  Piiysioie. 

Jamais  peut-être  la  santé  humaine, 
la  beauté  et  la  force  ne  furent  plus  à 
Tordre  du  jour  des  préoccupations  des 
hommes  qu'à  notre  époque.  Hygié- 
nistes, médecins,  sociologues,  juste- 
ment émus  de  la  dégénérescence 
effrayante  dans  laquelle  la  vie  moderne 
surchauffée,  mangeuse  d'existences, 
précipite  Ihumanité  civilisée,  se  sont 
attelés  à  la  tâche  de  rechercher  les 
moyens  susceptibles  d'enrayer  cette 
décadence  et  de  rétablir  l'équilibre 
inconsidérément  rompu  entre  nos  fa- 
cultés physiques  et  nos  facultés  intel- 
lectuelles. 

Ce  ne  serait  assurément  pas  dans  le 
cadre  de  cet  article  d'expliquer  toutes 
les  causes  qui  ont  pu  contribuer  à  cet 
amoindrissement  de  notre  \italité  et  de 
philosopher  sur  elles.  Bien  certaine- 
ment la  longue  suite  de  guerres  que 
nous  avons  soutenues  de  1792  à  1^1  s 
n'y  ont  pas  été  étrangères.  Elles  ont 
pris  à  la  France  le  meilleur  de  son  sang 
et  le  meilleur  de  son  muscle. 

.Mais  ce  n'est  pourtant  là  qu'une 
cause  secondaire,  et  les  effroyables 
hécatombes  de  la  première  République 
et  du  premier  Empire  ne  peuvent  en- 
trer en  comparaison  meurtrière  avec 
la  consommation  d  hommes  que  l'in- 
dustrie, la  tuberculose,  1  alcoolisme,  le 
surmenage  intellectuel  ont  faite  depuis 
un  siècle. 

Epuisées  organiquement,  les  géné- 
rations de  travailleurs,  les  intellectuels 
aussi  bien  que  les  manuels,  plus  peut- 
être,  ont  présenté  aux  yeux  observa- 
teurs une  décroissance  constamment 
accrue  de  la  force  physique.  Les  défor- 
mations infantiles  se  sont  multipliées 
et  ainsi  se  sont  peuplés  de  rachitiques, 
de  scrofuleux,  les  hôpitaux  d  enfants. 
pau\  res,  douces  et  innocentes créaluies 
Nouées  à  la  souffrance  exécrable  et  à  la 
\  ie  sans  joie  !  Et  c  est  à  eux  surtout 
que  doit  aller  notre  immense  pitié 
parce  qu'ils  n'ont  pas  mérité  l'héritage 


LA      GYMNASTIQUE      CONTEMPORAIN 


de  misère  qu'on  leur  a  légué.  Oui,  la 
société  qui  édifie  au  bord  de  la  nier, 
au  vent  du  grand  large,  ces  immenses 
hôpitaux,  comme  celui  de  Berck-sur- 
Mer  par  exemple,  fait  œuvre  de  solida- 
rité et  de  fraternité,  mais  elle  ferait 
mieux  de  travail- 
ler avec  plus  de 
conscience  à  la 
régénération  de 
s;s  enfants. 

Il  va  'sans  dire 
que  de  la  beauté, 
la  santé  est  la  con- 
dition sine  quel 
non,  et  qu  il  n'est 
rien  d'affligeant  et 
de  laid  comme  le 
spectaclededéfor- 
formation  anato- 
mique  dont  tant 
de  malheureux 
sont  aujourd'hui 
atteints.  Et  c'est 
surtout  chez  les 
enfants  que  ces 
infirmités  par- 
viennent à  leur 
suprême  degré  de 
tristesse. 

C'est  à  cette 
œuvre  de  santé  et 
de  beauté  que 
s'emploie  \  icto- 
rieusement  depuis 
quelques  années 
déjà,  la  culture 
physique  telle  que 
nouslaconcex  ons. 

Parétymologie, 
.a  culture  phy- 
sique n'a  qu'un  but  :  la  culture  du 
corps,  pour  arriver  au  dé\eloppement 
complet  de  l'homme  et  le  mettre  en 
possession  de  toute  la  beauté  et  de 
l(")Ute  la  force  que  la  natuie  a  déposées 
eu  lui. 

lu  c'est  là  une  ambition  que  tous  les 
lecteurs  du  Monde  Moderne  ont  sûre- 
ment éprouNce.  les  parents  pour  leuis 


enfants,  les  enfants  pour  eux-mêmes. 
11  n'est  arrivé  à  personne,  en  visitant 
un  musée,  le  Louvre  par  exemple,  où 
se  trouvent  réunis  les  plus  merveilleux 
chefs-d'œuvre  de  la  peinture  et  de  la 
statuaire,  de  ne  pas  désirer  avoir  un 
fils  ou  une  fille 
aussi  complète- 
ment beaux  qu'A- 
pollon ou  que 
Vénus. 

Si  les  artistes 
de  l'antiquité  ont 
réussi  à  symbo- 
liser avec  une  telle 
perfection,  la 
beauté  et  la  force 
dans  le  marbre  ou 
le  bronze,  c'est 
qu  ils  avaient  sous 
les  yeux  des  mo- 
dèles dont  la  per- 
fection approchait 
de  bien  près  celle 
qu'ils  ont  eux- 
mêmes  exprimée. 
C'est  qu'en  effet, 
nulle  part,  à  tra- 
vers tout  le  passé, 
le  culte  de  la 
beauté  n'a  étéplus 
en  honneur  que 
chez  les  Grecs. 

Cette  beauté,  ils 
l'aimaient  dans  la 
poésie,  dans  la 
littérature,  dans 
les  arts,  mais  ils 
l'aimaient  surtout 
dans  la  forme  hu- 
maine, et  leur  sys- 
tème d'éducation  \  isait  la  double  per- 
fectionde  l'esprit  et  du  corps.  C'est  pour 
cela  que  leurs  écoles,  leurs  (i  gymna- 
ses ))  n'avaient  qu'une  bien  lointaine 
analogie  avec  nos  écoles  actuelles. 
On  s'y  instruisait  en  marchant  et  la 
culture  physique  y  tenait  une  place  au 
moins  aussi  large  que  la  culture  intel- 
lectuelle. 


LA     GYMNASTIQUE     CONTEMPORAINE 


La  plus  grande  am- 
bition d'un  Grec  était 
d'être  à  la  fois  un 
athlète  et  un  philo- 
sophe, de  ceindre,  aux 
jeux  d'Olympie,  de 
Delphes,  de  Némée  et 
de  l'Isthme  la  couronne 
de  lauriers  des  vain- 
queurs,et  de  remporter 
sur  l'agora  le  prix  de 
l'éloquence. 

La  gymnastique  des 
Grecs  ne  ressem- 
blait pas  à  la 
nôtre.  Dans  leurs 
gymnases,  vous 
n'auriez  rien  vu 
de  ces  appareils 
bizarres  qui  sont  appendus  aux 
plafonds  des  nôtres  ;  quelques 
cordes  lisses  et  c'était  à  peu  près 
tout,  mais  les  haltères  y  étaient 
à  profusion. 

Ce    sont    les    Grecs     qui     ont 
in\entéce  merveilleux  et  rustique 
appareil  dont   la    simplicité    fé- 
conde ne  connaît  point  de  rivale. 
Ils     l'avaient    d'abord     imaginé 
pour    sauter,    mais     bientôt    ils 
l'employèrent    aux    mouvements 
des  bras.  Les  exercices  aux  hal- 
tères alternaient   chez    eux  avec 
la  lutte,    la   danse,   la  penthalte  et  le 
ceste,  exercices  auxquels  venaient  s'a- 
jouter  l'hydrothérapie,    la    balnéothé- 
rapie  et  le  massage. 

Et  c'est  cette  gymnastique  qui  faisait 
ces  hommes  remarquables  dont  on 
admire  au  Louvre  de  si  merveilleux 
spécimens. 

La  \  Kurr.Mii.K  Gyain.\stiquf, 

On  en  conclura  certainement  a\cc 
nous,  que  notre  système  actuel  d  édu- 
cation physique  est  défectueux  et 
qu'il  faut  y  renoncer  quelle  que  soit  la 
force  que  la  routine  peut  lui  avoir 
imprimée  depuis  un   demi-siècle. 

Les   Suédois,  qui.  au    point    de    \  uc 


plastique,  sont  les  Grecs  modernes, 
possèdent  une  méthode  de  développe- 
ment corporel  donnant  des  résultats 
magnifiques  et  faisant  des  hommes 
beaux  comme  des  dieux  antiques.  C'est 
la  méthode  de  Ling.  Elle  tend  surtout, 
d'une  façon  scientifique  rationnelle, 
au  perfectionnement  réel  de  tout  le 
corps.  Bien  que  ses  mouvements  à  vide 
paraissent  au  premier  abord  semblables 
aux  mouvements  d'assouplissement  des 
autres  écoles,  il  n'en  est  rien  ;  en  réalité, 
dans  tous  les  exercices  suédois,  qu'on 
s'adresse  aux  muscles  dorsaux, 
aux  latéraux  ou  aux  abdominaux, 
l'élargissement  de  la  poitrine  est 
poursuivi  par  l'effacement  du 
ventre,  le  recul  des  épaules  et  la 
rectitude  de  la  tête. 

On  y  pratique,  en  outre,  la 
suspension  au  bomme^  sorte  de 
petite  poutre  horizontale  que 
l'on  fixe  à  différentes  hauteurs, 
et  aux  espaliers^  séries  de  bar- 
reaux horizontaux  appliqués 
contre  les  murs,  de  même  que 
les  exercices  et  dé\eloppements 
sur  le  sol:  exercices  d'exécution 
simple  et  peu  fatigante,  dont 
l'exécution  méthodi- 
que est  très  propre 
à  la  correction  des 
fausses  attitudes,  à 
l'harmonie  extérieure  du 
corps,  en  particulier  de  la 
poitrine  et  des  épaules,  et  au 
bon  accomplissement  des 
fonctions   respiratoires. 

Assurément,  si  nous  n'a- 
vions en  \  ue  qu'une  gym- 
nastique pour  sujets  débiles 
ou  déformés,  à  toutes  les 
méthodes,  c'est  la  méthode 
suédoise  que  nous  préfére- 
rions. Et  c'est  sa  théiapeu- 
tique  qu'il  faudrait  appli- 
quer aux  enfants  malingres 
et  souffreteux  qui  sont  ve- 
nus au  monde  héréditaire- 
ment ta  lés. 


LA    GYMNASTIQUE    CON  TEM  1' OR  AINE 


25'i 


Mais  la  gymnastique  de  Ling  est, 
à  notre  avis,  trop  exclusivement 
médicale  ;  il  faut  songer  aussi  aux  sujets 
normaux.  Il  est  certainement  bien  de 
tourner  constamment  ses  regards  vers 
les  souffrants  pour  apaiser  leurs  maux 
et  leur  donner  la  santé,  mais  il  ne  faut 
point  pour  cela  négliger  les  forts,  ou 
ceux  qui  peuvent  le  devenir,  car  ce  sont 
ceux-là  qui  sont  pour  l'avenir  social 
le  gage  le  plus  précieux  et  pour 
l'humanité  tout  entière  la  certitude  du 
progrès. 

On  ^  ante  fort  la  méthode  anglaise 
de  Sandow  et  nous  en  avons  pourtant 
une  en  France  qui  vaut  mieux  quelle, 
c'est  celle  de  Desbonnet.  Le  plus 
grand  malheur  pour  lui. 
c'est  d'être  Français. 
S'il  s'était  affublé  d'un 
nom  aux  consonnances 
d'.outre-Rhin  ou  d'outre-Manche, 
il  y  a  longtemps  qu'il  serait 
célèbre.  xMais  il  est  des  nôtres 
et  c'est  pour  notre  bon  sens  une 
raisonsuffisantepour  le  dédaigner. 
Pourtant,  sa  gymnastique  est  la 
vraie;  elle  répond  victorieusement 
aux  objections  que  nous  fai- 
sions à  la  gymnastique  suédoise, 
étant  demi-athlétique  et  demi- 
médicale, 
juste  mi- 
^-_^    »,  j.  lieu  entre 

^  "!S>  W^  9r^^^  les      mouvements 
élégants,  mais 

trop  doux  de  Ling,  et 
les  efforts  exagérés  et 
grotesques  du  colonel 
Amoros. 

C'est  de  cette  gym- 
nastique que  Desbon- 
net, parti  des  degrés 
les  plus  bas  de  la  force 
humaine,  s'est  servi 
après  l'avoir  décou- 
verte, pour  parvenir 
aux  sommets  les  plus 
élevés  delà  puissance 
musculaire    et    à    une 


beauté  plastique  à  peu  près 

parfaite.  Cettegymnastique 

est  exclusivement  for- 
mée    d'exercices    dits 

du  plancher. 

On   comprend   qu'il 

nous  est  impossible  ici 

d'en  faire  une  exposi- 
tion   complète,    qui    nous 

entraînerait    bien    au  delà 

des  limites  d'un  article. 
Mais  il  est  évident  qu'il 

ne   faudrait    pas   se   payer 

uniquement    de     mots     et 

que  la  meilleure    manière 

de  prouver  l'excellence 
d'une  méthode  de 
culture  physique, 
c'est  de  fournir  les 
exemples  de  ce  qu'elle  a  donné. 
Tout  le  monde  a  vu,  ou  en  tout 
cas  a  lu,  dans  les  journaux,  qu'un 
athlète  américain,  Lionel  Strong- 
fort,  d'une  force  colossale  s'exhibait 
tous  les  soirs  au  Moulin-Rouge 
dans  des  poses  plastiques  et  portait 
sur  ses  épaules  une  automobile 
pesant  près  de  mille  kilogrammes. 
Lionel  Strongfort  est  un  élève 
du  professeur  américain  Attila  et 
c'est  un  des  plus  magnifiques 
spécimens  de  la  beauté  humaine 
que  l'on  puisse  rêver. 

L'Athlète   n'est  pas  une  brute. 

Il  faut  aussi  qu'une  bonne  fois  poui 
toutes,  ceux  qui  voudront  nous  faire 
l'honneur  de  lire  ces  lignes,  ne  soient 
pas  exposés  à  confondre  les  amateurs 
d'athlétisme  avec  ces  bateleurs  de  foires 
et  de  places  publiques,  ventrus  et 
empâtés  dans  la  graisse,  dont  les  voix 
caverneuses  et  éraillées  groupent  les 
badauds  aux  carrefours.  Ceux-là  sont, 
de  l'athlétisme,  les  brebis  galeuses,  les 
lourdauds  inélégants,  inharmoniques, 
qui  jonglent  avec  des  poids  truqués  et 
des  haltères  de  zinc  creux.  Leurs 
exhibitions  sont   un  attentat  à   l'esthé- 


-'"H 


LA    GVMNASTIOUF:     CONTEMPORAINK 


^f^\  tique  humaine,  de  même 

■pT^';  ,   /  que  leur  langue  et  leurs 

^*t  g^  /  mœurs  sont,  générale- 
^  ^T  ment,  de  tout  point 
déplorables.  L'alcool  est 
fort  en  honneur  parmi 
eux  et  beaucoup,  qui 
tombent  des  records  à 
bras  tendus  avec  des 
poids  de  carton,  restent 
incontestablement  plus 
aptes  à  battre  des 
records  de  capacité 
gastrique.  Les  femmes 
surtout  sont  ignobles  et 
laides,  déformées  au 
physique,  oblitérées  au 
moral,  ayant  perdu  de 
leur  sexe  tout  ce  qui  en 
fait  la  grâce,  la  beauté,  ^  l'attrait,  le 
charme  qui  captive  et  retient. 

La  monstruosité  morale,  l'atrophie 
intellectuelle  ont  suivi  une  marche 
parallèle  et  inverse  du  développement 
phvsique.  Il  semble  que  chez  eux  l'exa- 
gération musculaiie  a  \ïdé  le  cerveau, 
frappé  danesthésie  la  substance  géné- 
ratrice  de  la   pensée. 

Ce  sont  des  brutes,  des  produits  fac- 
tices d'une  éducation  irraisonnée  et 
exclusive,  des  hypertrophiés  de  certains 
organes  de  la  musculature,  des  atro- 
phiés cérébraux.  Une  seule  partie  de 
leur  dualité  s'est  développée,  la 
physique,  etcncoïc  en  dépit  des  règles 
les  plus  élémentaires  de  l'harmonie 
humaine.  Ils  sont  incomplets,  déséqui- 
librés, anormaux  ;  l'alcool  et  les  excès 
gastronomiques  ont  parachexé  la  lai- 
deur. 

Un  l'hidias,  un  Praxitèle,  un  Léo- 
nard de  Vinci  eussent  bondi  d'indigna- 
tion à  leur  vue.  Ce  sont  eux  qui  ont 
jeté  sur  1  athlétisme  le  discrédit  duquel 
il  commence  à  peine  de  sortir. 

Le  gros  pul^lic  incompétent  et  peu 
obser\aleui'  les  qualifie  |d'athlètes, 
d  iiercules,  de  lutteurs,  de  faiseurs  de 
poids.  Il  entre  autant  de  mépris  dans 
ces  appellations  c|U  il    rlc\iait    v  entier 


de  vrai  respect  pour  les  véritables  athlè- 
tes, pour  ceux  qui  dans  un  beau  corps 
abritent  une  belle  âme  et  une  belle 
intelligence. 

Car  c'est  là  l'idéal  que  nous  préten- 
dons atteindre,  l'idéal  auquel  sont  par- 
venus ceux  qui  se  sont  confiés  aux 
principes  de  la  culture  physique  rai- 
sonnée. 

Maspoli,  voilà  assurément  un  des 
hommes  les  plus  forts  et  les  plus  beaux 
qui  soient  au  monde,  un  homme  qui, 
en  Angleterre,  pays  de  muscle  et  de 
sport,  n'a  trouvé  personne  pour  appro- 
cher ses  records  de  poids  lourds.  Eh 
bien,  cet  hommen'est  pas  seulement  un 
gentleman  dans  l'acception  entière  que 
nos  formalistes  voisins  attachent  à  ce 
mot,  c'est  encore  un  sculpteur  des  plus 
distingués. 

\'oilà  deux  frères,  Léon  Sée,  ingé- 
nieur, Alexandre  Sée,  artiste  peintre. 
Ce  sont  deux  athlètes  remarquables  et 
deux  intellectuels  ! 

Maspoli,  les  deux  Sée,  et  tant  d'au- 
tres que  nous  pourrions  citer,  ne  sont  à 
vrai  dire,  ni  des  athlètes,  ni  des  intel- 
lectuels, ce  sont  tout  simplement  de 
vrais  hommes  chez  qui  tous  les  ressorts 
de  l'énergie,  de  la  puissance  ont 
été  poussés  aux  limites  extrêmes- 
Tandis  que  chez  eux,  par  une 
culture  scientifique,  les  muscles 
augmentaient  de 
densité  et  sail-  ^■ 
lissaient  dans 
ces  proportions 
admirablesdoù  se  dégage  la 
beauté  plastique,  le  cerxeau 

n'était  point  laissé  en  friche. 

Lui    aussi,  par  l'étude,    qui 

est    sa  gymnastique    à    lui, 

se   développait,    augmentait 

son  mystérieux  et  formidable 

pouvoir.  Laflammedebintel- 

ligence  au  sommet  de  1  édilice 

humain    plus    fort    et     plus 

beau     luisait    de    son     éclat 

souverain. 

(v'est    une  sottise   de   pré- 


LA     (GYMNASTIQUE    CONTEMPOf^  AINE 


tendre  qu'aux  hommes  d'étude  sont  re- 
fusées les  joies  de  la  large  vie  des 
muscles,  de  même  que  c'est  une  sottise 
inverse  daflirmer  que  les  adeptes 
du  muscle  sont  pour  jamais  sourds 
aux  délices  profondes  de  l'intellectua- 
lité. 

Platon  était  un  athlète  et  un  philo- 
sophe. Pascal,  qui  ne  fut  qu'un  penseur, 
devint  fou. 

La  cérébralité  goulue  mangea  l'en- 
veloppe trop  frêle,  se  tendit  à  l'excès 
et  se  brisa. 

L'athlétisme  entre  dans  une  voie 
nouvelle.  Dégagé  de  la  gangue  ignomi- 
nieuse des  bateleurs  de  places  publi- 
ques, il  va  reprendre  son  rôle  dans  la 
cité  humaine  pour  la  santé,  pour  la 
beauté  et  aussi  pour  la  bonté.  Car, 
c'est  encore  un  fait  que  la  puissance 
musculaire  porte  l'homme  à  la  bonté,  à 
la  patience,  à  la  longanimité,  à  la  ma- 
gnanimité. 

La  méchanceté  est  une  herbe  ché- 
îive,  qui  ne  peut  croître  dans  l'âme  d'un 
véritable  athlète  ;  la  douce  et  modeste 
ileur  de  bonté,  au  contraire,  y  pousse 
et  la  parfume. 

De  nos  jours,  l'athlétisme  hellénique 
ressuscite,  accru  des  apports  de  la 
science  moderne  à  la  physiologie,  de 
tout  ce  que  l'expérience  et  ^obser^'a- 
tion  nous  ont  enseigné  depuis  Milon 
de  C^rotone,  mais  toujours  entier 
dans  son  idéal  de  beauté,  dans  sa 
suprême  grandeur  de  réaliser  la  pensée 
de  Juvénal  :  mens  sana  in  corporc 
saito . 

En  résumé,  le  faux  athlète  est  une 
brute,  le  véritable  athlèteestun  homme 
complet,  mettant  au  service  de  sa  va- 
leur esthétique  et  intellectuelle  une 
puissance  décuplée.  C'est  un  ami  pas- 
sionné de  cette  beauté  dont  les  grands 
artistes  de  toutes  les  époques  ont  fixé 
dans  le  marbre  ou  sur  la  toile  la  su- 
blime perfection. 

Chercher  à  l'atteindre  et  à  la  réaliser 
dans  la  vie  est  un  rêve  qui  vaut  la  peine 
d'être  rêvé. 


Les  Fe.M-mes  et  les  Enfants 

NE     SONT     pas      exclus     DE    LA    CuLTURE 

Physique. 

Ce  qui  fait  encore  la  supériorité  de 
la  culture  physique  sur  toutes  les 
autres  méthodes  d'éducation  physique, 
c'est  que  ni  les  femmes  ni  les  enfants 
n'en  sont  exclus. 

On  sait,  en  effet,  qu'il  est  impossible 
sans  danger  à  une  femme  de  se  livrer 
aux  exercices  difficiles  de  la  gymnas- 
tique acrobatique. 

On  a  essayé  d'introduire  dans  les 
établissements  d'éducation  et  d'instruc- 
tion de  jeunes  filles,  la  gymnastique 
d'agrès,  mais  il  a  fallu  y  renoncer  rapi- 
dement non  pas  seulement  à  cause 
d'accidents  toujours  possibles,  vu  la 
constitution  délicate  et  fragile  de  la 
femme,  mais  encore  par  le  déveli>ppe- 
ment  musculaire  exagéré  qu'elle  don- 
nait aux  membres  supérieurs,  dévelop- 
pement non  compatible  a\ec  l'esthé- 
tique féminine. 

La    gymnastique    acrobatique    n'est 


■56 


LA     GV-MXASTIQUE     CONTE  M  I' O  R  A|I  N  E 


pas  davantage  à  la  portée  des  entants, 
imprudents  par  nature  et  chez  qui  les 
efforts  qu'elle  nécessite  peuvent  déter- 
miner un  arrêt  de  la  croissance. 

Il  n'en  est  pas  de  même  pour  la  cul- 
ture physique.  Sa  faculté  de  graduer 
la  dépense  musculaire  et  l'harmonie 
des  mouvements  qui  la  carac- 
térise la  rendent  appli- 
cableàtous.  aux  enfants, 
aux  femmes,  aux 
hommes,  quelles 
que  soient  leurs 
forces  et  leurs  con- 
ditions  morbides. 

Elle  aide  et  favorise  la  croissance  des 
enfants,  donne  aux  formes  féminines 
plus  de  grâce  :  à  la  tenue,  au  maintien, 
plus  d'élégance  et  de  souplesse. 

Aussi,    diminuer  dans  l'espèce  hu- 


maine la  somme  des  souffrances,  f^ué- 
rir  les  malades,  supprimer  les  diffor- 
mités, donner  aux  faibles,  avec  la  santé, 
la  force  et  la  beauté,  aux  forts  plus  de 
puissance,  à  tous  la  faculté  de  jouir 
pleinement  de  la 
vieetde  la  léguera 
d'autres  en  un  tré- 
sor qu'on  a  le 
devoir  d'accroître 
sans  cesse,  déve- 
lopper tout  l'être 
jusqu'aux  limites 
extrêmes  de  la  per- 
fection humaine, 
telle  est  l'ambition  de  la  culture  phy- 
sique. 

Elle  a  déjà  prouvé  que  cette  ambition 
n'est  pas  au-dessus  de  ses  moyens. 
Albert  Surier. 


L^ANNIVERSAIRE 


Ils  s'étaient  connus  au  bal,  et  le  flirt 
léger,  éclos  à  la  lumière  des  lustres  et 
bercéparunevalsetzigane,  était  devenu 
peu  à  peu  un  véritable  amour. 

Lorsque  Yvonne  deMazeilles  passait 
au  bras  de  Georges  de  Vaumont,  on  ne 
pouvait  rêver  un  couple  plus  harmo- 
nieux. Elle  était  fine  et  mignonne 
comme  un  bibelot  détagère,  avec  des 
mains  et  des  pieds  d'enfant.  Des  che- 
veux très  fins  moussaient  en  auréole 
d'or  autour  d'un  visage  mutin,  au  nez 
légèrement  retroussé;  un  teint  très 
pur,  une  bouche  délicatement  ciselée 
et  des  yeux  bruns  dont  l'expression 
douce  et  sérieuse  corrigeait  ce  que  le 
visage  avait  d'un  peu  trop  gamin.  C>e 
contraste  piquant  était  son  grand 
attrait,  car  il  ajoutait  à  sa  grâce  fragile 
de  blonde  le  charme  enveloppant  des 
brunes. 
XVIII.  —   I-. 


Georges  de  Vaumont  était  grand, 
mince,  souple,  avec  cette  aisance  élé- 
gante que  seule  donne  la  race,  ce  je  ne 
sais  quoi  indéfinissable  qu'on  reçoit  en 
naissant,  mais  qu'on  n'achète  pas. 

Ses  cheveux  châtains  faisaient  valoir 
son  teint  mat  où  brillaient  de  splen- 
dides  yeux  noirs,  tour  à  tour  passion- 
nés et  rêveurs,  câlins  et  impérieux; 
une  fine  moustache  soyeuse  ombra- 
geait une  bouche  un  peu  moqueuse, 
s'ouvrant  sur  des  dents  éclatantes. 

Jeunes  tous  deux,  de  même  caste, 
de  même  fortune,  ils  étaient  faits  l'un 
pour  l'autre.  Aussi,  après  une  saison 
où  ils  a\  aient  presque  toujours  dansé 
ensemble,  le  monde  apprit  a\ec  plaisir 
leur  mariage. 

'^'\onne  ci'oyait  que  ce  jour-là  n'arri- 
verait jamais  et  elle  disait  à  ses  amies: 

—  Je  ne  croirai  à  mon  bonheur  qu'en 


258 


LANNIVERSAUŒ 


descendant    les  marches    de    l'église! 

Ils  se  marièrent  à  Mazeilles,  petit 
village  de  Normandie  où  la  famille 
d'Yvonne  habitait  un  ancien  château 
seigneurial  donné  par  Louis  XI\\  en 
1678,  à  Guy  de  Mazeilles.  après  la  paix 
de  Nimègue. 

Leur  voyage  de  noce  dura  six  mois; 
ils  visitèrent  l'Italie,  l'Espagne,  la  Pa- 
lestine et  la  Grèce.  Tous  les  deux  très 
artistes,  vibrant  à  l'unisson,  ils  eurent, 
pendant  ce  voyage,  des  jouissances 
rares,  exquises,  car  il  semble  que  l'on 
s'aime  deux  fois  lorsqu'on  s'aime  de  la 
même  manière. 

A  leur  retour  à  Paris,  ils  s'installèrent 
dans  un  élégant  petit  hôtel  à  Passy,  où 
ils  vécurent  loin  du  tourbillon  mon- 
dain, savourant  jalousement  leur  bon- 
heur. 

Un  joli  bébé  était  venu  accroître  leur 
joie.  Cet  ange  aux  cheveux  bruns  était 
le  vivant  portrait  de  son  père  :  même 
regard,  même  sourire,  et  plus  tard 
même  démarche  fière. 

C'était  la  gaieté  de  la  maison,  ce 
petit  Guy:  malheureusement,  en  ve- 
nant au  monde,  il  avait  dérobé  un  peu 
de  la  belle  santé  de  sa  mère  qui,  depuis 
sa  naissance,  était  restée  souffrante. 
Sans  être  vraiment  malade,  elle  était 
devenue  très  frêle  et  avait  dû  aban- 
donner sa  distraction  favorite  :  monter 
à  cheval  avec  son  mari. 

Le  tennis,  le  patinage  qu'elle  aimait 
aussi  beaucoup  et  où  elle  excellait,  lui 
étaient  également  interdits.  Heureuse- 
ment, très  bonne  musicienne,  elle  ac- 
compagnait son  mari,  qui  avait  une 
voix  chaude,  magnifiquement  timbrée. 
Aussi,  le  soir,  c'était  à  eux  deux  d'inter- 
minables concerts,  et  souvent  le  jeune 
Guy.  qui  adorait  déjà  la  musique, 
séchappait  de  sa  chambic  dans  sa 
longue  robe  de  nuit,  et,  passant  sa  lélc 
mutine  à  travers  la  porte,  criait  : 
iira\o,  papa,  encore! 

C'élail  un  enfant  d'une  intelligence 
et  d  une  sensibilité  extraordinaires. 
In    jour,    il    a\ait    ahjrs    quatie    ans. 


voyant  sa  mère  plus  fatiguée  que  de 
coutume,  il  lui  avait  dit  en  l'embras- 
sant : 

—  Petite  mère  chérie,  je  voudrais 
aller  au  ciel  demander  au  bon  Dieu  de 
te  donner  la  santé;  il  me  semble  que 
si  je  pouvais  lui  parler,  il  ne  me  le 
refuserait  pas  ! 

Le  temps  passait;  le  jeune  ménage 
était  toujours  aussi  uni,  aussi  heureux 
qu'au  premier  jour.  Pour  ne  pas  laisser 
sa  femme  seule,  Georges  sortait  très 
peu;  il  occupait  ses  loisirs  en  peignant 
avec  un  goût  très  sûr,  de  jolies  aqua- 
relles, et  son  triomphe  avait  été  une 
miniature  de  son  fils  qui  venait  d'avoir 
huit  ans. 

Un  soir,  en  rentrant,  M.  de  \'au- 
mont  dit  à  sa  femme  : 

—  De\ine  un  peu  qui  je  viens  de 
rencontrer,  malheureuse  et  triste  à 
faire  pitié  >  Ma  cousine  de  la  Jarre  !  Tu 
sais  que  j'étais  très  étonné  de  ne  plus 
avoir  de  ses  nouvelles;  son  mari  s'est 
ruiné  au  jeu  et,  comme  un  lâche,  il  s'est 
tué,  la  laissant  seule  au  monde  et  sans 
fortune. 

—  Tu  aurais  dû  l'amener,  Georges, 
j'aurais  essayé  de  la  consoler  un  peu. 

—  j'y  ai  pensé;  aussi  je  l'ai  invitée  à 
déjeuner  pour  demain. 

—  Comme     tu    as    bien      fait!     I 
faudra    l'entourer     beaucoup,    pauvre 
femme,  et  lui  donner  un  peu  l'illusion 
d'avoir  encore  une  famille! 

Le  lendemain  à  onze  heures,  Georges 
ai  rivait  avec  sa  cousine.  C'était  un  type 
étrange,  d'une  beauté  peu  banale. 
(>asquée  de  chexeux  noirs,  de  ce  noir 
bleuté  si  rare,  qui  descendaient  en 
épais  bandeaux  autour  d'un  ovale  très 
pur;  une  peau  fine  et  blanche  qui  lais- 
sait transparaître  aux  tempes  un  l'éseau 
bleuâtre;  une  bouche  d'une  rougeui' 
d  arbouse,  aux  lèvres  finement  arquées, 
un  peu  dédaigneuses  peut-être,  et  des 
veux  gris  vert,  étincelants,  frangés  de 
longs  cils  noirs  qui  \oiiaient  leur  éclat 
métallique  et  inquiétant  ;  un  profil  de 
madone,  mais  des  veux  de  sirène. 


L'  A  N  M  V  E  R  s  A I  R  E 


J59 


Sa  taille  ondoyante,  admirablement 
proportionnée,  était  moulée  dans  une 
élégante  robe  noire,  sobrement  garnie 
de  crêpe. 

La  voix  était  harmonieuse,  avec  des 
inflexions  caressantes  et  rappelait 
parfois  celle  de  Georges. 

Tout  de  suite,  Yvonne  fut  gagnée 
par  le  charme  étrange,  mais  indiscu- 
table, qui  émanait  de  V^alentine.  Sans 
être  gaie,  ce  qui  eût  été  de  mauvais 
goût,  M""^  de  la  Jarre  sut  captiver  sa 
cousine,  causant  avec  esprit  et  finesse. 
Elle  glissa  sur  la  mort  de  son  mari  et 
la  triste  situation  où  elle  était  restée 
avec  beaucoup  de  tact,  en  disant  seule- 
ment combien  il  était  pénible  de  vivre 
seule,  sans  enfant. 

—  Ah!  si  j'avais  un  amour  comme 
celui-ci!  dit-elle  en  prenant  Guy  sur  ses 
genoux.  Tu  m'appelleras  tante,  n'est-ce 
pas  chéri,  cela  me  rendra  si  heureuse! 

—  Non  madame,  dit  Guy  poliment. 

—  Et  pourquoi  r 

—  Parce  que  vous  n'êtes  pas  ma 
vraie  tante  et  je  ne  veux  pas  mentir. 

—  Mais  on  te  le  permet;  ça  ne  fait 
rien;  n'est-ce  pas  Georges > 

—  Allons,  Guy,  dit  celui-ci,  pas 
d'enfantillage;  tu  appelleras  cette 
dame,  ma  tante,  ou  bien  tu  sortiras  de 
la  pièce! 

—  Eh  bien  papa,  j'aime  mieux  sortir, 
dit  le  petit  homme  en  regardant  \'a- 
lentine,  et  de  son  pas  décidé,  il  quitta 
le  salon. 

Cette  scène  a\ait  jeté  un  malaise 
inexplicable;  pour  le  dissiper,  on  lit  un 
peu  de  musique. 

La  journée  s'avançait,  \'alentine  se 
retira  et,  le  quartier  étant  un  peu  désert, 
Georges  l'accompagna. 

Restée  seule,  Y\onne  alla  retrouver 
Guy  dans  sa  chambre  d'études;  l'en- 
fant était  occupé  à  faire  ses  devoirs  et 
n'avait  pas  entendu  entrer  sa  mère. 

—  Comment  Guy,  on  ne  vient  pas 
demander  pardon  d'avoir  été  méchant 
aujourd'hui >  Pourquoi  as-tu  désobéi 
tantôt?-  (>  est  très  mal;  tu  vois  comme 


tu  as  fâché  papa!  Cette  dame  t'aime 
beaucoup,  elle  a  du  chagrin  de  ne  pas 
avoir  un  petit  garçon  comme  toi  pour 
lui  tenir  compagnie,  et  il  faut  que  tu 
l'aimes  aussi,  mon  chéri. 

—  Non.  jamais,  maman!  dit  le  petit 
garçon  avec  une  énergie  bizarre;  je  la 
déteste,  elle  a  l'air  méchant  avec  ses 
vilains  yeux  verts,  et  j'ai  bien  vu  comme 
elle  était  contente  de  me  faire  gronder  ! 
Et  puis  dans  mon  cœur,  maman,  il  n'y 
a  plus  de  place.  Dans  la  première  moi- 
tié, il  y  a  le  bon  Dieu,  dans  la  seconde, 
papa  et  maman,  et  c'est  tout  !  Ah  !  et 
puis,  dit-il  en  souriant,  il  y  a  aussi  un 
petit  coin  pour  Dick  ! 

Celui-ci  était  un  petit  poney  irlandais 
qu'on  lui  avait  donné  pour  ses  étrennes 
et  qu'il  montait  déjà  très  gentmient 

\'oyant  sa  mère  qui  souriait,  il  lui 
jeta  les  bras  autour  du  cou,  dans  un 
élan  de  tendresse,  en  disant  : 

— ■  \'ous  n'êtes  plus  fâchée,  maman, 
puisque  vous  riez  ? 

Et  entre  deux  baisers  Guv  fut  par- 
donné. 


II 


M'""  de  la  Jarre  était  devenue  mam- 
tenant  la  compagne  inséparable  d'Y- 
vonne. Elle  passait  de  longues  heures 
auprès  d  elle,  lui  faisant  de  la  musique, 
lisant  ses  auteurs  favoris  et  tâchant  par 
mille  moyens  de  distraire  ses  heures  de 
réclusion. 

Souvent  Al'"'  de  X'aumont.  ne  voulant 
pas  la  priver  de  sortir,  disait  à  \'alen- 
tine  de  monter  sa  jument  .ariette  et  de 
faire  quelques  promenades  avec  Geor- 
ges et  Guy. 

Très  bonne  amazone.  M'"'  de  la 
Jarre  avait  accepté  :  mais  le  plus  sou- 
vent Guy  restait  à  la  maison,  aimant 
mieux  se  priver  de  son  plaisir  favori 
plutôt  que  de  sortir  avec  cette  pseudo- 
tante qu'il  n'aimait  pas. 

i'ous  les  ans,  au  mois  de  mai,  les  de 
X'aumont  partaient  pour  iMazeilles.  Les 
parents    d  Yvonne     étaient     morts   et 


L  A  N  N  I  V  E  R  s  A I  R  E 


n'ayant  pas  de  frère,  le  château  lui  était 
resté. 

Mais  cette  année-là,  Georges  parais- 
sait vouloir  retarder  le  départ. 

Il  prétextait  une  foule  de  raisons 
bonnes  ou  mauvaises  :  le  temps  était 
encore  un  peu  frais,  il  y  avait  des  répa- 
rations à  faire  dans  leur  villa  qu'il 
voulait  surveiller,  bref  les  mille  motifs 
qu'on  trouve  lorsqu'une  chose  nous 
tient  au  cœur. 

Les  semaines  passaient,  et  on  était 
encore  à  Paris,  Yvonne  regrettait  ce 
retard,  moins  cependant  que  Guy,  qui, 
cette  année-là  surtout  ne  voyait  le 
moment  de  partir  sachant,  qu'au  châ- 
teau, il  ne  verrait  pas  M'"'^  de  la  Jarre. 

Chose  bizarre,  le  petit  garçon,  si 
affectueux  en  général,  avait  toujours 
conservé  une  antipathie  contre  \  alen- 
tine,  et  malgré  les  avances  de  celle-ci 
et  les  reproches  de  ses  parents,  ce  sen- 
timent avait  toujours  grandi.  Il  était 
poli,  mais  c'était  tout,  jamais  un  baiser 
ni  un  mot  caressant. 

Quand  elle  était  là,  il  s'asseyait  dans 
un  coin,  ne  perdant  pas  un  de  ses 
mouvements  et  semblant  la  surveiller 
du  regard.  Il  sentait,  avec  cet  instinct 
très  sûr  chez  les  sensitifs,  qu'à  cause 
d'elle  son  père,  qu'il  adorait,  était  plus 
sévère  avec  lui. 

La  veille  du  départ  pour  Mazeilles 
arriva  enfin.  Ce  soir-là,  \'alentine  de- 
MÙt  dînera  la  maison  lorsqu'elleenvoya 
dire  qu'étant  un  peu  fatiguée,  elle  ne 
sortirait  pas. 

Lllcirait  leur  dii-e  adieu  le  lendemain 
à  la  gare. 

Le  dîner  fut  pénible.  On  aurait  dit 
qu'une  gêne  indéfinissable  était  dans 
lair.  Un  souflle  d'orage  pareil  à  ces 
poussières  impalpables  qu  on  ne  peut 
chasser,  mettait  son  malaise  entre  ces 
ùtressi  apparemment  heureux.  Georges 
était  soucieuxet  faisait  desefforts  inou'is 
pour  n  en  rien  laisser  voir;  seul  un  pli 
traversant  le  front  liahissait  sa  con- 
trainte morale. 

(iuv.au  contraire. étail  très  gai.  plus 


que  d'habitude,  mais  cette  gaieté  même 
paraissait  irriter  son  père  qui,  deux  ou 
trois  fois,  le  réprimanda  durement,  ce 
qui  amena  de  grosses  larmes  dans  les 
yeux  de  l'enfant. 

Le  repas  terminé,  après  être  rentré 
au  salon,  Yvonne  dit  à  son  mari  : 

—  Chante-moiquelquechosece  soir; 
tu  deviens  paresseux  maintenant.  Je 
vais  t'accompagner  Sans  /oz',  c  est  mon 
morceau  préféré,  tu  le  sais,  et  il  y  a  un 
siècle  que  je  ne  l'ai  entendu. 

Elle  avait  déjà  ouvert  le  piano  lors- 
que son  mari  lui  répondit  : 

—  Mon  Yvonne,  je  regrette  de  ne  pas 
céder  à  ton  désir,  mais  je  dois  sortir. 

Pourquoi  pendant  cette  réponse  vit- 
elle  briller  devant  elle  les  prunelles 
d'acier  de  \  alentine,  pareilles  à  deux 
glaives  qui  lui  tenailleraient  le  cœur? 

—  Ah!  vraiment,  dit-elle  très  pâle, 
tu  ne  peux  pas  passer  avec  nous  cette 
dernière  soirée? 

—  Non,  c'est  impossible;  un  ami  a 
absolument  besoin  de  me  parler  et  je 
suis  même  en  retard. 

Et  après  avoir  tiré  sa  montre,  M.  de 
\'aumont  quitta  la  pièce. 

—  Comme  c'est  ennuyeux,  maman, 
que  vous  n'ayez  pas  fait  de  musique 
ce  soir!  justement  nous  étions  tout 
seuls,  dit  Guy  avec  un  soupir.  Enfin 
nous  allons  bien  nous  rattraper  au 
château,  dis  maman?  Tu  ne  me  gron- 
deras pas,  n'est-cc-pas!  Nous  serons  si 
heureux  tous  les  trois  ! 

((  Si  tu  savais  comme  ça  me  fait  de  la 
peine  de  l'entendre  appeler  papa 
((  Georges  )).  Je  ne  \eux  pas  qu  elle 
l'appelle  encore  comme  tu  le  fais  !  Il  est 
à  nous.  Papa,  rien  qu  à  nous,  et  elle  ne 
doit  pas  nous  le  prendre  !   » 

\in  entendant  ces  mots,  Yvonne  tres- 
saillit, comme  si  Guy,  avec  son  petit 
doigt  d'enfant,  avait  touché  une  fibre 
endolorie  de  son  être,  une  fibre  qui 
commencerait  à  souffrii-.  Elle-même 
s'étonna  de  cette  impiession.  .Allait-elle 
de\enir  jalouse  maintenant? 

Mais  cette  cousine,  si  Geortircs  l'axait 


YVONNE,    C  EST    AUJOUKu'lHj'l    SA    l-KIE 


L'ANNIVERSAIRE 


aimée,  il  laurait  épousée  autrefois,  di- 
sait la  raison  tout  haut.  Oui,  mais  alors 
c'était  presqu'uoe  enfant,  insinuait 
doucement  la  jalousie  et  aujourd'hui, 
c'est  une  femme  dans  toute  sa  splendeur, 
une  fleur  épanouie,  tandis  que  toi, 
maladive,  tu  déclines  chaque  jourl 

—  Oui,  mais  j'ai  l'amour  de  Georges, 
cet  amour  de  dix  ans  dont  je  suis  si  sûre. 
Hélas!  de  quoi  est-on  sûr  ici-bas,  et 
peut-on  dire  en  amour  qu'on  ne  trem- 
ble pas  r  Et  toi-même,  pauvre  cœur, 
que  fais-tu  en  cet  instant,  sinon  douter  > 
De  même  que  nos  yeux,  lorsque  nous 
sommes  dans  l'obscurité,  finissent,  au 
bout  de  quelque  temps,  par  apercevoir 
de  vagues  contours,  dans  le  cœur 
d'Yvonne  se  dessinaient  des  faits  en 
apparence  insignifiants,  mais  qui  s'en- 
laçaient entreux  comme  se  soudent  les 
anneaux  d'une  chaîne. 

La  femme  de  chambre,  qui  venait 
chercher  Guy.  interrompit  ses  pensées 
douloureuses.  Elle  baisa  tendrement 
la  tête  bouclée  de  son  Hls  dont  les  pau- 
pières étaient  lourdes  de  sommeil,  et 
essaya  de  chasser  cette  obsession 
cruelle  en  prenant  un  li\  re.  Mais  elle 
tournait  les  pages  machinalement  et 
seuls  ses  yeux  lisaient  :  enfin,  lasse  et 
énervée,  elle  remonta  dans  sa  chambre. 
.\\ant  de  se  mettre  au  lit.  elle  alla 
embrasser  Guy  comme  tous  les  soirs. 
L  enfant  dormait  d'un  profond  som- 
meil; sa  tête  joliment  penchée  sur  son 
bras  replié,  comme  un  oiseau  frileux, 
et  ses  belles  boucles  brunes,  qu'elle  ne 
pouvait  se  décider  a  couper,  éparses 
sur  loreiller.  Un  rêve  heureux  devait 
le  bercer,  car  l'arc  délicat  de  ses  lèvres 
se  détendait  dans  un  doux  sourire,  le 
même  qu  avait  son  père,  et  sa  ressem- 
blance avec  lui  était  si  frappante  qu'en 
mettant  ses  lèvres  sur  ce  fumt  blanc. 
Yvonne  crut,  dans  une  même  caresse, 
étreindrc  ses  deux  grandsamoursd  ici- 
bas. 

Le  cœur  doucement  réconforté  par 
ce  baiser  et  sentant  ses  ncrls  apaisés, 
elle  rentra  chez  elle  ;  elle  allait  éteindre 


la  lampe  lorsque  ses  yeux  rencon- 
trèrent dans  le  demi-jour  de  la  pièce, 
un  objet  brillant  tombé  sur  le  tapis;  et, 
le  ramassant,  elle  vit  que  c'était  le  mé- 
daillon que  Georges  portait  toujours  à 
sa  chaîne.  Elle  le  lui  avait  donné  avec 
son  portrait  pendant  leurs  fiançailles. 
C'était  un  ovale  très  simple  en  or  mat, 
avec  les  armoiries  et  la  devise  de 
Georges  finement  tracées  :  <(  Quand 
l'honneur  marche  devant,  Vaumont 
suit  par  derrière.  »  Jamais  son  mari 
ne  s'en  séparait,  maintenant  il  conte- 
nait aussi  le  portrait  de  Guy  à  un  an. 

—  Comme  Georges  va  se  tourmenter 
s'il  croit  l'avoir  perdu  dans  la  rue!  se 
dit  Yvonne. 

Elle  allait  poser  la  breloque  sur  la 
table,  lorsque  presque  inconsciemment 
elle  l'ouvrit... 

Un  mort  se  dressant  de\  ant  elle  ne 
l'aurait  pas  fait  frémir  davantage;  au 
lieu  des  deux  portraits  qu'elle  croyait 
\oir,  sur  la  soie  bleue  se  détachait  une 
fine  miniature  de  Valentine!  C'était 
bien  son  visage  pâle  aux  lèvres  ar- 
dentes, avec  ses  yeux  verdâtres,  dont 
le  regard  cruellement  énigmatiîjue 
semblait  la  défier;  les  épaules  et  la 
gorge  d'une  blancheur  d'albâtre,  déli- 
catepient  encadrées  de  tulle  noir — 

Yvonne  jeta  un  cri  déchirant,  le  cri 
d'un  être  qu'onsupplicie,  qu'onégorge, 
le  râle  de  son  cœur  saignant.  Oh  !  l'hor- 
rible douleur,  l'infâme  trahison!  Etre 
trompée  dune  façon  si  lâche,  si  misé- 
rable par  celle  qu'elle  avait  accueillie 
comme  une  sœur  et  qui,  traîtreusement, 
lui  volait  son  bonheur! 

Et  lui!  Son  Georges  qu'elle  adorait, 
qu'elle  plaçait  si  haut  au-dessus  des 
autres!  quelle  chute  lamentable  avait 
fait  l'idole  ! 

i^icndonc  n  a\ail  pu  le  retenir,  ni  sa 
femme,  ni  son  enfant  Quel  cynisme 
horrible  lui  avait-il  fallu  pour  mettre 
le  portrait  de  cette  femme  à  la  place 
des  autres!  Comment  son  honneur  ne 
s  était-il  pas  ré\oltér 

Par  quels  liens,  quel  chaimc    mysté 


L'ANNIVERSAIRE 


rieux  le  tenait-elle  esclave  pour  avoir 
à  ce  point  annihilé  sa  conscience,  sans 
que  rien  en  lui  ne  tressaillît  devant  ce 
sacrilège. 

A  cette  heure,  Yvonne  n'en  doutait 
pas,  il  était  près  d'elle,  il  avait  voulu 
lui  consacrer  cette  dernière  soirée. 
Elle  comprenait  maintenant  pourquoi 
il  ne  voulait  pas  partir. 

Agenouillée  près  du  lit,  elle  sanglo- 
tait amèrement,  mesurant  avec  épou- 
vante l'étendue  de  son  malheur. 

Les  heures  passaient,  et  cette  dou- 
loui'euse  veillée  continuait  toujours, 
veillée  funèbre,  celle  de  son  bonheur 
mort. 

Un  coup  frappé  à  la  porte  la  fît  tres- 
saillir; c'était  ia  femme  de  chambre 
qui  apportait  un  mot  de  Georges, 
envoyé  par  le  chasseur  du  cercle  : 

((  Chère  Yvonne 
«  Mon  ami  se   bat  demain  matin  et 
m'a  prié  d'être  son  témoin.  Je  ne  veux 
pas  le  quitter  ce  soir;  je  rentrerai  de- 
main pour  vous  accompagner  à  la  gare. 
((  Georges.   » 

—  Ohl  le  misérable,  murmura 
Yvonne,  il  ose  parler  d'affaire  d'hon- 
neur !  El  froissant  avec  dégoût  le  court 
billet,  elle  le  fit  flamber  sur  la  bougie. 
Quand  le  papier  ne  fut  plus  qu'un  peu 
de  cendre,  elle  s'approcha  de  la  table, 
et,  tremblante,  écrivit  ces  mots  : 

«  Georges,  je  pars  en  vous  laissant  à 
celle  qui  est  vraiment  digne  de  vous  en 
lâcheté  et  en  trahison.  J'emmène  mon 
fils.  Ne  craignez  rien  ;  continuez  en 
paix  votre  infamie.  Je  ne  vous  ferai  pas 
de  procès,  ne  voulant  pas  traîner  dans 
ia  boue  le  nom  qu'il  doit  porter. 

«  Dieu  veuille  vous  accorder  un  jour 
le  pardon  que  je  ne  vous  donnerai 
jamais. 

«     ^'VONNE.     » 

l^^llc  mit  la  lettre  dans  l'enveloppe 
a\cc  le  médaillon  cl  la  cacheta. 


Le  lendemain  matin,  à  six  heures, 
Yvonne  et  son  fils  partaient  pour  Ma- 
zeilles,  et  quand  Guy  avait  demandé 
pourquoi  on  n'attendait  pas  son  papa, 
il  n'avait  eu  que  ces  mots  pour  réponse  : 
—  Ton  père  est  parti  et  ne  reviendra 
pas! 


II 


Peu  de  jours  après  son  arri\ée  au 
château,M"''^deVaumonl  avait  été  prise 
d'une  fièvre  violente 

La  secousse  avait  été  trop  forte  pour 
cette  nature  délicate  et  ce  retour  chez 
elle,  dans  ces  tristes  conditions,  avait 
été  un  douloureux  calvaire. 

A  chaque  pas  qu'elle  faisait  se  dres- 
sait le  cher  fantôme  de  son  bonheur. 
C'était  là  qu'elle  s'était  mariée,  là  que 
Guy  était  né  et,  de  chaque  pierre  du 
château,  des  souvenirs  se  détachaient, 
réveillant  dans  ce  pauvre  cœur  meurtri 
la  blessure  inguérissable. 

La  jeune  femme  avait  été  pendant  de 
longs  jours  entre  la  vie  et  la  mort, 
mais  sa  jeunesse  avait  triomphé.  I  lélas  1 
on  vit  plus  souvent  avec  sa  douleur 
qu'on  n'en  meurt  ! 

Sa  santé  semblait  même  s'être  raffer- 
mie, et  on  aurait  dit  que  la  vie,  par 
cruauté,  l'avait  rendue  plus  forte  afin 
que  sa  faculté  de  souffrir  en  fût  par  là 
même  augmentée. 

Guy,  au  contraire,  était  très  changé  ; 
chez  cet  enfant,  impressionnable  à 
l'excès,  la  souffrance  morale  s'était  tra- 
duite par  un  abattement  extraordi- 
naire; ce  changement  brutal  dans  son 
existence  l'avait  meurtri  et,  comme  une 
lleur  transplantée,  il  dépérissait  à  vue 
d'œil  ;  son  teint  se  plombait,  sa  petite 
figure  si  ronde  naguère  s'était  allongée 
et  ses  yeux  enfoncés  brillaient  a\ec  un 
éclat  fiévreux.  Lui  si  gai  autrefois,  res- 
tait de  longues  journées  sans  bouger, 
lisant  ou  travaillant,  mais  toujours 
sérieux,  avec  une  expression  de  tris- 
tesse na\  rante  sur  un  si  jeune  visage. 


î64 


L'ANNIVERSAIRE 


jamais  il  ne  prononçait  le  nom  de  son 
père  depuis  qu'un  jour  où  il  avait 
demandé  si  enfin  «  Papa  reviendrait  )), 
il  avait  vu  sa  mère  pâlir  comme  une 
morte  et  sangloter  toute  la  journée. 

Le  printemps  avait  deux  fois  fleuri 
les  haies  embaumées  de  roses  et  les 
glycines  revêtaient  de  leurs  grappes 
délicatement  nuancées  les  murailles 
grises  de  Mazeilles.  La  \ïc  se  traînait 
triste,  monotone;  Yvonne  ne  quittait 
pas  le  château.  Ses  seules  visites 
étaient  pour  les  pauvres  du  village,  aux 
veux  desquels  elle  personnifiait  la  cha- 
rité. 

Un  soir  elle  lisait,  ayant  Guy  à  ses 
côtés,  car  il  se  blotissait  toujours  près 
de  sa  mère,  lorsqu'elle  le  sentit  fris- 
sonner et  remarqua  qu'il  était  plus 
pâle  que  d'habitude.  Elle  lui  passa  la 
main  sur  le  front  :  il  était  moite  de 
fièvre.  Elle  le  mit  au  lit:  mais  le  voyant 
très  agité,  elle  fit  appeler  le  docteur. 
Celui-ci  déclara  aussitôt  que  l'enfant 
était  atteint  d'une  méningite  d'autant 
plus  grave  qu'il  était  déjà  très  affaibli. 

Sa  mère  lutta  douloureusement 
contre  la  maladie,  le  disputant  à  la 
mort.  Enfin  le  soir  du  troisième  jour, 
il  paraissait  aller  mieux,  la  fièvre  étant 
tombée;  et  Yvonne  orisée  par  ces  jour- 
nées d'angoisse  s'était  légèrement 
assoupie,  tenant  dans  ses  doigts  la 
petite  main  diaphane,  lorsque  1  enfant 
se  dressant  sur  son  lit  dit  : 

—  Papa,  papal 

—  Guy,  mon  ange,  je  suis  là,  n'aies 
pas  peur. 

—  Petite  mère  chérie,  je  vois  papa 
qui  est  si  malheureux...  et  qui  nous 
appelle.  C)h!  maman,  il  faut  lui  par- 
donner, s'il  nous  a  oubliés  pendant  si 
longtemps.  Oui  papa...  je  t'aime  tou- 
jours et  je  \iens...  je  \iens  t'em- 
brasser.... 

Et  en  disant  ces  mots,  il  iclomba  en 
arrière,  avec  un  dernier  souriie.  pâle, 
les  yeux  levés  comme  dans  une  exta- 
tique vision.  Yvonne  se  précipita  sur 
lui.    mais    hélas!    trop    tard;   la    petite 


âme  blanche  était  partie  là-bas,  vers 
l'éternité. 


IV 


Les  grands  cyprès  prenaient,  avec 
les  reflets  du  couchant,  une  apparence 
fantastique,  et  sur  la  tombe  blanche 
devant  laquelle  M"''  de  Vaumont  était 
agenouillée,  un  dernier  rayon  du  soleil 
d'automne  venait  mettre  une  auréole 
d'or.  Le  soir  tombait,  Yvonne  priail 
toujours. 

Tous  les  jours,  la  malheureuse 
femme,  deux  fois  frappée  dans  son 
cœur,  venait  passer  de  longues  heures 
près  de  cette  tombe,  mais  aujourd'hui 
sa  pieuse  station  se  prolongeait  davan- 
tage :  c'était  le  onzième  anniversaire 
delà  naissance  de  Guy. 

Comme  la  vie  avait  été  impitoyable 
pour  elle  !  Rien  au  monde  ne  lui  restait! 

—  Mon  Dieu,  murmura  Yvonne,  les 
mains  crispées  sur  la  grille  du  monu- 
ment, je  n'ai  plus  la  force  de  souffrir; 
vous  m  avez  tout  pris  sur  la  terre,  tout 
ce  qui  faisait  ma  joie.  Ayez  pitié  de  moi 
et  prenez  ma  vie,  cette  vie  si  misérable, 
sans  consolation,  sans  espérance!  J'ai 
bu  jusqu'à  la  dernière  goutte  l'amer 
calice,  mais,  pitié  pour  moi,  mon  Dieu, 
je  n'en  puis  plus!  il  n'y  a  pas  au  monde 
quelqu'un  qui  souffre  plus  que  moi  ! 

—  V^ous  vous  tiompez  ^  \  onne,  dit 
près  d'elle  une  voix  tremblante,  il  y  a 
ceux  que  déchire  le  remords  ! 

La  jeune  femme  se  retourna,  brus- 
quement surprise;  Georges  était  près 
d  elle.  Elle  eut  un  mouvement  de  recul 
en  le  voyant  et,  pâle  comme  les  fleurs 
qui  entouraient  la  croix  de  marbre, 
elle  lui  dit  frémissante  : 

—  Eloignez-vousd  ici,  \  ous  me  faites 
horreur.  C'est  à  cause  de  \  ous  qu  il  est 
mort!  Vous  avez  brisé  nos  deux  vies  et 
votre  présence  estun  sacrilège.  Laissez- 
moi  tout  ce  qui  me  reste  ici-bas.  le  droit 
de  pleurer  en  paix  ! 

(  )h  !  pai"  pitié,  ^  \  onne,  ne  parlez 
pas  ainsi  !  I )epuis  deux  mois  que  je  suis 


L'ANNMVEF^SAIRE 


revenu  d'Afrique,  où  j'ai  cherché  la 
mort  <jui  n'a  pas  voulu  me  prendre, 
chaque  soir  je  viens  ici;  je  me  cache 
comme  un  criminel  pour  m'agenouiller 
sur  la  tombe  de  mon  fils!  Ah!  quelle 
expiation  ! 

((  Je  viens  le  prier  de  iaire  un  miracle, 
de  détruire  la  haine  que  je  devine  en 
vous.  Jamais,  vous  le  voyez,  je  n'ai 
essayé  de  vous  rencontrer,  sachant  que 
je  vous  aurais  fait  trop  souffrir,  mais  je 
ne  puis  plus  vivre  sans  savoir  si  lécher 
enfant  que  nous  pleurons  a  pensé  à  moi 
avant  de  mourir,  s'il  ne  m"a\ait  pas  tout 
à  fait  oublié!  Oh!  Yvonne,  je  vous  en 
supplie,  au  nom  de  tout  l'amour  que 
vous  lui  portiez,  dites-moi  s'il  a 
prononcé  mon  nom,  répétez-moi  ses 
dernières  paroles;  vous  n'aurez  pas  le 
courage  de  me  le  refuser!  » 

Yvort-ne  se  taisait  toujours,  et  dans  le 
silence  du  soir,  on  n'entendait  que  sa 
respiration  haletante  ;  enfin,  d'une  voix 
brisée  par  l'émotion  : 

—  Soyez  heureux,  ses  derniers  mots 
ont  été  pour  vous,  il  a  dit  qu'il  fallait 
vous  pardonner  de  nous  a\  oir  oublié 
pendant  si  longtemps  .  Et  il  vous  a  par- 
donné... Mais  lui,  c'était  un  ange.  .  Et 
moi  je  ne  peux   pas...    je   ne  pourrai 


jamais!  Et  "h'\onne  éclata  en  san- 
glots. 

Georges  poussa  un  cridejoie,et  tom- 
bant à  genoux  à  côté  de  sa  femme,  il  lui 
dit  à  voix  basse  : 

—  Yvonne, c'est  aujourd'hui  sa  fête; 
rappelez-vous  comme  autrefois  nous 
lui  apportions  ensemble  ce  qu'il  dési- 
rait! S'il  était  encore  ici,  de  ses  petites 
mains  il  rapprocherait  les  nôtres.  Pour 
lui,  non  pour  moi,  hélas!  qui  en  suis 
bien  indigne,  cédez  a  sa  dernière 
demande,  exaucez  son  vœu,  Yvonne, 
et  pour  ce  premier  anniversaire  qu'il 
passe  au  ciel,  accordez  ce  pardon  qu'il 
réclamait  ! 

...  Avec  la  nuit  tiède,  parfumée  des 
senteurs  de  septembre,  une  atmos- 
phère de  paix  et  de  calme  semblait 
s'étendre  et  envelopper  les  êtres  et  les 
choses... 

Un  combat  terrible  se  livrait  dans  le 
le  cœur  de  la  malheureuse  mère;  enfin, 
après  une  lutte  suprême,  elle  tendit  la 
main  à  Georges. .. 

Et  Yvonne  entendit  dans  son  cœur 
l'écho  d  une  voix  d'enfant  qui  du  haut 
du  ciel  disait  :  ((  Merci!  » 

M.-L.  Maitioi.y 


'CllATF.Af     DE    KRONBORG    A    ELSEXEUR    "-    VUE    PRISE    DE    I.A    MF.K 


LE    CHATEAU    DE    HAMLET 


Un  écrivain,  dont  l'enfance  s'écoula 
entre  les  murs  du  château  de  Kron- 
borg,  d  Elseneur,  M.  Jacob  A.  Riis. 
publiait  naguère,  dans  une  revue 
américaine,  ses  sou\  enirs  et  les  impres- 
sions ressenties  plus  tard  au  cours 
d'une  visite  qu'il  fit  aux  lieux  où  fut 
son  berceau.  Nous  empruntons  à  cette 
étude  la  plupart  des  détails  que  nous 
donnons  ici  sur  ce  château,  doublement 
consacré  par  la  légcndeet  par  Ihistoire 

Ce  n'est  pas  le  sou\enirde  llamlel 
qui  est  surtout  \ivant,  aujourd'hui, 
au  Kronborg  et   parmi  le  peuple  d'I'^l- 


seneur  :  l'ombre  qui  hante  les  salles 
basses  et  les  souterrains  du  vieil  édi- 
rice  est  celle  de  Holger  Danske,  le  Bar- 
beroiisse  danois,  qui  attend,  dans  les 
casemates  de  la  forteresse,  l'appel  su- 
prême que  lui  criera  le  Danemark  au  jour 
du  danger.  .Alorsilsurgira,répée  haute, 
et  chassera  du^^ys  l'envahisseur  victo- 
rieux. Que  ne  s^est-il  montré  en  1863, 
à  Dannavirke,  sur  le  champ  de  bataille 
où,  depuis  mille  ans,  les  Danois  ont  si 
souvent  combattu  pour  leur  indépen- 
dance r  L'appel  de  la  patrie  démembrée 
n'était-il  pas  assez  pressant!- 


LE     CHATEAU    DE     HAMLET 


Le  touriste  qui  visite  leKronborg,  en 
quête  de  légendes  et  d'émotions  rétro- 
spectives, ne  manque  pas,  lorsqu'il  est 
dans  la  cour  intérieure,  de  tirer  la  corde 
d  une  cloche  qui  résonne  aux  étages 
supérieurs.  Aussitôt  une  femme  paraît, 
une  lumière  à  la  main,  et  lui  fait  signe 
de  la  suivre  vers  les  portes  du  souter- 
rain où  Holger  Danske  tient  toujours 
prêt  le  glaive  vengeur.  Elle  le  conduit, 
par  les  détours  de  longues  galeries  voû- 
tées où  l'humidité  secondense  en  gouttes 
et  où  l'obscurité  est  si  épaisse  qu'il 
tremble  en  pensant  qu'une  de  ces  gout- 
telettes suffirait  à  éteindre  leur  flam- 
beau, jusqu'à  l'entrée  d'un  souterrain 
plus  profond,  que  l'eau  et  les  ébou- 
lements  rendent  inaccessible.  Là  se 
trouve  une  porte  murée  qui  donnait 
accès  à  un  passage  débouchant  dans  un 
jardin,  bien  au  delà  des  ouvrages  exté- 
rieurs du  château,  de  façon  à  permettre 
de  prendre  à  revers  les  assaillants.  Les 
Suédois  en  avaient  connaissance  et  su- 
rent déjouer  la  tactique  lorsqu'ils  s'em- 
parèrent de  Kronborg.  au  milieu  du 
xvii^  siècle.  Ils  ont  laissé  dans  les  case- 
mates, comme  souvenirs  de  leur  occu- 
pation, des  fourneausL  gigantesques, 
d'immenses  chaudrons  et  d'autres  usten- 
siles qui  témoignent  encore  du  terrible 
appétit  des  conquérants.  On  montre, 
profondément  enfoncé  sous  1  eau  sta- 
gnante des  douves,  un  caveau  où  ils 
tinrent  longtemps  enchaînés  le  curé 
Mendrick  Gerner  et  deux  de  ses  compa- 
triotes, qui  avaient  comploté  de  rendre 
le  Kronborg  aux  Danois.  L'un  des  trois 
y  mourut,  peut-être  dévoré  par  les  rats! 
Un  autre,  l'ingénieur  des  fortifications, 
subit  le  supplice  de  la  roue,  et,  en  rece- 
vant le  coup  de  la  mort,  se  moquait 
encore  de  ses  bourreaux.  Le  curé  seul 
fut  mis  à  rançon  et  rendu  à  la  liberté 
après  d'indicibles  tourments. 

On  montre  aussi  dans  la  muraille, 
épaisse  en  cet  endroit  de  4  à  5  mètres, 
une  profonde  cavité,  d'où  l'on  retira, 
il  y  a  un  quart  de  siècle  environ,  une 
trentaine  de  squelettes,   tristes    restes 


des  victimes  qui  y  furent  murées  on  ne 
sait  ni  quand,  ni  pourquoi,  ni  par  qui. 
Un  peu  plus  loin,  la  vieille  femme 
qui  vous  guide  vous  arrête  devant  un 
bloc  de  granit  dont  la  face  supérieure 
est  concave  et  polie,  à  côté  d'une  grande 
pierre  fendue  en  deux. 

—  C'est  ici  le  siège  de  Holger  Danske. 
dit-elle.  Il  est  absent  à  cette  heure,  mais 
c'est  ici  qu'il  demeure.  Cette  pierre  lui 
sert  d'oreiller.  Vous  voyez  comme  elle 
est  usée  à  l'endroit  où  pose  son  oreille. 

Et  si  vous  comprenez  sa  langue  et  que 
vousinsistiez  un  peu,elle  vous  racontera 
sans  doute  quelques  histoires  comme 
celle-ci. 

Depuis  des  siècles,  Holger  Danske,  la 
tête  appuyée  sur  sa  main  et  sa  longue 
barbe  blanche  épandue  sur  la  table  de 
pierre,  attendait  l'appel  suprême  de  son 
pays.  Un  jour,  il  entendit  un  pas  ei  un 
heurt  à  sa  porte.  C'était  un  des  galé- 
riensemprisonnésdansles  casemates  de 
la  forteresse,  à  qui  l'on  avait  offert  sa 
grâce  s'il  se  risquait  seul  auprès  du 
héros.  L'homme,  à  tout  hasard,  s'était 
muni  d'une  grosse  barre  de  fer.  Au 
moment  où  il  entrait,  le  chevalier  se 
leva.  Les  poils  de  sa  barbe  en  pous- 
sant avaient  pénétré  dans  la  pierre,  qui. 
à  ce  mouvement  brusque,  se  brisa  en 
deux:  mais  il  n  y  fit  pas  attention. 

— -  Qui  es-tu?  demanda-t-il,  tandis 
que  ses  yeux  brûlaient  1  homme  comme 
des  tisons  ardents. 

—  Un  fils  du  Danemark,  répondit 
hardiment  celui-ci. 

—  Alors  donne-moi  ta  main  en  témoi- 
gnage que  tu  dis  vrai;  et  il  lui  tendait 
son  dur  gantelet  grand  ouvert. 

L'homme,  se  fiant  à  l'obscurité,  mit. 
au  lieu  de  sa  main,  la  barre  de  fer  dans 
le  poing  du  géant.  Holger  la  prit  et, 
en  la  serrant,  la  tordit  comme  un  rameau 
de  saule.  Puis  la  laissant  aller,  ployée 
en  fer  à  cheval,  il  dit  : 

—  (>  est  bien.  Le  Danemark  n'a  pas 
encore  besoin  de  moi.  Je  \ois  qu  il  y  a 
de  l'étoffe  dans  ses  enfants.  \'a  1 

Quant  à  llamlet,  sans  les  étrangers, 


2bS 


LE     CHATEAU    DE     HAMLET 


il  n'y  en  aurait  nulle  trace  au  château 
d'Elseneur .  Longtemps  les  touristes  an- 
glais S'en  retournèrent,  désappointés  de 
n'y  avoir  point  vu  le  tombeau  de  Ilam- 
let.  C'est  la  demande  qui  crée  l'offre,  le 
plus  souvent.    On    ne    s  étonnera 
donc  pas    qu'un  beau   matin,   au 
haut  d'un  monticule  inconnu  jus- 
qu'alors, un  fut^de   gianil 
se  trou\a   dresse,    portant 
le    nom    du    mélani.o!i 


Si  iiamlet  est  complètement  oublié 
dans  toute  la  cité  d'Elseneur,  sans  en  ex- 
cepter même  l'antique  cloîtredu  Carmel 
où    les    moines    marmonnaient    leurs 
pricics  plus  de  deuxsiècles  avantque  le 
château  fût  bâ- 
ti.etdontleder- 
nicr  prieur  fut 
\.ndiedb(>hi  is- 
tensen    qui 


LE     VIKUX      COUVf;NT       DV       CAKMtl.      A      ELSENKUR 


Danois.  En  une  saison,  les  touristes  an- 
glais l'eurent  débité  et  emporté  dans 
leurs  poches.  L'année  suivante,  même 
phénomène.  Mais  les  hôteliers  d'Else- 
neur sont  gens  pratiques,  et,  aujour- 
d'hui, le  tombeau  de  iiamlet  consiste 
en  plusieurs  charretées  de  pierres  et  de 
scories  mises  en  tas.  Les  curieux  de 
reliques  peuvent  y  butiner  à  l'aise.  A 
la  fin  de  chaque  saison,  les  déchets  des 
verreries  du  pays  fournissent  de  quoi 
combler  les  vides. 


sauva  le  texte  original  de  la  Clnoniquc 
de  Saxo  Grammaticiis^  il  y  a  dans  le 
di'ame  de  Shakespeare  d'indubitables 
réminiscences  de  ivronborg. 

Je  ne  rappellerai  pas  ce  que  le  poète 
anglais  doit  à  cette  vieille  chronique, 
dont  l'auteur  mourut  vers  l'an  1204, 
soitqu'il  ail  pu  la  lire  dans  le  texte  latin, 
soit  qu  il  n  en  ait  eu  connaissance  que 
par  une  traduction  anglaise  publiée  de 
son  temps;  mais  il  est  curieux  de  con- 
stater que  l'année  où  fut  inauguré   le 


LE    CHATEAU    DE     HAMLET 


269 


Kronborg,  sur  remplacement  de  la 
vieille  fontaine  nommée  par  les  habi- 
tants des  noms  caractéristiques  de 
Floundeborg  (le  burg  du  Carrelet),  et 
de  leHook  (le  Harpon),  une  trouped'ac- 
teurs  anglais  contribua  sans  doute  aux 
réjouissances  données  par  le  roi  de  Da- 
nemark à  cette  occasion  (  1 586).  En  tout 
cas,  cette  troupe  jouait  à  Elseneur  à 
cette  époque,  comme  en  font  foi  les 
comptes  de  la  cité,  conservés  dans  les 
archives  royales  de  Copenhague.  Les 
acteurs  nommés  dans  ces  documents 
s'appelaient  William  Kemp,  Thomas 
Stephens,GeorgeBryan,  Thomas  King, 
Thomas  Pope  et  Robert  Percy.  Ne 
peut-on  pas  supposerque  Shakespeare, 
qui  venait  de  quitter  Stratfort-sur- 
Avon,  faisait  partie  de  la  compagnie 
dans  un  emploi  trop  inférieur  pour  être 
citer  II  y  a,  dans  sa  vie,  juste  à  ce  mo- 
ment, une  lacune  qu'aucun  de  ses  bio- 
graphes n'a  pu  combler,  et  l'on  sait  de 
façon  sûre  que  trois  au  moins  des  ac- 
teurs ambulants  d'alors,  Kemp,  Bryan 
et  Pope,  furent,  pendant  huit  ans,  ses 
camarades  de  théâtre,  de  1595  à  1603, 
l'année  même  où  fut  publiée  la  pre- 
mière édition  de  Hamlet. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  voyage  pos- 
sible de  l'apprenti  comédien  Shake- 
speare, le  poète  dramatique  connut 
certainement  Elseneur  et  le  Kronborg, 
sinon  de  ses  propres  yeux,  du  moins 
par  les  récits  et  descriptions  que  lui  en 
firent  ses  collègues  et  compagnons. 
Comment  s'expliquer  autrement  qu'il 
ait  choisi  l'île  de  Seeland  pour  y  placer 
des  personnages  d'une  action  que  Saxo 
Grammaticus,  son  inspirateur,  situe 
dans  le  Danemark  continental  >  N'est-ce 
pas  qu'Elseneur  et  son  château  étaient 
les  seuls  points  du  pays  danois  sur 
lesquels  il  possédât  des  détails  précis  > 
Il  exagère,  il  est  vrai,  la  hauteur  des 
falaises,  que  le  beffroi  de  Kronborg 
dépasse  de  plus  de  la  moitié;  mais 
l'exagération  est  permise  aux  poètes, 
et  Shakespeare  est  de  ceux  qui  ont  le 
plus  et  le  mieux  usé  de  la  permission. 


Par  contre,  sa  topographie  de  la  forte- 
resse est  exacte  :  on  reconnaît  encore 
l'esplanade  des  remparts  où  les  gardes 
aperçurent  pour  la  première  fois  le  fan- 
tôme du  roi  mort;  et  la  nuit,  lorsque 
la  lune  découpe  en  ombres  sur  le  sol 
les  moindres  saillies  de  la  forteresse,  il 
n'est  pas  besoin  d'un  grand  effort  d'ima- 
gination pour  se  figurer  encore  qu'un 
spectre  passe  dans  le  vent.  Il  est  fa- 
milier avec  la  grande  salle  des  cheva- 
liers, que  Frederik  II  avait  fait  tendre 
d'une  immense  tapisserie  où  étaient  re- 
présentés, d  après  ses  dessins,  cent  onze 
rois  de  Danemark,  depuis  Valdemar  le 
Victorieux  jusqu'à  lui  et  son  fils  Chris- 
tian. C'est  en  cette  salle  qu'a  lieu  l'en- 
trevue de  la  reineet  dellamlet,  au  cours 
de  laquelle  celui-ci  perce  d'un  coup 
d'épée,  en  criant  :  ((  un  rat!  ))  le  cham- 
bellan Polonius,  caché  derrière  la  ten- 
ture, et  qu'il  prenait  pour  son  oncle,  le 
roi  meurtrier.  La  vieille  chronique  fait 
poignarderl'espion  sousun  tas  de  paille 
où  il  s'est  réfugié.  Pourquoi  le  poète 
aurait-il  changé  cette  indication,  si  sa 
mémoire  n'avait  pas  gardé  l'image  d'un 
cadre  plus  réel?  Et  ceci  devrait,  soit 
dit  en  passant,  faire  modifier  le  jeu  de 
scène  où  Ilamlet,  contrastant  la  noble 
figure  de  son  père  avec  la  basse  physio- 
nomie de  Claudius,  montre  à  sa  mère 
deux  miniatures  qu'il  a  sur  lui.  Ce  sont 
les  deux  portraits  de  la  tapisserie  que  le 
poète  voulait  qu'il  indiquât  d'un  geste 
indigné. 

Cette  tapisserie  historique,  après 
avoir  failli  brûler  en  1629,  fut  trans- 
portée dans  lepalaisde  Frederiksborg, 
lequel  fut  entièrement  détruit  par  un 
incendie,  en  1X^9.  On  sauva  cepen- 
dant un  fragment  du  précieux  ou\rage 
contenant  les  portraits  de  quinze  rois  ;  il 
est  aujourd'hui  au  musée  des  antiquités 
de  Copenhague. 

Un  autre  souvenir  tragii-iuc,  mais  plus 
certain  et  presque  moderne,  s  attachi' 
au  château  de  Kronborg.  On  y  fait  voir 
au  visiteur  la  tour  qui  servit  de  prison 
à  la  reine  Caroline,  pendant  le  procès 


LE    CHATEAU    DE    HAMLET 


qui  aboutit  à  la  décapitation  du  comte 
deStruensée,  longtemps  ministre  tout 
puissant  de  Christian  VII  et  favori  de 
la  reine.  M.  de  Riis  a  rencontré  à  New 
\  ork  l'arrière-petit-neveu de  cet  homme 
remarquable,  tombé  victime  de  la  ja- 
lousie des  seig-neurs,  qui  éveillèrent  la 


après  le  restedu  royaume  qu'elleconsen- 
tit  à  faire  profession  de  luthérianisme. 
Mais  en  1573,  Frederik  II  lui  fit  expier 
son  amour  du  plaisir:  il  la  purgea  des 
gens  nuisibles,  en  même  temps  que  des 
porcs  et  des  chiens  errants  qui  l'in- 
festaient. Les  règlements  étaient  d'une 
grande  rigueur,  sur- 
tout à  l'égard  des 
femmes  de  mauvaise 
\ie.  Avant  d'être 
chassées  de  la  ville, 
les  joyeuses  ribaudes 
étaient  fouettées  et 
m  a  r  q  u  é  es  au  fer 
rouge.  Reprises,  ont 
lesessorillait.  Si  elles 
revenaient  une  troi- 
sième fois,  on  les  en- 
fermaitdans  des  sacs 


F.SPLANADK      DES 
REMPARTS    DU    CIIATKAU 

jalousie  du  roi.  Le 
dernier  des  Struen- 
sée  était  un  pauvre 
cordonnier  améri- 
cain qui,  vaincu  par 
la  misère,  se  tua 
dans  son  taudis. 

Les  temps  de  la 
grandeur  d'Elsc- 
neurctdeKronborg 
sont  passés.  Dèsl'é- 
poque  de  la  Réfor- 
mation, la  ville  était 
devenue,  par  l'effet 
naturel  de  sa  situa- 
tion, la  clef  du  commerce  dans  les 
mers  septentrionales;  elle  était  célèbre 
par  ses  richesses  et  par  la  vie  gaie  qu'y 
menait  sa  population  de  marins.  Aussi 


i.A    promenadk    du    i-antome 


qu  (Ml  jclail  aux  eaux  du  Sund.  Je  ne 
sais  au  juste  combien  de  temps  ce  décret 
d  une  vertu  draconienne  fut  en  vigueur, 
—  quatre  ans.  dit-on.  —  mais  je  crains 
ne  mit-elle  pomt  d  en  ihousiasme  à  fort  que  le  succès  n'en  ait  été  qu'éphé- 
adopter  les  dehors  plus  austères  de  hi  mère.  P'rederik  fut  plus  heureux  dans 
Religion,  et   ce   ne    fut    que    huit   ans       sa  défense   de  donner  au  nouveau  châ- 


LE    CllATKAU    DE    HAMLKT 


LE   CHATEAU    Ml' 
!)[•:       I.A        SAl.LK 


llAMI.i;r 

DES       CIIEVAI.IEIIS 


I,A    GRANDE     SALLi:    PKS       CHEVALIERS 

teau  qu'il  faisait  élever  les  vieux 
noms  populaires  de   Carreletou 
du    Harpon  :  tout    contrevenant     dut 
lui  payer  comme  amende  la  valeur  d'un 
daim  gras.  Mais  les  habitants  s'habituè- 
rent  vite  au    nom    plus    relevé,    plus 
flatteur  pour  eux-mêmes  de  Kronborg 
,BurgdelaCouronneUet  letrésor  royal 
ne  s'enrichit  pas  beau  coup  de  cechef. 
11  eut  bientôt  de  plus  sérieuses  res- 
sources. Une  fois  le  Kronborg  terminé, 
ses  remparts  furent  armés  de   canons 
formidables,  toujourschargés, la  gueule 
braquée  vers   la   mer  qu'ils  comman- 
daient de  toutes  parts.  Peut-être  le  navire 

qui  les  eût  bravés  en  cinglant  le  long 
des  côtes  de  Suède  eût-il  vu  leurs  bou- 
lets tomber  impuissants  dans  les  ilols  : 
la  menace  suffisait ,  apparemment  ;  car 
toutes  les  marines  du  monde  sesoumi- 


272 


I.E    CHATEAU    DE    HAMLET 


rent   lorsque  Christian  IV    établit   un 
droit  de  passage  sur  les  vaisseaux  qui 
traverseraient  le  Sund,  les  obligeant  à 
déclarer  la  valeur  exacte  de  leur  cargai- 
son, qu'il  se  réservait  d'acheter  s'il  le  ju- 
geait expédient.  Cet  ingénieux  strata- 
gème assurait    mécaniquement,   pour 
ainsi  dire,  la  sincérité  des  capitaines  et 
patrons  marchands;  car,  si  l'un  d'eux 
majorait    le    chiffre    pour    tromper   le 
roi,  il  versait  au  péage  une  plus  grosse 
somme;  et  si,  pour  éviter  cet  inconvé- 
nient, il  donnait,  dans  sa  déclaration, 
une   estimation   trop  basse,   le    roi  se 
portait  acheteur  et  bénéficiait  d'autant. 
Cet  impôt  prélevé  par  les  gardiens  de 
la   mer  du  Nord  et  de  la  Baltique  se 
perpétua,  avec  des  modifications,  jus- 
qu'au  milieu  du  siècle  dernier.  Ce  ne 
fut  qu'en  1857  que  les  États  intéressés 
rachetèrent  au  Danemark  son  droit  de 
péage  au  passage  du  Sund.  Le  nouveau 
port  a  été  creusé  à  l'endroit  où  s'élevait 
la  maison  de  recette,  en  entamant  les 
dépendances  du  château,  où  un  chantier 
de  constructions  navales  occupe  l'em- 
placement de  ce  qui  était  autrefois  le 
glacis  méridional. 

—  Où  est  le  bon  temps  }  disent  les 
anciens  d'Elseneur.  On  voyait  ici  jus- 
qu'à 800  navires  à  la  fois,  attendant  le 


vent  favorable  pour  passer,  car  les  re- 
morqueurs à  vapeur  étaient  inconnus. 
Et  s'il  tardait  quelques  jours  à  soutller. 
c'était  chez  nous  que  s'approvision- 
naient les  équipages.  On  faisait  des 
affaires  alors  ! 

En  vain  leur  objecte-t-on  que  la  cité 
est  en  voie  de  reprendre  son  ancienne 
splendeur;  que  ses  chantiers  maritimes, 
son  service  de  bac  à  vapeur  entre  l'île 
de  Seeland  et  la  Suède,  son  chemin  de 
fer  qui  la  relie  à  la  terre  ferme  sont 
autant  d'éléments  d'une  prospérité  qui 
s'accroît  de  jour  en  jour.  Ils  sentent, 
confusément  peut-être,  mais  invincible- 
ment, que,  la  ville  devînt-elle  plus  opu- 
lente qu'elle  ne  le  fut  jamais,  ce  n'est 
plus  l'antique  cité,rElseneur  des  anciens 
jours  ;  et  ils  ne  veulent  pas  êtreconsolés. 

—  Pourtant,  disait  M.  de  Riis  à  l'un 
d  eux  en  manière  de  réconfort,  vovez 
donc,  la  navigation  ne  diminue  pas, 
bien  au  contraire.  J'ai  relevé  la  statis- 
tique de  1894.  11  a  passé  cette  année-là 
devant  Elseneur  plus  de  3  5  500  navires, 
dont  près  de  20  000  steamers. 

—  Oui.  oui,  répondit  l'autre  d'un  ton 
maussade.  Ils  passent.  De  mon  temps 
ils  s'arrêtaient...  et  payaient. 

B.   DE  LA  MOTIIF. 


'I  ij''  ://' 


l.E     FAUX     TOMBKAU     DE      llAMl-ET 


PLOUGASNOU 


Plougasnoul  nom  presque  inconnu, 
pays  qu'on  ne  sait  d'abord  trop  où 
situer.  Cependant  c'est  le  voisin  immé- 
diat de  ce  poétique  et  curieux  Saint- 
Jean-du-Doigt,  fameux  en  Bretagne  et 
un  peu  partout.  Mais  voilà!  anomalie 
étrange,  le  voisinage,  qui  devrait  le 
servir,  lui  fait  tort.  On  va  admirer 
l'église  ogivale  de  Saint-Jean-du- 
Doigt;  on  baigne  dévotement  ses  yeux 
dans  l'eau  guérissante  du  Doigt  — 
Dour  ar  bis  —  de  Saint-Jean  ;  on  visite 
son  Trésor,  sa  Fontaine,  sa  jolie  vallée 
verdoyante,  sa  plage  gracieuse  encais- 
sée entre  deux  montagnes,  sans 
paraître  se  douter  qu'à  dix  minutes  de 
là,  à  l'Ouest,  sur  la  hauteur,  se  trouve 
Plougasnou  et  son  intéressante  église, 
qu'un  peu  plus  loin,  à  une  demi-heure 
à  peine,  toujours  dans  l'Ouest,  Primel 
dresse  sa  pointe  hardie,  ses  rochers 
escarpés,  sa  vaste  plage  balayée  par 
les  lames. 

Car  c'est  ainsi  qu'il  est  situé,  ce  bourg 
de  Plougasnou,  entre  l'ardeur  de  la 
Religion  et  l'épouvante  de  la  Nature, 
comme  un  repos  mélancolique,  le  pla- 
teau de  l'apaisement  définitif,  d'où  les 
yeux  peuvent  contempler  tour  à  tour, 
presque  à  égale  distance,  la  llêche 
aiguë  de  Saint-Jean-du-Doigt,  jaillis- 
sant de  sa  source  de  verdure  vers  le 
ciel,  la  pointe  pyramidale  et  les  roches 
noires  de  Primel,  enveloppées  de 
l'écume  blanche  d'une  mer  grondante. 

Il   n'y  a  peut-être  pas  de  Imurg  brc- 
XVIII.  —  i8. 


ton  qui  produise  une  impression 
pareille  à  celle  causée  au  voyageur  par 
son  arrivée  brusque  au  milieu  de  Plou- 
gasnou. 

Quelques  maisons,  flanquées  de  jar- 
dins, alignées  le  long  du  côté  droit  de 
la  route  par  laquelle  on  y  pénètre  en 
arrivant  de  Morlaix,  et,  immédiatement 
après,  on  débouche  sur  la  grande  place. 
Or  cette  place,  qui  compose  àelle  seule 
la  partie  la  plus  importante  de  Plou- 
gasnou, c'est  le  cimetière:  le  cimetière, 
cœur  même  du  bourg,  un  cœur  mort 
dans  un  organisme  vivant.  C'est  que, 
pour  cette  âme  mystique  et  croyante  de 
la  vieille  Bretagne,  la  mort  est  la  vie, 
et  que,  le  culte  des  ancêtres  dominant 
tout,  les  Bretons  vivent  sans  terreur  en 
société  de  leurs  morts. 

Donc  ce  cimetière  est  là,  formant  un 
terre-plein  central  un  peu  exhaussé 
dans  l'encadrement  de  quatre  rues. 
Sur  trois  côtés  les  maisons  plongent 
toutes  leurs  fenêtres,  comme  autant  de 
regards  lixes,  sur  les  tombes  réguliè- 
rement alignées  dans  ce  champ  de 
l'éternel  repos.  Simplement  clos  d'un 
mur  bas,  il  enferme  dans  son  enceinte 
l'église,  qui  s'étend  sur  le  quatrième 
côté  de  ce  grand  quadrilatère,  aux 
angles  duquel  \iennent  s'amorcer  des 
rues  de  quelques  maisons. 

Plougasnou  remonte,comme  paroisse, 
à  une  très  haute  antiquité  ;  sous  le  nom 
de  Ploicathnou,  elle  faisait  partie  de  la 
chàlclicnic  de  Woriaix-Lanmeur.  don- 


^7^ 


PLOUGASNOU 


née  vers  103^  au  \Mcomte  de  Léon  par 
le  duc  Alain  III  de  Bretagne,  et  beaucoup 
de  seigneurs  possédaient  des  fiefs  dans 
la  paroisse,  les  Goesbriand,  les  Ker- 
merchou.  les  Kermabon  :  mais  le  plus 
important  de  tous  était  le  seigneur  de 
Guicaznou.  auquel  Plougasnou  doit 
son  origine. 

Si  l'on  en  croit  les  vieilles  légendes 
de  Bretagne  son  origine  se  perdrait 
même  dans  la  nuit  des  temps. 

Si  les  maisons  de  Plougasnou.  sans 
doute  brûlées  et  détruites  souvent,  ne 
prouvent  pas  cette  préhistorique  ori- 
gine, —  car  la  plus  ancienne,  placée  au 
chevet  de  léglise,  porte  la  date  de 
1764.  et  les  autres  sont  de  1816,  1822. 
1830  ou  de  dates  plus  récentes.  —  l'é- 
glise elle-même,  au  contraire,  avec  ses 
styles  différents,  qui  vont  du  Roman 
à  la  Renaissance,  son  clocher  d'une 
époque,  son  porche  d  une  autre,  sa 
nef  d'une  autre  encore,  est  une  preuve 
suffisamment  é\  idente.  non  seulement 
de  son  âge  respectable,  mais  aussi  de 
l'importance  que  la  paroisse  a  eue 
dans  l'Histoire,  mêlée  qu'elle  a  été  à 
tous  les  événements,  y  compris  aux 
guerres  sanglantes  de  la  Ligue. 

C'est  donc  à  elle  qu'il  faut  s'adresser 
pour  pénétrer  les  secrets  du  pays,  con- 
servés dans  ses  archives  de  pierre. 

D'abord  ce  clocher,  dont  la  tour 
carrée,  appuyée  de  contreforts,  est  un 
peu  lourde  sans  doute,  et  n  a  pas  la 
grâce  effilée  des  flèches  gothiques, 
mais  dont  la  forme  massive,  flanquée 
de  sa  tourelle  solide  contenant  l'es- 
calier, les  quatre  galeries  robustes 
à  balustres  pleins,  les  quatre  cloche- 
tons à  jour  taillés  dans  la  pierre,  les 
symptomatiqiies  gargouilles  représen- 
tant des  canons  biaqués  aux  angles, 
sont  bien  la  \i\anie  image  de  1  époque 
où  il  fallait  que  i  Iglise,  mystique  cita- 
delle de  la  l'Di.  lut  en  même  temps 
une  forteresse  réelle  du  pays,  et  donnât 
une  idée  de  sauvegarde,  de  force  maté- 
rielle, alors  que  les  habilanis  de  Plou- 
gasnou  devaient    combattre   à   la  fois 


l'ennemi  du  dedans,  le  Ligueur,  et 
l'ennemi  du  dehors,  l'Anglais  toujours 
menaçant  ou  l'Espagnol  audacieux. 

Ainsi  que  l'indique  une  inscription 
placée  à  la  base  de  la  tour,  celle-ci 
remonte  à  l'année  15N2. 

Avec  ses  piliers  et  ses  murs  blanchis 
à  la  chaux,  sa  nudité  humble,  ses  voûtes 
aux  boiseries  peintes  en  bleu  cru.  ses 
dalles  inégales  et  disjointes,  sur  les- 
quelles s'alignent  les  chaises  de  paille 
et  les  bancs  de  bois,  l'intérieur  de 
l'église,  divisée  en  trois  nefs,  présente 
a  premièrevuelaspect  misérable  etrude 
de  la  plupart  des  églises  de  Bretagne. 
Mais  dès  que  les  yeux  se  sont  habitués 
à  la  demi-obscurité  qui  y  règne,  on  est 
aussitôt  frappé  par  la  diversité  des 
styles  qui  la  composent,  plus  sensible 
encore  ici  qu'à  l'extérieur. 

Après  un  coup  d'œil  rapide  au  bas- 
côté  gauche,  qui  est  moderne,  sauf 
l'autel  à  colonnestorduesdu  xvn'^siècle, 
encadrant  un  tableau  du  Rosaire,  avec 
la  date  1668.  donné  à  l'église  par  le 
Recteur  Jean  Le  Court,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  remarquer,  malgré  leur 
simplicité,  sur  leurs  piliers  carrés  les 
trois  arcades  lomanes  à  pleins  cintres 
du  collatéral  sud,  qui  rejettent  cette 
partie  de  l'église  de  plusieurs  siècles 
en  arrière,  au  moins  jusqu'au  onzième, 
et  font  d'elle  une  de  ces  vénérables 
aieules  de  la  Foi,  ayant  presque  mille 
ans  d'existence. 

Près  de  la  porte  du  clocher,  à  côté 
des  fonts  baptismaux,  une  cheminée 
s'ou\re  dans  la  muraille;  il  n'est  pas 
rare  d  en  tiouver  de  semblables  dans 
les  vieilles  églises  bretonnes.  Le  Rec- 
teur de  Plougasnou  m'apprend  que 
deu.x  hypothèses  essaient  de  donner 
une  explication  de  leur  présence  en  cet 
endroit.  La  pix'micie,  c'est  que  ces 
cheminées  auraient  été  destinées  â 
chauffer  l'eau  de  la  cu\c  baptismale,  à 
l'époque  où  le  baptême  avait  lieu  par 
immersion;  la  seconde,  c'est  qu'elles 
auraient  ser\  i  à  faire  cuire  les  aliments 
destinés   aux   réfugiés,    à   l'époque   où 


PL0UGA8N0U 


l'Église,  donnant  asile,  il  fallait  nourrir 
ceux  qui  y  cherchaient  un  refuge.  Et 
une  rapide  évocation  me  montrait 
l'étrange  et  saisissant  tableau  que, 
dans  l'un  ou  l'autre  cas,  devait  pré- 
senter cette  église  de  Plougasnou,  en 
ces  époques  de  Terreur  ou  de  Voï  pri- 
mitive. 

Mais,  de  toutes  les  curiosités  de 
l'église,  la  plus  intéressante,  sans  con- 
tredit, est  cette  chapelle  du  xv«  siècle, 
appelée  chapelle  de  Kericuff;  elle  a 
l'avantage,  aussi  bien  extérieurement 
qu'intérieurement,  de  former  un  tout 
complet,  avec  l'enfeu  seigneurial  des 
Kermabon  qui  creuse,  entre  deux  écus- 
sons  effacés  accolés  à  des  pinacles 
décorés,  sa  quintuple  arcature  en  acco- 
lade tleuronnée,  au-dessous  de  la 
fenêtre  gothique  percée  à  côté  du 
porche  de  1616,  —  avec  ses  frises 
représentant  un  enlacement  de  grappes 
de  raisin  et  de  feuilles  de  vigne  taillées 
dans  la  pierre  et  surmontées  d'une 
sablière  de  bois  sculpté,  où  des  anges, 
de  distance  en  distance,  ailes  repliées 
derrière  le  dos,  tiennent  de\  ant  eux  à 
deux  mains  l'écusson  aux  armoiries 
des  Kei  ma  bon. 

En  outre,  cette  chapelle,  qui  à  elle 
seule  mériterait  d'attirer  et  de  retenir 
les  touristes,  porte  sur 
son  autel  une  bizarre 
statuette  crûment  colo- 
riée de  la  Trinité.  Dieu 
le  père,  la  chevelure  et 
la  barbe  blanches  lar- 
gement épandues  sur 
ses  épaules  et  sur  sa 
poitrine,  vêtu  d'un 
manteau  rouge  ga- 
lonné d'or,  la  tête 
ceinte  d'une  haute 
tiare  à  triple  couronne 
d'or  que  surmonte  une 
colombe,  tient  entre 
ses  mains  le  corps  du 
Christ  nu,  les  hanches 
voilées  d'un  pagne 
doré,  la  couronne  d'é- 


pines enfoncée  dans  son  front,  d'où 
coule  le  sang,  les  pieds  posés  sur  le 
globe  du  monde.  Il  est  assis  sur  un 
siège  dont  les  bras  sont  formés  par  des 
cariatides  féminines,  nues,  terminées 
en  sortes  de  consoles,  dans  le  goût  de 
la  Renaissance. 

Près  de  la  porte  sud,  à  l'intérieur, 
on  voit  encore,  dans  une  niche  en 
forme  d'arc  roman,  une  très  ancienne 
statue  de  saint  Pierre,  en  granit  colorié, 
les  cheveux  roulés,  et  ayant  un  peu 
l'aspect  du  Roi  saint  Louis.  Coiffe 
d'une  tiare  rouge  à  couronne  tleuron- 
née de  lys  d'or,  vêtu  de  rouge,  la  main 
gauche  appuyée  sur  un  livre,  il  élève 
de  la  main  droite  un  fragment  de  clé, 
et  son  allure  fait  songer  aux  figures 
peintes  par  Mantegna.  Il  est  en  grande 
dévotion  dans  Plougasnou. 

Un  autre  personnage  curieux,  vivant 
celui-là,  et  qui  touche  aussi  de  près  à 
l'église,  c'est  le  suisse  ou  bedeau  ; 
dans  le  pays  les  enfants  et  même  les 
habitants  ne  l'appellent  que  le  Chien 
de  l'église  (ar-c'hi).  Ce  surnom  lui 
vient  de  ce  que,  autrefois,  il  avait  été 
ordonné  au  bedeau  de  Plougasnou  de 
faire  confectionner  un  morceau  de  bois 
en  forme  de  chien,  un  dusse-chien^ 
pour  s'en  servir  à  chasser  ces  animaux 


COIFFE     DE    CliRK.MOMK    UK     Fl.OU  G  ASN'OU 


276 


PLOUGASNOU 


de  l'église.  De  lait  cela  n'est  pas  inu- 
tile. J'ai  moi-même,  un  jour  que  je 
travaillais  près  delà  chapelle  de  Keri- 
cuff,  à  l'intérieur,  été  détourné  de  ce 
que  je  faisais  par  un  bruit  étrange,  une 
sorte  de  lappement  dont  je  ne  pou- 
vais deviner  la  provenance.  M'étant 
retourné,  j'aperçus  un  chien  en  train 
de  se  désaltérer  paisiblement  dans  un 
bénitier  de  métal  déposé  devant  le 
catafalque  qu'on  venait  de  dresser  au 
milieu  de  la  nef  pour  une  cérémonie 
de  bout  de  l'an. 

Le  bedeau  de  Plougasnou  porte  un 
costume  tout  à  fait  remarquable.  Il 
s'enveloppe  d'une  longue  robe  noire 
comme  celle  des  juges,  avec  deux 
larges  parements  écarlates  allant  de- 
puis le  cou  jusqu'à  terre,  le  même 
parement  à  chaque  manche  et  une 
grande  pièce  de  cet  écarlate  derrière 
le  col  entre  les  deux  épaules:  sur  la 
tête  une  sorte  de  toque  à  turban  et  à 

galons  écar- 
lates.     C'est 
ainài 
qu'il 


JKDF.AU    OU 


UK    L  KGI.ISK.    I>K     l' I-OLO  AS  NOU 


conduit  les  processions  :  c'est  danscette 
tenue  noire  et  rouge  qu'il  me  fît  péné- 
trer dans  la  sacristie  où  l'un  des 
vicaires  me  montra  le  Trésor. 

Le  Trésor  de  Plougasnou  renferme 
quelques   pièces    de  réelle  valeur.  Un 
très  beau  calice  de  la  Renaissance,  dont 
le  milieu,   représentant    huit    apôtres, 
remonte  certainement    à    une    époque 
plusancienne,  aurait  servi  assure-t-on, 
de   modèle  au  merveilleux  calice   d'or 
de  Saint-Jean-du-Doigt,  si  renommé. 
11    a   été  légué  à    l'église    par    Hervé 
Postic,     vicaire     de      1570     à      1590. 
L'ostensoir,  très  original,  date  proba- 
blement de  Louis  XIII,  avec  ses  deux 
anges   latéraux   porteurs    de   palmes. 
Enfin  la  grande  croix  de  procession  en 
argent  ciselé,  à  sonnettes  et  à  figures 
en  relief,  qui  a  été  remarquée  à  l'Ex- 
position de  1900  au  Petit   Palais  des 
Champs  Elysées,  a  une  histoire.  C'est, 
en  réalité,  la  croix  de  l'église   de  Ca- 
rantec,   gros  bourg   sur  la   rivière  de 
Morlaix,  vis-à-vis  le  château  de  Tau- 
reau. Pendant   la  Révolution  en  1793, 
la   croix  de  Plougasnou,  comme  bien 
d'autres  objets  de  piété,  fut  cachée  chez 
de  braves  gens,  qui  voulaient  la  sous- 
traire   au    pillage;    plus    tard,    le 
calme  revenu,  par  suite  d'un  ma- 
lentendu, elle  fut  portée  à  l'église 
de  Carantec,  qui  la  garda, 
et    celle    de    Carentec    fut 
remise  à  l'église  de  Plou- 
gasnou. 

Un  autre  souvenir  de 
cette  époque  frappe  les  re- 
gards dans  le  cimetière  en- 
tourant l'église  :  c'est,  au 
chevet,  située  presque  sous 
la  rosace,  à  l'Est,  une 
vieille  tombe  portant  cette 
épitaphe,  qui  constitue  à 
elle  seule,  un  morceau 
d'I  lisloirc  : 

CI-GlT 
Lk    coups    ni-    \  K.MCK.XHLE 

1:1     L)isi;Ki:r    mkssike    uoai 


PLOUGASNOU 


endroit  en  contrebas,  une  de  ces 
dalles  d'un  gris  noir  d'ardoise, 
comme  jetée  au  hasard  au  milieu 
des  herbes  folles,  tout  effritée. 
Les  caractères  en  relief  attirant 
mes  regards,  je  m'en  approche 
machinalement,    et   je  déchiffre, 


CHARLES  MARIE- MICHEL- 
CKLESTIN  LEROUX  DE  KEK- 
MNON,  AUMONIER  DE  MON- 
SIEUR LE  COMTE  DE  PRO- 
VENCE (  DEPUIS  LOUIS  XVIII  ), 
CHANOINE  DE  l'ÉGLISE  DE 
BEAUVAIS,AriBÉDE  STE  GAU- 
BURGE,  EN  PERCHE,  NÉ  AU 
CHATEAU  DE  KERNINON,  EN 
PLOULEc'h,  le  26  XBRE 
1755,  DÉCÉDÉ  AU  MANOIR 
DE  KERICUFF  KN  PLOUGAS- 
NOU,    LE     12     AVRIL     1814. 

Fidèle   a  dieu    et    au  roi,  il 
souffrit    la    persécution    pen 
dant     la     tourmente    révoll- 
tionnaire. 

Beati  estis,  cum  maledixe- 
rint  vobis  et  persecuti  vos 
fuerint,  et  dixerintgmnemxlum 

ADVERSUM  VOS  MENTIENTES,  PROPTER  ME.  GaU- 
DETE  ET  EXULTATE  QUONIVM  MERCES  VESTRA  CO" 
PIOSA    EST    IN    COELIS. 

Math.   V.  11-12. 

Non  loin  de  cette  sépulture  qui  s'é- 
lève, intacte,  bien  conservée  et  respec- 
tée, à  côté  de  la  petite  porte  extérieure 
par  laquelle  on  pénètre  dans  la  sa- 
cristie, parmi  d'autres,  dont  la  terre  a 
été  bouleversée  et  les  pierres  tumu- 
iaires  brisées,  je  remarque,  sous  les 
grands  arbresombrageant  le  chevet  de 
l'église  et  dominant  la    route,  en   cet 


CHAPELLE    DE     UKRICL'KF     ET     rORCIIE    SUD    (lOld) 


ému,  ces   mots    suggestifs,   ainsi  dis- 
posés : 

CI  GIT  LE  CORPS  DE  .MADAME  .MARIE 
.M.\GDRLAINE  DÉSIRÉE  DE  GOESHRIAXD 
PASTOUR  DE  K  JAN  DÉCÉDÉE  LE  S  .WRII 
li^O^    —    REQUIESCAT    IN. 

L'inscription  se  termine  là,  brusque- 
ment, a\ant  le  mot  pack  qui  de\ait  la 
clore,  et  qui  y  manque,  symbolique- 
ment, comme  si  la  paix  fût  en  effet  re- 
fusée  à    la    pau\re    morte  ciiassée    du 


2-jH 


PLOUGASNOU 


cimetière  où  elle  pensait  reposer  éter- 
nellement 1 

Les  noms  ont  réveillé  en  moi  tout  un 
passé  intéressant  :  Pastour  de  Kerjan! 
)e  me  souviens  que  lorsque  la  reine 
Anne,  en  i  :ïos,  visitait  la  Bretag^ne,elle 
fut  atteinte  à  Morlaix  d'une  enflure  aux 
yeux  qui  la  poussa  à  se  rendre  en  pèle- 
rinage à  Saint-Jean-du-Doigt,  pour  y 
chercher  auprès  de  la  sainte  relique  du 
Précurseur  la  guérison  de  son  mal. 
Mais,  avant  d"y  arriver,  elle  s'arrêta  à 
la  Croix  du  Manoir  de  Kerjan.  Là, 
Jeanne  de  Quélen.  épouse  de  Jean 
Pastour  de  Kerjan,  offrit  à  la  reine  une 
collation  de  petits  gâteaux  beurrés,  et. 
depuis,  cette  croix  s'appela  la  Croix  du 
petit  gâteau  de  heurre  [Çrojz  conignic 
an  aman). 

Et  maintenant,  la  tombe  de  cette 
descendante  des  fameux  Pastour  de 
Kerjan  semble  oubliée,  négligée  de 
tous,  et  Ion  jette  de  côté  cette  pierre 
dévorée  par  le  temps,  comme  si,  dans 
ses  lettres  naï\es,  elle  ne  contenait  pas 
un  peu  de  notre  Histoire,  un  peu  aussi 
de  la  plus  touchante  de  nos  Légendes. 

Aujourd'hui,  ce  vieux  cimetière  est  en 
train  de  disparaître,  et  avec  lui  bien 
des  sou\'enirs.  car  un  vote  de  la  muni- 
cipalité a  décidé  de  le  désaffecter  pour 
en  faire  une  place.  Plougasnou  y  per- 
dra sa  plus  saisissante  originalité. 
L'année  1901,  aux  mois  de  juillet,  août 
et  septembi-e,  il  m'a  été  donné  d'as- 
sister à  lexécution  de  cette  translation, 
par  les  habitants,  des  ossements  de 
leurs  ancêtres,  du  \ieux  cimetière  au 
nouveau  cimetière  placé  au  mucl  du 
bourg,  le  long  de  la  route  qui  conduit 
à  la  plage  de  Saint-Jean-du-Doigt. 

Rien  de  plus  étrange  que  ce  spec- 
tacle, rien  qui  donne  mieux  la  synthèse 
du  caractère  breton,  de  cette  âme  bre- 
tonne, habituée  à  voisiner,  mieux  en- 
core, à  vivre  avec  la  mort  et  a\ec  les 
morts. 

Au  moment  où  je  traverse  le  cimc- 
tièic,  des  dalles  funéraires  sont  jetées 
de  côté  et  d'autre,  l'une  dressée  ;'i  l'en- 


vers et  appuyée  contre  l'église  ;  sem- 
blables à  d'énormes  ardoises,  ces  dalles 
portent  en  relief  des  lettres  grossières, 
inégales,  qui  donnent  à  l'inscription 
quelque  chose  d'une  écriture  barbare 
et  primitive,  et  produisent  l'illusion  de 
caractères  runiques. 

Chacun  travaille  là  à  son  heure,  à 
sa  guise.  Un  garçon  d'une  quinzaine 
d'années  creuse  méthodiquement  une 
fosse,  rejetant  par  petites  pelletées  la 
terre  au  dehors  du  trou  avec  une  len- 
teur minutieuse;  près  de  lui  un  enfant, 
une  serfouette  à  deux  dents  à  la  main, 
fouille  de  nouveau  cette  terre  rejetée 
et  en  extrait  les  moindres  débris  d'os 
qu'il  place  en  tas  de  côté  :  ce  sont  les 
restes  des  grands  parents.  Plus  loin, 
une  femme  se  servant  d'une  bêche,  et 
deux  marmots  de  2  à  8  ans.  de  leur 
houe,  de  leur  pioche,  font  le  même 
travail  de  sélection  ;  déjà  des  fragments 
de  boîte  osseuse,  de  petits  os,  tout  cela 
couleur  de  rouille,  s'entassent  devant 
l'aîné  des  petits  cjui  nettoie  soigneuse- 
ment ces  reliques  d  un  grand-père, 
d'une  grand'mère,  peut-être  même  de 
parents  bien  plus  proches,  car  il  n'v  a 
que  six  ans  qu'on  n  enterre  plus  dans 
l  ancien  cimetière. 

Une  femme,  qui  maniait  a^ec  une 
certaine  indifférence  un  crâne  humain, 
et  à  laquelle  j'en  faisais  l'observation, 
me  répondit  :  ((  Oh!  qu'est-ce  que  cela 
fait.  C  est  une  ancêtre  à  moi,  morte  en 
1 8 1 1 .  )) 

ici,  on  \it  avec  les  ossements  des 
a'ieux  et  on  les  manie,  on  les  range  par 
petits  tas,  sans  la  moindre  émotion,  on 
pourrait  presque  dire  sans  le  moindre 
respect  :  les  bonnes  gens  de  Bretagne 
n'ont  ni  nos  nerfs,  ni  nos  sentiments, 
ni  nos  manières  de  voir. 

Une  dame  de  Paris,  qui  a  des  pa- 
rents enterrés  dans  ce  cimetière  et  y 
possède  une  di/aine  de  tombes,  ayant 
été  a\ertie  par  lettre  de  ce  transfert 
obligatoire,  a\  ait  tenu  à  venir  assister 
en  personne  à  cette  lugubre  cérémonie, 
l'allé  l'aconlait  a\cc  indignation  qu  une 


PLOUGASNOU 


271) 


femme  du  pavs  avait  proposé  de  lui  acheter  les  dalles  de  ces  tombes  pour 
en  paver  chez  elle  une  salle  à  manger.  Vivre,  se  réjouir,  déjeuner,  dîner  ban- 
queter sur  des  a-aî7,  des  Dêccdc,  des  Ucciuicsc.it  m  p.icc.  celle  idccl  axait 
soulevée  dhorreur  !  Affaire  dhabitude  pourtant,  de  mœurs,  de  latitude;  un 
prêtre  de  Plougasnou  me  disait   que.    dans    la    région,  les    dalles   mortuaires 


sont  l'objet 
de  maisons 
Pendant 
du  porche  de 
deux  enfants 
son  champ 
deviner  les 
veau  un  peu 


d'un  commerce  courant,  et  que  l'intérieur  de  beaucoup 
est  ainsi  pavé. 

que,  songeant  à  tout  cela,  je  m'arrête  un  moment  près 
l'église,  pour  examiner  curieusement  la  lemme  aux 
qui  manie  sa  bêche,  comme  si  elle  fouillait  la  terre  de 
pour  récolter  des  pommes  de  terre,  et  que  je  cherche  à 
pensées  pouvant  se  dérouler  en  cet  instant  dans  son  cer- 
rudimentaire,  le  rythme  dune  chanson  m'arrache  à  cette 
observation . 

Une  jeune  fille,  à  la  grande  coiffe  de  cérémonie, 
s'avance  par  le  sentier  tracé  entre  les  tombes  et 
chantonne  à  mi-voix,  très  absorbée  en  foulant  d  un 
pied  indifférent  cette  poussière  des  morts.  Les 
paroles  aux  rocailleuses  sonorités  bretonnes  frappen 

mes  oreilles  avec  quelque  chose  de  connu.  J'écoute, 
attentif  : 

Chantons  les  amours  de  Jeanne. 

Châtiions  les  amours  de  Jean. 

Jean  aimait  Jeannette, 

Jeannette  aimait  Jean  ; 

Mais  depuis  que  Jean  est  l'épou.x  deje..nne, 

Jean  naime  plus  Jeanne, 


des  ancê- 


KGI  ISK     DE    PLOlir.ASNOI'     (COTK    SL'II^     Kl      \  K    C I  M  K  I  I  !■  K  K    ANCIHN 


2So 


PLOUGASNOU 


très,  tristes  reliques  de  bien  des  Jean, 
de  bien  des  Jeanne,  et  peut-être,  sans 
vouloir  comprendre,  sans  écouter  le 
présage  moqueur  de  la  chanson,  elle 
se  rend,  ainsi  parée,  là-bas,  à  l'Ora- 
toire de  Plougasnou,  pour  y  déposer, 
suivant  la  croyance  séculaire  du  pays, 
la  boucle  de  cheveux  qui  lui  assurera 
un  mari  avant  la  lin  de  l'année. 

Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  les 
sépultures  que  l'on  transporte  de  l'an- 
cien cimetière  dans  le  nouveau.  On  a 
commencé  par  y  placer  deux  petits 
monuments  qui  comptent  parmi  les 
plus  intéressants  de  Plougasnou  et  qui, 
par  leur  présence,  complétaient  admi- 
rablement l'église.  Le  premier  monu- 
ment, une  haute  et  mince  croix  de 
granit,  au  piédestal  exhaussé  de  deux 
marches,  devant  laquelle  se  trouve 
une  petite  chaire  à  ouvertures  ogi- 
vales. C'est,  en  Bretagne,  une  sorte 
de  tribune  publique,  servant  non  seu- 
lement au  recteur  et  à  ses  vicaires  pour 
y  publier  les  bans  ou  y  annoncer  des 
cérémonies  religieuses,  mais  qui,  au- 
trefois, à  son  ancienne  place  au  milieu 
du  bourg,  était  occupée,  une  fois  la 
messe  terminée,  par  le  secrétaire  de  la 
mairie,  et  devenait  une  tribune  pour 
lire  les  lois  nouvelles,  informer  des 
ventes  de  la  semaine  et  autres  affaires 
communales  ou  litigieuses.  Il  arrivait 
môme  à  des  particuliers  d'en  user  pour 
inviter  leurs  amis  à  quelque  fête  parti- 
culière, comme  celle  du  boudin,  la 
saignée  du  cochon.  Cela  s'appelait 
monter  sur  la  Croix.  Sans  doute,  en  ce 
nouveau  lieu,  il  n'en  sera  plus  de 
même,  et  les  amateurs  du  pittoresque 
y  perdront  un  spectacle  curieux. 

L'autre  édifice,  autrefois  placé  à 
l'Est  de  la  place,  en  face  de  l'hôtel  de 
Bretagne,  tenu  par  Le  Lons,  et  de  la 
maison  Poupon,  c'est  une  chapelle  fu- 
néraire, qui  ne  ressemble  à  aucune  de 
celles  qu'on  peut  voir  en  Bretagne. 

Trois  pignons  ouchevelssemblahles, 
de  forme  pyramidale,  peut-être  sym- 
bole de  la   j'i  inilé.   \icnncnt  s'amorcer 


au  toit  couvert  d'ardoises  que  sur- 
monte une  ornementation  de  plomb  à 
jour,  trèfle  à  quatre  feuilles  formant 
croix.  Ce  toit  repose  sur  quatre  piliers, 
dont  les  deux  plus  avancés,  détachés, 
sont  ronds  sur  une  base  carrée  et  por- 
tent un  chapiteau  sans  décor  ;  les  deux  ^ 
autres,  privés  de  chapiteaux,  forment 
corps  avec  la  maçonnerie  circulaire 
servant  de  chœur  à  cette  singulière 
petite  chapelle  ouverte  à  tous  les  vents 
et  sans  clôture  ni  porte. 

Au-dessous  de  chaque  pignon  latéral 
une  petite  fenêtre  d'aspect  roman;  une 
plus  grande  placée  plus  bas,  perce  le 
pignon  central,  séparé  des  deux  autres 
par  un  contrefort  extérieur;  quatre 
monstres  émergent  en  gargouilles  de 
la  base  des  pignons  ;  les  deux  de  l'ar- 
rière, engagés  à  mi-corps,  jaillissent 
du  mur;  les  deux  autres,  mi-partie 
statue,  mi-partie  bas-relief,  sur  les 
côtés,  représentent  l'un  une  sorte  de 
lion,  l'autre  une  inquiétante  figure 
humaine  encapuchonnée,  sur  un  corps 
de  bête. 

A  lintérieur,  au  fond,  sous  la  fenê- 
tre principale,  un  petit  autel  de  pierre 
que  flanquent  les  statues  peintes  de 
saintEloi  et  de  la  Vierge,  les  mains  croi- 
sées sur  le  ventre.  Tout  un  système 
de  poutres  apparentes  forme  la  voûte. 
Il  y  a  quatre  grands  arcs  en  ogive, 
dont  trois  avec  clé  de  voûte,  formée 
d'un  ornement  cubique,  sorte  de  chou 
fleuronné  ;  la  quatrième  clé  de  voûte, 
centrale,  fait  descendre  du  toit  une 
surprenante  figure  de  Dieu  le  Père, 
portant  le  globe  de  la  main  gauche,  la 
droite  rapprochée  du  corps  dans  un 
geste  de  bénédiction.  Assis  dans  une 
chaise  à  haut  dossier,  il  montre  une 
face  barbue,  sous  une  coiffure  mitrale, 
semblable  au  bonnet  des  grenadiers 
russes  de  la  garde  Préobajensky. 

La  dernière  et  certainement  la  plus 
mystérieuse  des  curiosités  de  la  pa- 
roisse, c'est  cequ'on  appelle  r()raloire 
de  Plougasnou,  édicule  dressé  en 
pleins  champs,  à  cinq  minutes  à  peine 


PLOUGASNOU 


2«I 


du  bourg,  le  long  du  sentier  de  tra- 
verse reliant  le  bourg  à  Saint-Jean-du- 
Doigt,  et  partant  du  chevet  de  l'église 
dans  la  direction  de  l'Est. 

Tous  les  voyageurs  d'Orient  qui  l'ont 
vu.  particulièrement  le  savant  archéo- 
logue Léon  Palustre,  qui  le  signale 
dans  son  ou- 
vrage sur  la  Rc- 
îiaissance  hre- 
tonne.  ont  été 
frappés  de  sa  si- 
mi  1  il  ude  d'as- 
pect avec  les  tom- 
beaux antiques, 
si  particuliers, 
que  l'on  trouve 
en  Asie  Mineure, 
le  long  des  côtes 
de  l'archipel 
grec. 

En  effet,  à  pre- 
mière vue,  l'illu- 
sion est  surpre- 
nante. C'est  la 
même  apparition 
subited'uneiden- 
tique  toiture 
courbe,  sur  la- 
quelle cinq  arê- 
tes longitudi- 
nales superpo- 
sent les  lames  de 
pierre  comme  les 
i^m  b  ri  ca  ti  o  n  s 
d'une     souple 

cuirasse  métallique;  c'est  la  sem- 
blable maçonnerie  de  grand  appareil 
que  paraissent  percer  des  bouts  de 
solives,  qui  sont  en  pierre  et  traversent 
l'intérieur  du  monument.  On  y  ren- 
contre les  mêmes  pignons  opposés,  dont 
l'un  surmonté  d'une  espèce  d'acrotère. 
Seules,  les  ouvertures  de  chaque 
côté,  entre  les  pilastres,  et  la  grande 
baie  d'entrée  différencient  un  peu 
rOratoirede  Plougasnou  d'un  tombeau 
de  cette  héro'ique  Xanthos,  autrefois 
prise  et  saccagée  par  Cyrus,d'un  sar- 
cophage   planté    sur     le     promontoire 


STATUETTE    DE    L.A. 
DE    Kl- 


d'.\ntiphellos,  d'une  sépulture  de  Pi- 
nara,  au  pied  du  mont  Cragus,  ou  de 
quelque  autre  monument  tumulaire  de 
la  Lycie. 

La  date  cependant,  tracée  en  relief  à 
l'arrière   du   monument,  le  rapproche 
bien  plus  de   nous:    i6i  i .  l'année  qui 
suivit  la  mort  de 
1  lenri  1\',  la  pre- 
mière de  la  Ré- 
gence de   Marie 
de       M é d i  c i s  , 
Louis  XllI  ayant 
dix     ans.     Mais, 
sauf  pour  les  pi- 
lastres et  leur  dé- 
coration, on  n  y 
découvre  rien 
des    styles    pré- 
férés par  les  ar- 
chitectes    du 
temps,     et     l'on 
peut   se    deman- 
der où  l'anonyme 
constructeur    de 
cette  chapelle,  si 
différente  des 
édifices  religieux 
ou  civils  de  cette 
époque,    a   été 
chercher  les  sour- 
ces de  son  inspi- 
ration. Peut-être 
en  cette  Asie  Mi- 
neure   funéraire 
qu'il      avait     pu 
visiter,  par  des.  hasards  de  guerre  ou 
de  voyage,  et  dont  le  persistant  souve- 
nir avait  continué  de  le   hanter  après 
son  retour  en  France  > 

Là  ne  se  borne  pas  la  singularité  de 
l'Oratoire.  Nous  la  rencontrons,  tout 
aussi  énigmatique  dans  les  deux  caria- 
tides qui  supportent,  sur  le  flanc  Sud 
—  l'édicule  étant  orienté  de  l'Est  à 
l'Ouest—  l'architrave  de  l'entablement 
sur  la  frise  duquel  court  une  inscription 
en  relief. 

Ce  sont  un  homme  et  une  iemme 
nus,  placés  de  chaque  côté  d'une  petite 


TRINTl  l'; 
RICUFF 


CHAPELLE 


aS: 


P  L  O  U  G  A  S  N  O  U 


porte  latérale  ouverte  au  centre  même 
de  la  paroi,  auprès  d'une  fenêtre.  Ici 
nous  reconnaissons  la  coutumière  oi-ne- 
mentation  de  la  Renaissance,  dans  la 
forme  des  quatre  balustres  décorant 
l'édifice,  dont  deux  avec  figures,  et  fai- 
sant pendants  aux  balustres 
tout  unis  de  la  partie  Nord. 
Maisl'énigmegîtdansla  per- 
sonnalité de  ces  deux  statues. 
Que  reprcsen'cnt  ces  pcr- 


Au-dessous  des  mots  de  Dieu  ci  de 
hlctre  Dame,  dans  le  mur  plein,  un 
écusson  laisse  distinguerdes  armoiries; 
ce  sont  celles  des  Le  Floc'h  de  Kcrbas- 
quiou  et  des  Tromelin  du  Merdy,  — mi 
partie  au  Cerf  passant  ci  aux  deiix/asces. 


LA     CHAPELLE      KUXIÎUArUE 

sonnagesr  Aucun  éclaircissement  de 
ce  double  mystère  n'émane  de  l'Ora- 
toire de  Plougasnou. 

L'inscription  n'en  dit  rien  fcette  ins- 
cription placée  au-dessous  de  la  cor- 
niche, et  qui,  commençant  d'une  ma- 
nière fantaisiste  de  chaque  côté  de  la 
grande  ouverture  occidentale,  se  pro- 
longe, par  le  côté  Sud,  pour  se  terminer 
à  l'arrière,  s'effritant  de  plus  en  plus. 
Cependant,  en  s'aidant  des  doigts 
pour  suivre  les  contours  de  chaque 
lettre,  et  des  yeux,  lorsque  le  soleil,  A 
jour  frisant,  allonge  un  peu  les  om- 
bres des  caractères  en  relief,  il  est  pos- 
sible de  la  rétablir  dans  son  intégi  alité. 
Elle  est  ainsi  conçue  : 

I).\.M0ISKI.LK  ANNF,  lU'.  KKKDAN  DAAMll 
I)0\  AKIl'OKF.  DF.  KKASTAN  M  A  FAICT  FAIKF. 
FN   LMONFVK   DF,   DIF.V   F,T    DR    Nl<    DAMF  DF 

r.oi<i;iTK    16 1  I 


La  baie  d'entrée,  arrondie  en  voûte 
entre  deux  pilastres  à  moulures  est  sur- 
montée d'une  sculpture  peu  \isible. 
vraisemblablement  une  tête  en  relief  de 
la  \'ierge;  au-dessus  un  écusson  avec 
la  croix,  armoiries  des  Corran,  et,  cou- 
ronnant le  tout,  un  ornement  en  pal- 
mette  formant  éventail. 

Au  fond  de  l'Oratoire,  un  balustre 
central  soutient  la  table  de  pierre  de 
l'autel,  et  un  œil  de  bœuf  s'ouvre, 
ovale,  sur  la  campagne.  Trois  statues 
coloriées,  portées  sur  des  consoles  can- 
nelées Renaissance  décorent  l'édicule. 
Au  centre,  une  statue  sans  tête,  sans 
forme,  aux  \  êtements  teintés  de  blanc, 
d'or  et  de  bleu  ;  à  droite,  un  saint  tenant 
un  li\rc,  les  yeux  claii-s  et  fixes,  peint 
en  brun  rouge,  en  jaune,  en  blanc  et 
en  bleu,  quelque  saint  local  ;  enfin  à 
gauche  une  \'ierge  de  granit  gris,  por- 
tant l'enfant  Jésus,  un  peu  de  rose 
pâli  aux  joues,  de  rouge  à  la  bordure 
de  la  robe  et  du  bleu  dans  les  pru- 
nelles. 

La  légende  attribue  à  cette  chapelle 
des  vertus  très  s|5éciales.    i'oute  jeune 


PLOUGASNOU 


2^3 


fille  qui,  dans  la  nuit  du  is  août,  vient 
déposer  dans  une  petite  cavité  placée 
à  droite  de  l'autel,  une  mèche  de  ses 
cheveux,  est  sûre  de  se  marier  dans 
l'année. 

A  plusieurs  reprises,  en  effet,  j'avais 
pu  voir  la  cavité  presque  pleine 
de  mèches  de  cheveux  de  toutes 
les  couleuis,  même  gris  et 
blancs,  ce  qui  m'avait  un  peu 
inquiété  quant  à  1  âge  des 
jeunes  filles.  On  m'apprit 
alors  que  l'Oratoire  n'avait 
plus  son  antique  vertu  maritale, 
mais    qu'il    guérissait    mainte- 


l'oRATOIRE    (cOII-:    SL'Ii) 


nant  les  migraines,  de  sorte  que  fem- 
mes et  filles  de  tout  âge  s'adressaient 
dévotieusement  à  lui. 

Pour  ma  part,  j'ai  cependant  trouvé 
des  traces  évidentes  de  la  persévérance 
encetteprécédente  croyancequ'on  m'af- 
firmait disparue. 

Ainsi,  le  lendemain  du  m  août  de 
l'année  luoi,  j'y  ai  découvert,  solitaii'c 
et  charmante,  une  joHc  boucle  de  che- 
veux noirs  noués  d'un  ruban  de  soie 
blanche  a\ec,  sous  le  même  lien,  une 
marguerite.      touchante  olfrancle  d'une 


jeune  fille  invoquant,  avec  la  ferveur 
des  époques  de  F'oi,  la  bonne  Vierge 
pour  trou\er  un  mari  avant  la  lin  de 
l'année. 

Je   me  suis  demandé,  ilest  vrai,  si 
c'était    bien    l'offrande    d'une    simple 


bretonne  de  Plougasnou  ou 
de   Saint-Jean-du-Doigt,   et 
s'il     ne     fallait    pas    plutôt 
y     reconnaître     la     supers- 
tition plus  raflinée  de  quel- 
qu'une des  petites  Parisien- 
nes,    alors    en    villégiature 
dans    le    pays,    et    voulant 
essayer     de      ranimer       sa 
croyance  moins  na'ive  à  cette 
source  de  Foi  primitive. 
Car  c'est  la  Foi  dans  toute  sa  candeur, 
une  Foi  qui  se  complique  de  supers- 
tition,  une   Foi    où   la   légende  fleurit 
comme  une  touffe  de  giroflée  sauvage 
aux  interstices  de  granit    des  vieilles 
églises  bretonnes,  qui   forme   l'atmos- 
phère en\  eloppante  et  douce  de  toute 
cette  région  de  Plougasnou,  de  Saint- 
Jean-du-Doigt,  de    l*rimel,  où  la  cam- 
pagne est  si  verte,  les  champs  de  blé  si 
ondulants,  la  mer  tc^ur  à  toui-  si  tran- 
quille et  si  sauvage. 

f.à.  les  élè\cs  de  Saint-Sulpicc  vien- 


2S, 


PLOUGASN'O  U 


nent  en  vacances  dans  l'hospitalière 
maison  de  Kermaria,  dirigée  par  un 
prêtre  bienveillant,  se  reposer  de  la 
sévère  étude  des  Pères  de  l'Eglise. 

Là  ce  même  bienfaiteur  a  fondé 
cet  intéressant  orphelinat  de  la 
mer  Kerjob,  destiné  à  recueillir  les 
pauvres  enfants,  auxquels  la  tem- 
pête a  arraché  leur  père,  et  à  faire 
d'eux  plus  tard  des  pilotes  intré- 
pides, des  sauveteurs  sans  peur  et 
des  héros  de  notre  marine  glo- 
rieuse. 

Et  levoyageur,  soitqu'il  pénètre  sous 
la  voûte  sombre  de  cette  église  presque 
ignorée  et  si  curieuse  de  Plougasnou, 
soit  qu'il  rêve  dans  le  champ  du  repos 


devant  les  trois  pignons  symboliques 
de  la  chapelle  funéraire  du  cimetière, 
soit  qu'il  cherche  à  déchiffrer  le  mys- 
tère de  l'Oratoire  semblable  aux  millé- 
naires sépultures  des  côtes  de  l'Asie 
Mineure,  retrouve,  insaisissable,  cares- 
sant et  énigmatique,  quelle  que  soit  sa 
Foi,  quelle  que  soit  la  libre  conviction 
philosophiquede  soncerveau,  lecharme 
qui  lavait  saisi,  enveloppé,  ravi,  dès 
ses  premiers  pas,  en  sortant  de  Morlaix 
pour  remonter  au  Nord,  vers  le  pays 
délicieux  des  brumes,  des  rêves,  des 
légendes,  des  traditions  et  des  sécu- 
laires croyances. 

GUST.WE     TOUDOUZE 


PLOUGASNOU    PORCHK    ET   SAClilSTlE 


LANGE    DE    LA    GUERRE 

GrONurc  extraite  d'un  journal  allemand  de  propagande 


L  ALLEMAGNE    SOCIALISTE 


Jamais,  peut-être,  les  luttes  poli- 
tiques allemandes  n'ont  été  suivies  par 
le  public  français  avec  une  attention  si 
soutenue.  C'est  qu'on  a  conscience,  à 
tous  les  degrés  de  l'opinion,  que  la  par- 
tie engagée,  là-bas,  est  exceptionnelle- 
ment grave,  quelle  a  une  portée  inter- 
nationale, et  qu'à  ce  titre,  nous  y 
sommes  intéressés  presque  aussi  direc- 
tement que  l'Allemagne  elle-même. 

Pour  nous,  observateurs,  le  conflit 
se  présente-t-il  sous  la  forme,  en  quel- 
que sorte  normale,  qu'il  affecte  dans 
les  autres  pays  ?•  Evidemment  non.  Nul 
ne  songe,  en  effet,  à  ce  que  représentent 
au  juste  les  diverses  factions  qui  sont 
aux  prises;  nul  ne  s'inquiète  de  savoir 
en  quels  groupements  s'émiettent  ou 
se  combinent  les  éléments  de  majorité 
dynastique  ou  d'opposition  purement 
parlementaire  .  Nationaux  -  libéraux, 
conservateurs,  progressistes,  catho- 
liques, etc..  tout  cela  occupe  le  fond 
de  U  scène,  et  nous  ne  voyons  au  pre- 
mier plan  qu'un  seul  homme,  l'empe- 
reur, face  à  face  avec  un  seul  parti  : 
le  parti  socialiste.  Cette  vision-là  tra- 
duit l'exacte  réalité  des  choses,  car 
c'est  bien  entre  Guillaume  il  et  le  socia- 
lisme que  la  bataille  se  livre,  c'est-à- 
dire  entre  r.\llem;ignc  ini-fcodalc.  mi- 


bourgeoise,  et  l'Allemagne  de  la  mine, 
de  l'usine  et  de  l'atelier. 

Alors,  une  question  se  pose.  Ce  parti 
socialiste  allemand  qui,  si  longtemps 
hors  la  loi,  tient  ainsi  en  échec  un  sou- 
verain disposant  d'une  puissance  ma- 
térielle formidable,  ce  parti,  comment 
s'est-il  formé?  D'où  vient-il  >  Quelle 
est  l'idée  qui  l'inspire  et  quels  sont  les 
hommes  qui  le  dirigent)  A  l'étranger, 
on  en  parle  beaucoup,  on  le  connaît 
peu;  et  quand  on  en  parle,  c'est  trop 
souvent  pour  dire  de  véritables  énor- 
mités. 

Nous  nous  proposons,  par  cette 
courte  étude,  de  renseigner  exactement 
nos  lecteurs.  Au  lendemain  d'une 
campagne  électorale  qui  marque  un 
triomphe  sans  précédent,  il  nous  a  paru 
de  bonne  actualité,  non  moins  que 
d'utile  information,  d'esquisser  à 
grands  traits  l'historique  de  la  Sociale- 
Démocratie,  ou  Arheiler  partei.  Nous 
classerons  simplement  des  faits,  lais- 
sant à  chacun  le  soin  de  les  commenter 
et  d'en  tirer  profit. 


I^i^ui  avoir  une  idée  nette  du  courant 
qui    entraîne   l'Allemagne   contempo- 


286 


L'ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


raine,  il  faut  remontei-  à  sa  double 
origine  —  origine  intellectuelle,  origine 
de  fait  —  et  décrire  les  courbes  par 
lesquelles  il  a  passé.  Sorti  de  l'agitation 
française  qui  remua  si  profondément 
l'Europe  dans  la  première  moitié  du 
xix'=  siècle,  le  socialisme  allemand  avait 
déterminé,  vers  1S40.  le  mouvement 
ouvrier  de  W'eitling  et  de  V Association 
des  Justes,  et  le  mouvement  théorique 
de  la  Ligue  communiste  qu\,-  par  la 
plume  de  Marx  et  d'Engels,  en  jan- 
\ier  184N,  lançait  son  fameux  M.m:- 
feste  au  prolétariat  international.  La 
fusion  de  ces  deiix  éléments,  préparée 
par  cette  publication  retentissante, 
devait  s'accomplir  l'année  d'après,  en 
pleine  tourmente  révolutionnaire.  Mais 
l'insurrection  de  l'Allemagne  du  Sud 
écrasée,  la  République  française  abat- 
tue, le  vent  de  réaction  qui  souffle  sur 
l'Europe  disperse  les  honimes  et  les 
idées.  Plus  rien  ne  reste  debout.  On 
entend  parler  encore  au  procès  de  Co- 
logne, en  i8s2,  dans  lequel  Liebknecht 
se  trouve  impliqué,  de  la  Li gue commu- 
niste :  c'était  sa  fin...  11  faudra  des 
années  de  sourd  travail  pour  que  la 
semence  germe  à  nouveau. 

Telle  fut  la  phase  initiale  du  socia- 
lisme allemand,  et  telle  est  la  tradition 
à  laquelle  pouvait  se  rattacher  Lassalle. 
lorsque,  en  1862,  il  rouvrait  le  débat 
et  commençait  son  agitation. 

Il  ne  le  voulut  point. 

Politiquement,  Lassalle  s'en  tenait 
au  suffrage  universel,  que  M.  de  Bis- 
marck s'était  laissé  arracher,  dans  l'es- 
poir que  la  classe  ouvrière  s'en  servi- 
rait surtout  contic  la  bourgeoisie 
alleman.lcet  que  la  monarchie  y  trou- 
verait des  garanties  de  paix  et  de 
durée.  Il  n'est  guère  probable  que  le 
chancelier  de  fer  fut  aujourd'hui  de  la 
même  opinion.  Dans  le  domaine  éco- 
nomique, Lassalle  préconisait  la  com- 
mandite, parrEtat,des  sociétés  ou\  riè- 
resdcpioduction  qui,uni\  crsalisées,au- 
raient  réalisr,  progressi\emcnt  et  paci- 
fiquement, l'inévitable  transformation 


sociale.  C'était  faire,  pensait-il,  ((  l'éco- 
nomie d'une  ré\olution.  »  Au  fond,  il 
n'y  avait  là  qu'une  réédition  allemande 
du  programme  qu'opposaient,  en 
I''rance,  avant  1848,  les  républicains 
purs,  à  VOrganisalinn  du  Travail.,  de. 
Louis  Blanc.  «  Nous  sommes  encore 
loin,  écrit  Engels,  des  hardiesses  tran- 
chantes et  de  l'âpre  conclusion  du 
Manifeste  communiste\  et  cependant, 
l'apparition  de  Lassalle  marqua  la 
seconde  phase  du  socialisme  en  Alle- 
magne, car  avec  lui  se  crée  un  mouve- 
ment ouvrier  auquel  se  rattache,  par 
des  liens  positifs  ou  négatifs,  amicaux 
ou  hostiles,  tout  ce  qui,  pendant  dix 
ans,  a  remué  le  prolétariat  allemand.  » 

Il  serait  trop  long  de  noter  les  péri- 
péties de  cette  campagne,  il  suffit  de 
rappeler  que  ce  fut  le  23  mai  1863  que 
Lassalle  fonda  Y  Union  générale  des 
Travailleurs  allemands.  Polémiste  ner- 
^eux,  tribun  inspiré  et  plein  de  fougue, 
le  jeune  réformateur  exerça  sur  les 
masses  une  sorte  d'attraction  magné- 
tique. Nulle  autre  parole  que  la  sienne 
ne  troubla  plus  profondément  l'âme 
populaire,  et  l'on  put  croire,  à  cet  ins- 
tant, que  l'Allemagne  entière  était 
conquise  à  sa  pensée.  Sa  fin  tragique 
ne  fit  qu'exalter  le  culte  dont  il  était 
l'objet.  Et  quand  on  ramena  son  ca- 
davre à  Breslau.  il  y  eut.  à  toutes  les 
gares,  de  la  frontière  suisse  aux  tristes 
plaines  silésiennes,  de  telles  exagéra- 
tions de  douleur  et  de  deuil,  que  la 
plume  socialiste  de  César  de  Paepe 
protestait,  à  Bruxelles,  contre  cette 
((  déification  i)du  mort. 

L'homme  disparu,  le  courant  i^iuil 
avait  déchaîné  ne  s'arrêta  point.  11 
laissait  un  parti  déjà  puissant,  desdis- 
ciples jugés  dignes  de  continuer  son 
œuvre  ;  mais  les  ouvriers  allemands 
allaient-ils  s'isoler  dans  la  conception 
lassallicnne,  alors  que  partout,  en  Eu- 
rope, le  ré\eil  des  idées  de  1848  se 
produisait  confusément  > 

Sans  tarder,  les  faits  de\  aient  répon- 
dre. Un  mois  à  peine  après  i.i  mort  de 


L'ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


2HJ 


Lassalle,rinternationale  tenait  à  Lon- 
dres son  meeting  de  fondation.  On 
était  en  septembre  if^64  ;  et  dès  iSô:;. 
Wilhelm  Liebknecht.  bientôt  doublé 
par  Bebel,  reprenait  ouvertement  l'agi- 
tation que  les  fusillades  de  \><\q  avaient 
interrompue.  Tan- 
disque  cette  propa- 
gande nouvelle 
s  activait,  l'Interna- 
tionale, qui  ser\ait 
d'appui  extérieur, 
grandissait  a  vue 
d'œil.  En  1866,  à 
sa  conférence  géné- 
rale de  Genève,  elle 
ne  comptait  encore 
que  70.000  adhé- 
rents: mais  en  1867. 
au  congrès  de  Lau- 
sanne, elle  en  grou- 
pait 300  000  et  au 
congrès  de  Bruxel- 
les, en  1868,  on 
atteignait  le  million. 
Ce  fut  cette  année 
même  que  le  jeune 
((  Parti  démocrate- 
socialiste  »,  dont 
Liebknecht  et  Be- 
bel avaient  jeté  les 
bases,  s'assemblait 
à  Nuremberg.  11 
adoptait  les  statuts 
de  l'Internationale, 
et  le  Manifeste  com- 
muniste devenait,  à 
la  fois,  sa  charte 
constitutive  et  son 
drapeau.  En  1869, 
le  congrès  d'Eisenach  donnait  son 
organisation  définitive  au  nouveau 
parti.  Dès  ce  moment,  c'est  la  lutte 
sans  merci  entre  le  gros  des  forces 
lassalliennes  et  le  groupe  des  Eisena- 
chiens,  lutte  d'autant  plus  féroce 
qu'on  ne  se  dissimule  point,  de  part 
et  d'autre,  qu'au  vainqueur  appar- 
tiendra désormais  la  direction  de 
l'Allemagne  ouvrière. 


Bien  qu'elle  dominât  tout  le  conflit, 
la  question  économique  n'entrait  pas 
seule  en  jeu;  on  était  aussi  mortelle- 
ment divisé  sur  les  questions  de  poli- 
tique pure,  et  spécialement  sur  la  ques- 
tion nationale,  comme   la   posaient  les 


l.KS    CÔA 
d'apic" 


I,lllO\S    CONTKF.    Lie    SOCI  AL1>  M  l". 
;  le  juiiriiiil  ;illcm;incl  lier    ]]'ahrcJa.oh 

graves  événements  qui  venaient  de 
s'accomplir.  Après  les  guerres  de  1864 
et  de  1866,  nul  doute  ne  pouvait  sub- 
sister, quant  au  but  poursui\i  par 
M.  de  Bismarck.  (  )n  allait  à  l'unité,  mais 
on  y  allait  par  la  ((  caserne  prussienne  ». 
(>étail  le  triomphe  du  parti  féodal, 
avec  lequel  marchait,  depuis  1860, — 
grâce  un  peu  au  succès  de. M.  deCavour, 
le  parti  des  professeurs  et  des  cuistres. 


2^H 


L'ALLEMAGNE     i^OCIALISTE 


LIEBKNECHT 

Berlin  devenait  ((la  Mecque  de  l'Alle- 
magne )),  comme  Turin  avait  été  ((  la 
Mecque  de  l'Italie  ». 

Le  nationalisme  intransigeant  de 
Lassalle,  et  peut-être  encore  l'idée 
vague  qui  le  hantait,  d'un  roi  social, 
l'avaient  mis   du  côté  des  hobereaux. 

Partisan  intraitable  de  la  plusgrande 
Prusse,  il  se  fit  l'auxiliaire  de  la  poli- 
tique d'unification  selon  le  mode  bis- 
marckien.  Il  fut  de  ceux  —  et  le  sou- 
\enir  en  pèsera  éternellement  sur  sa 
mémoire  —  qui  conseillèrent  l'inique 
agression  contre  le  Danemark  et  le 
criminel  démembrement  du  peuple 
vaincu.  Or,  c'est  ce  nationalisme  étroit 
que  devaient  encore  exagérer  les  dis- 
ciples qu'il  avait  laissés  derrière  lui, 
notamment  leD'  Schweitzer.  Ondevine 
quels  rapports  ceux-ci  pouvaient  entre- 
tenir avec  les  hommes  d'Eisenach  qui, 
eux,  arboraient  \a  devise  du.  Manifeste 
commumsle  :  ((  Prolétaires  de  tous  les 
pays,  unissez-vous!    » 

Centralistes,  les  eisenachicns  Té- 
taient, sans  doute,  restant  fidèles  au 
programme  qu'on  avait  piqué,  en  i  S49, 
à  la  pointe  des  baïonnettes,  et  dont  le 
premier  article  disait,  à  la  façon  fran- 
çaise :  '•  Rcpuhliquc  une  et  indivisible.  )) 
.Mais,  —  en  ceci  prcsijuc  d'accord  avec 


les  fédéralistes  du  Sud,  —  ce  qu'ils 
entendaient  par  cette  formule,  c'était 
surtout  l'absorption  de  la  Prusse  par 
une  Allemagne  régénérée. 

Ils  répudiaient  avec  horreur  cette 
unité  par  la  dictature  prussienne,  à 
laquelle  s'acharnait  M.  de  Bismarck, 
et  qui  faisait  de  l'Allemagne  asservie 
«  une  seule  enclume  sous  le  même 
marteau  ». 

Aussi  la  guerre  de  1870  porta-t-elle 
au  comble  l'antagonisme  des  deux 
partis.  Bien  que  Liebknecht  et  Bebel, 
grâce  au  suffrage  universel  récemment 
instauré,  fussent  entrés,  dès  février 
1867,  au  Reichstag  de  l'Allemagne  du 
Nord,  les  eisenachiens  ne  représen- 
taient encore,  dans  la  masse  proléta- 
rienne, qu'une  infime  minorité.  On  ne 
se  battait  plus  seulement  à  coups  de 
phrases,  mais  à  coups  de  gourdin.  Les 
réunions  publiques  s'étaient  transfor- 
mées en  champs  clos,  où  l'on  s'assom- 
mait en  des  rencontres  furieuses.  Il 
faut  revivre  cette  époque  dans  les  do- 
cuments du  temps,  pour  mesurer  la 
violence  des  haines  soulevées  alors 
contre  notre  pays.  Même  après  Sedan 
et  la  chute  de  l'empire,  même  après 
la  proclamation  de  la  République,  les 
lassalliens  sont  les  plus  ardents  parmi 


LALLEMAGNE     SOCIALISTE 


289 


LA    PAIX 

Par  dessus  les  armes  brisées,  reconcilions  les  peuples  clans  1  amour  et  dans  la  paix.   » 

Gravure  extraile  du  journal  socialiste  illustré  :  Sud-ieutschcr  Postillon. 


la  meute  hurlante  quL  derrière  les 
fourgons  des  armées  allemandes, pousse 
à  la  guerre  du  scalp,  à  l'extermination 
sauvage  de  la  France. 

Et  comme  il  est  entendu  que  nous 
sommes  des  chauvins  —  on  nous  le 
reproche  assez,  surtout  en  Allemagne 
—  ce  fut  l'heure,  précisément,  où,  sur 
les  Boulevards,  sur  la  place  de  la  Con- 
corde et  devant  rHôtel-de-Ville ,  les 
ouvriers  de  Paris,  et  a\cc    eux  les  plus 

Wlll.  —  i.j. 


bourgeois  de  nos   républicains,  chan- 
taient en  chœur  : 

((  Les  peuples  sont  pour  nous  des  frères, 
Et  les  tyrans  des  ennemis!...  » 


Se  mettre  en  travers  des  folies  de  la 
rue,  braver  des  foules  que  ((  la  gloire 
des  armes  allemandes  »  avait  littérale- 
ment fanatisées,  c'était,  on  en  convien- 


290 


L'ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


dra,  une  tâche  malaisée  autant  que 
périlleuse.  Cependant,  les  hommes 
d'Eisenach  n'hésitèrent  point.  Seuls 
contre  tous,  les  deux  élus,  Liebknecht 
et  Bebel,  avec  une  vaillance  dont  le 
gouvernement  de  la  Défense  nationale 
devait  leur  exprimer  officiellement  sa 
gratitude  ,  surent  remplir  jusqu'au 
bout  le  plus  difficile  et  le  plus  ingrat 
des  devoirs.  En  Prusse,  en  Saxe,  en 
Bavière,  partout  ils  multiplièrent  les 
réunions,  protestant  contre  une  guerre 
entreprise  uniquement  dans  ((  Imtérêt 
dynastique  »,  et  invitant  les  travailleurs 
allemands  «  à  joindre  leur  opposition 
à  celle  de  la  démocratie  française.  » 
Ceci,  en  juillet  1870.  Et  le  21  du  même 
mois,  refus  motivé  au  Parlement  — 
c'était  Bebel  qui  occupait  la  tribune  — 
de  voter  les  crédits  militaires  demandés 
par  M.  de  Bismarck. 

Le  5  septembre,  les  nouvelles  de 
Paris  à  peine  connues,  le  Comité  exé- 
cutif du  parti  lançait,  de  Brunswick, 
une  proclamation  sensationnelle  qui 
allait  provoquer  des  arrestations  en 
masse,  et  dont  le  préambule  portait 
en  gros  caractères  :  ((  Hourrah  pour 
la  République  française!  »  La  conclu- 
sion en  était  :  ((  Pas  d'annexion,  paix 
honorable  avec  la  France!  »  Et  ce  sont 
ces  mots-là  qui,  désormais,  paraîtront 
tous  les  jours  en  manchette  dans  le 
Volhsslaal^  l'organe  officiel  du  parti. 
Le  journal  s  imprimait  à  Leipzig,  où 
demeurait  alors  Liebknecht.  h.tudiants 
et  bourgeois  brûlaient  les  exemplaires 
dans  les  brasseries  et  sur  les  places 
publiques,  au  milieu  d'acclamations 
délirantes.  A  Brunswick,  le  ((  compa- 
gnon ))  Bracke,  arrêté  avec  les  autres 
membres  du  Comité  exécutif,  a  la 
suite  de  la  publication  du  manifeste, 
et  conduit  en  prison,  chargé  de  chaî- 
nes, faillit  être  écharpé  dans  les  rues. 
Quant  à  Liebknecht,  sa  maison  était 
quotidiennement  menacée,  et  un  soir, 
à  l'issue  d'une  réunion  exceptionnel- 
lement tumultueuse,  où  le  député  so- 
cialiste avait  pris  la  parole,  l'assaut  en 


règle  fut  donné.  Des  bandes  d'ouvriers 
lassalliens  vinrent  briser  les  vitres  à 
coups  de  pierres ,  en  chantant  le 
Wacht  am  Rheim  ! 

Dans  tous  les  meetings  le  sang  cou- 
lait, et,  des  salles  trop  étroites,  les  ba- 
garres se  prolongeaient  au  dehors,  et 
souvent  s'aggravaient. 

Au  Reichstag,  scènes  non  moins 
odieuses.  Liebknecht  et  Bebel  par- 
laient sous  les  injures  et  les  huées. 
Qu  importe  !  Les  pires  outrages  n'em- 
pêchaient point  la  protestation  d'écla- 
ter. Elle  trouva  de  tels  accents  que, 
lorsqu'on  en  recueille  l'écho,  dans  ces 
feuilles  jaunies  où  déjà  fouille  l'Histoire, 
on  est  étreint  à  la  gorge,  et  l'on  sent  le 
frisson  passer  sous  la  peau.  Qui  donc 
pourrait  entendre  sans  une  émotion 
poignante,  le  dernier  cri  qui  s'échappa 
des  lèvres  de  Bebel,  quand  l'iniquité 
suprême  fut  consommée  : 

—  ((  Je  proteste  contre  l'annexion 
de  l'Alsace-Lorraine,  parce  que  je  la 
considère  comme  un  crime  contre  le 
droit  des  peuples  et  comme  une  honte 
dans  l'histoire  du  peuple  allemand!  » 


C'était  l'argument  sentimental  ;  il 
ne  devait  guère  plus  toucher  les  vain- 
queurs que  les  strophes  enflammées  de 
1  lerwegh,  dont  la  lyre  vibrait  de  nobles 
colères.  Mais  on  en  avait  d'autres,  à 
l'usage  spécial  de  ces  diplomates  cas- 
qués, qui  se  riaient  de  l'indignation 
des  poètes  etdes  tribuns.  Sedoutc-t-on 
que,  dès  après  Sedan,  le  parti  d  'Eise- 
nach prédisait  à  l'Allemagneimpériale, 
en  cas  d'annexion,  la  fatalité  de  l'al- 
liance franco-russe?  Ici,  il  faut  citer 
tout  au  long,  car  le  document,  par 
certains  côtés,  a  une  valeur  prophé- 
tique : 

—  ((  La  camarilla  militaire,  les  pro- 
fesseurs, les  bourgeois,  les  politiciens 
d'estaminet,  prétendent  tous  que 
l'annexion  de  l'Alsace-Lorraine  serait 
le      meilleur       moyen       de      protéger 


L'ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


-9' 


LES    ALI,IANCES 

Il     s'agit    d'atteindre 

d'après  le  journal  allemand  de 

rAllemagae  contre  la  France.  Ce 
serait,  au  contraire,  le  meilleur  moyen 
d'éterniser  en  Allemagne  le  despotisme 
militaire,  jugé  nécessaire  contre  cette 
Pologne  occidentale,  l'Alsace-Lorraine. 
Que  les  Alsaciens  et  Lorrains  aspirent 
au  bonheur  d'être  gouvernés  par  les 
Allemands,  le  Teuton  le  plus  enragé 
n'oserait  l'affirmer.  C'est  le  principe 
du   pangermanisme    et   de  la  sécurité 


EUROPÉENNES 
l'ange    de    la    paix 
propagande  Dcr  Wahrc  Jacob 

des  frontières  qu'on  proclame,  et  qui 
du  côté  de  l'Est  (Russie)  amènerait  de, 
beaux   résultats    pour   lAllemagnc   et 
pour  l'Europe  !... 

((  Quiconque  n'est  pas  complctcmcr.t 
étourdi  par  les  clameurs  du  moment, 
ou  qui  n'a  pas  intérêt  à  égarer  le  peu- 
ple allemand,  comprendra  qu'une 
guerre  entre  l'Allemagne  et  la  Russie 
doit  naître  de  la  guerre  de  1870,   aussi 


-'9-' 


L'A  L  LE  M  A  G  ,\  E     S  ()  C  L\  L I  S  TE 


I-E    TRAVAIL    ET    LA     PAIX,     D  APRÈS     LE    TABLEAU     DE    II  .-G.    JENTZSCH 


fatalement  que  la  guerre  de  1870  est 
née  de  la  guerre  de  1866...  Si  les  vain- 
queurs allemands  prennent  l'Alsace  et 
la  Lorraine,  c'est  la  France,  unie  à  la 
Russie,  combattant  l'Allemagne.  Inu- 
tile d'insister  sur  les  funestes  consé- 
quences d'une  pareille  éventualité.  » 

Voilà  le  terrain  sur  lequel  on  se  pla- 
çait pour  tenir  tête  aux  ((  preneurs  de 
1  annexion,  aux  coquins  et  aux  imbé- 
ciles »,  comme  dit  la  proclamation  de 
Brunswick,  dont  les  ((  travailleurs  alle- 
mands ne  devaient  pas  tolérer  les  cri- 
minels desseins  ».  C'est  cette  thèse 
que  développent  tous  les  articles  du 
Volksst.iat  et  que  Liebknecht  et  Bebel, 
dans  leurs  discours,  reprennent  à  la 
iribunedu  Reichstag.  Cela  leur  valut,  à 
1  un  et  à  l'autre,  une  condamnation  à 
deux  années  de  forteresse,  prononcée 
par  la  Cour  de  Leipzig 


Cette  courageuse  attitude,  malgré 
les  passions  qu'elle  soule\ail,  troubla 
profondément    I  opinion    ouvrière.   Et 


lorsque  Liebknecht  et  Bebel,  traînés  en 
prison,  durent  suspendre  la  lutte,  la 
brèche  était  ouverte  dans  les  rangs 
jusqu'alors  compacts  des  lassalliens. 
La  rude  poigne  de  M.  de  Bismarck 
allait  l'agrandir.  On  voyait  enfin  quel 
maître  l'Allemagnes'était  donnée  ;  et  ce 
fut,  en  réalité,  une  politique  de  recru- 
tement pour  la  démocratie  socialiste, 
qui  poussa  ((  à  l'ombre  des  lauriers 
glorieusement  conquis  ». 

Insensiblement,  l'antipath  ie  grandis- 
sante pour  l'autocratie  prussienne  se 
changea,  dans  le  monde  ouvrier,  en 
impopularité  à  l'égard  de  ceux  qui  en 
avaient  été  les  alliés  ou  les  serviteurs. 
Aussi,  aux  élections  de  1874,  les  eise- 
nachicns,  ou  marxistes,  comme  on  les 
appelait  dès  lors,  entraînaient-ils  aux 
urnes  une  armée  numériquement  égale, 
ou  presque,  à  celle  de  leurs  ad\  ersaires. 
Ils  groupaient,  en  effet,  171.351  suf- 
frages, avec  6  élus,  contre  180.3  19  voix 
et  les  8  députés  de  la  fraction  lassal- 
lienne.  Au  Reichstag,  il  fallait  bien 
\i\  rc  côte  à  côte  ;  les  angles  s'arron- 
cliicnt.    Puis,  en  attendant  la  loi  d'e\- 


L'ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


LENDEMAIN     D  i;i,F.CT10N 

Gravure  extraite  du  journal  socialiste  illustré  Sûdeutsche  Postillon 


ception,  vinrent  les  persécutions  bis- 
markiennes,  qui  frappant  indifférem- 
ment les  lassalliens  et  les  marxistes, 
leur  imposèrent  la  nécessité  d'une  ac- 
tion commune.  Sans  le  vouloir  ni  s'en 
douter,  le  chancelier  de  fer  achevait,  au 
creuset  de  sa  politique,  la  fusion  des 
éléments  ouvriers. 

Le  dimanche  22  mai  1875,  les  deux- 
fractions  réconciliées  siégeaient  à 
Gotha.  Le  programme  issu  de  ce  con- 
grès n'était  et  ne  pouvait  être  qu'un 
compromis.  Mais  il  fallait  aboutir. 
L'année  suivante,  on  se  retrouve  en 
Congrès  et  l'on  adopte  l'organisation 
définitive,  en  un  seul  parti,  de  toutes 
les  forces  socialistes.  Face  à  l'Alle- 
magne impériale,  et  contre  elle,  l'Alle- 
magne ou\rière  avait,  elle  aussi,  réalisé 
son  unité. 

C'est  alors  que  M.  de  Hiemark  ré- 
solut d'employer  les  grands  moyens. 
11  avait  déjà  présenté  au  Conseil  fédé- 
ral un  projet  de  loi  contre  les  socia- 
listes, que  leReichstag  avait  repoussé. 
Le  double  attentat  de  llredelet  de  No- 


biling  (mai-juin  1878)  lui  permit  de 
revenir  à  la  charge  et  servit  de  pré- 
texte à  la  loi  du  2 1  octobre  1878,  connue 
sous  le  nom  de  loi  d'exception.  Elle 
eut  pour  premier  effet  la  suppression 
des  42  journaux  politiques  du  parti,  de 
la  revue  scientifique  Die  Zukunft  et  du 
journal  illustré  Die  neue  Welt,  la  fer- 
meture de  14  imprimeries,  la  disso- 
lution de  tous  les  groupes  et  de  leurs 
caisses.  Du  21  octobre  1878  au  i"  juin 
1886,  il  disparut  948  journaux  et  im- 
primés divers .  Ces  suppressions 
avaient  entraîné  i  .  109  ordonnances, 
dont  Qs  signées  directement  par  le 
chancelier. 

Le  nombre  des  associations  suppri- 
mées est  de  246,  se  subdivisant,  par 
Etats,  comme  suit  :  Prusse,  7 1  —  Saxe. 
70 —  Messe,  47  —  Bade,  \■^  —  Ham- 
bourg, 9  —  Bavière,  8 —  Wurtemberg, 
7,  —  Brème,  3  —  etc.  et  se  subdi\isant, 
par  nature,  en  18  chambres  syndicales, 
100  sociétés  ouvrières  ou  électorales, 
iS  organisations  du  parti  proprement 
d  it,  7  associations  professionnelles,  etc. 


?94 


L'ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


Les  moindres  villages  ne  sont  pas 
épargnés;  citons  notamment  Stotteritz, 
près  Liepzig,  qui  a  5  associations  dis- 
soutes. 

L'état  de  siège  est  proclamé  dans  les 
principales  ^  illes  de  l'empire,  à  Berlin. 
Hambourg.  Altona, Leipzig,  PYancfort- 
sur-le-Mein,  Offenbach,  Stettin,  etc.  A 
Berlin,  en  une  seule  journée,  on  compte 
68  expulsions.  L'internement  des  sus- 
pects, danscertaines  zones  depro\ince, 
a  lieu  par  simple  mesure  de  police. 

Pendant  un  an,  le  parti  essaie  de 
fonder  des  journaux  non  politiques, 
soit  littéraires,  soit  d'annonces,  qui, 
tous,  sont  étranglés.  Finalement,  on 
décide  de  créer  à  l'étranger,  a\ec  le 
concours  financier  de  llochberg,  le 
Sozialdeiuokr.il,  dont  le  premier  nu- 
méro paraît  à  Zurich,  le  28  septembre 
1879.  Le  journal  est  hebdomadaire,  et 
il  s'agit  de  trouver,  chaque  semaine, 
un  moyen  nouveau  pour  le  faire  péné- 
trer clandestinement  en  Allemagne. 
On  y  réussit  presque  toujours,  grâce 
à  l'habileté  et  au  dévouement  de  l'ad- 
ministrateur Motteler,  à  qui  ses  exploits 
ont  valu  le  surnom  de  directeur  de  la 
Poste  ronge. 

Toutes  ces  suppressions  de  journaux 
et  d'imprimeries,  toutes  ces  expulsions 
mirent  à  la  charge  du  parti  des  milliers 
de  victimes  qu'il  fallut  secourir  à  l'aide 
de  cotisations  régulières.  C'est  ainsi 
qu'a  été  créé  le  «  fond  de  secours  » 
avec  des  caisses  locales  et  une  caisse 
centrale.  Par  la  même  voie  des  cotisa- 
tions, on  a  également  constitué  un 
«  fond  de  frais  de  justice  »,  avec  une 
organisation  analoguede  caisses  locales 
et  d'une  caisse  centrale.  Malgré  les 
difficultés  de  la  situation,  le  parti  a 
déjà  son  budget  parfaitement  assuré. 
Et  c'est  là  sa  grande  force. 


Dans  1  impossibilité  de  tenir  ses  con- 
grès en  .\llemagne,  la  démocratie 
socialiste   les  organisa  hors  frontières. 


et  parfois  si  habilement  que  M.  de 
Bismarck  n'en  sut  la  tenue  que  plu- 
sieurs semaines  après  que  tout  était 
terminé.  Le  premier  de  ces  congrès  se 
réunit  à  Wyden,  en  Suisse,  au  mois 
d'août  1880.  Il  comprend  ^6  délégués. 
Le  congrès  répond  aux  persécutions 
gouvernementales  en  biffant  du  pro- 
gramme les  mots  ((par  les  voies  légales», 
comme  ne  répondant  plus  à  ((  la  situa- 
tion nouvelle  créée  par  M.  de  Bis- 
marck )). 

Le  deuxième  congrès  a  lieu  en  avril 
1S83,  à  Copenhague.  Les  délégués  qui 
V  assistent  sont  au  nombre  de  60.  C'est 
dans  ce  congrès  que  fut  faite  la  décla- 
ration qui  accentuait  l'attitude  révolu- 
tionnaire du  parti  :  ((  Aucune  illusion 
touchant  la  possibilité  d'une  solution 
pacifique  n'est  plus  possible...  Seule- 
ment, c'est  à  l'évolution  naturelle  des 
choses  à  marquer  l'heure  de  la  catas- 
trophe finale.  » 

Après  une  longue  enquête  de  dix- 
huit  mois,  ces  deux  congrès  furent 
suivis  de  poursuites  devant  le  tribunal 
de  Chemlitz.  On  relevait  le  délit  de 
société  secrète,  mais  l'acquittement  fut 
prononcé.  Le  ministère  public  fit  appel; 
l'affaire  revint  devant  le  tribunal  de 
Freiberg,  en  Saxe  :  les  prévenus  étaient 
Bebel,  Auer,  \'ollmar,  V'iereck, 
l''rohme,  Dietz,  députés;  Ulrich,  Muel- 
1er  et  lieintzel.  Les  cinq  premiers,  et 
Ulrich,  furent  condamnés  à  neuf  mois 
de  prison;  les  autres,  à  six  mois.  A  la 
suite  de  ces  condamnations,  le  Sozi.il- 
demokral^  dont  les  comptes  rendus 
avaient  servi  à  l'accusation,  annonça 
qu'il  cessait  d'être  l'organe  officiel  de 
la  démocratie  socialiste. 

Le  troisième  congrès  se  tient  à  Brug- 
gen,  près  Saint-Gall  (  Suisse)  en  octobre 
1887.  Cette  fois,  le  nombre  des  délé- 
gués, qui  va  toujours  en  augmentant, 
est  de  80.  C'est  dans  ce  congrès  que  fut 
prise  la  résolution  de  repousser  tout 
compromis  avec  les  autres  partis  poli- 
tiques :  ((  En  cas  de  ballotage  entre 
candidats   adxersaircs,  le  congrès  re- 


L'ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


295 


commande  Tabstention.  En  outre,  tout 
candidat  socialiste  doit  donner  une 
adhésion  pleine  et  entière  au  pro- 
gramme du  parti  et  se  déclarer  ouver- 
Tement  démocrate  socialiste.  »  Rappe- 


((  Parlements  ouvriers  »  devient  plus 
grande,  d'année  en  année,  de  même 
s'accroît  l'importance  électorale  du 
parti.  Aux  élections  de  juillet  1878, 
faites   dans    les  conditions  de  terreur 


LES    '•     ENNEMIS     HKKKD .  T  A .  RliS    ^     APKKS     .^A     ■'A^^"-^^ 
Gravure  extraite  du  journal  illustre      Dcr   II  a/ne  J.^.ob 


Ions  encore  que  c'est  là  qua  été  décidé 
le  premier  congres  international,  qui 
s'est  tenu  en  juillet  1889,  a  Pans  et 
auquel  la  démocratie  socialiste  alle- 
mande se  fit  représenter  par  plus  de 
80  délégués. 

De   même   que    limporlancc  de  ces 


qui  suivirent  l'attentat  de  Moedel  et 
celui  de  Nobiling,  le  chiffre  des  voix 
réunies  par  les  candidats  socialistes  se 
maintint  à  4^7-1^8. 

Ce  n'est  qu'aux  élections  de  i8M. 
alors  que  la  loi  d'exception  avait  pro- 
duit son  plein  effet,  que  le  chiffre  des 


7q6 


L  ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


VOIX  baisse  sensiblement  ;  mais  depuis, 
tous  les  scrutins  marquent  un  progrès 
considérable  dans  le  développement  et 
le  recrutement  du  parti.  En  1881,  on 
compte  12  élus  et  312.000  voix;  en 
1884,  il  y  a  24  élus  et  550.000  voix;  en 
1887,  seulement  11  élus,  mais  763.000 
voix;  enfin,  en  1890,  le  parti  conquiert 
3S  sièges  et  groupe  près  d'un  million 
et  demi  de  suffrages. 

Voilà  quel  était  le  résultat  de  douze 
années  de  régime  exceptionnel .  L'expé- 
rience parut  décisive  aux  hobereaux 
les  plus  obstmés,  et  la  loi  du  21  octobre 
1878  ne  trouva  plus  de  défenseurs, 
lorsque  M.  de  Bismarck  tomba  du  pou- 
voir, en  1890.  La  chute  du  chancelier 
de  fer  marqua  la  rentrée  de  la  démo- 
cratie socialiste  dans  le  droit  commun. 
Ce  fut,  en  quelque  sorte,  sur  le  cadavre 
politique  de  ce  vaincu,  que  le  congrès 
de  Halle,  bientôt  après,  décrétait 
((  l'Allemagne  reconquise  ».  Depuis, 
le  prolétariat  allemand  a  tenu  ses 
assises  annuelles  en  territoire  de  l'em- 
pire. 

Sous  l'action  de  la  liberté  relative 
que  lui  accordait  le  nouveau  règne,  on 
pensait  que  la  démocratie  socialiste 
allait  s'effriter,  se  disloquer.  On  comp- 
tait aussi  sur  des  causes  intérieures  de 
désorganisation  bien  que,  au  congrès 
d'Erfurt  de  1891,  l'unité  doctrinale  eût 
été  réalisée  par  l'adoption  d'un  nou- 
veau programme.  Ce  sont  là  des  prévi- 
sions qui  ont  été  singulièrement  déçues, 
et,  selon  le  mot  de  Liebknecht,  le  parti 
a  prouvé  ((.  qu'il  est  assez  discipliné, 
assez  maître  de  lui,  assez  sûr  de  sa 
méthode,  pour  évoluer  dans  toutes  les 
situations  qu'on  lui  crée  )).  Il  a  résisté 
aux  mesures  extra-légales  du  chance- 
lier de  fer,  il  redoute  moins  encore  la 
liberté,  par  cela  même  qu'il  est  un  parti 
d'éducation,  de  discussion  et  de  propa- 
gande. La  liberté  qu'on  lui  laisse. 
d'ailleurs,  est  des  plus  restreintes,  et 
rien  n'indique  mieux  la  méfiance  que 
le  suffrage  universel  inspire  au  pouvoir 
central   que   les   entraves    matérielles, 


mises  traditionnellement  à  l'exercice 
du  droit  de  vote. 

Les  élections,  constatons  cela,  ont 
toujours  lieu  dans  la  semaine:  le  di- 
manche, en  effet,  ferait  la  partie  trop 
belle  aux  travailleurs.  Hors  de  l'usine, 
hors  du  chantier,  ils  pourraient  se  voir 
et  s'entendre,  ils  pourraient  surtout 
voter  en  masse.  De  plus,  on  a  porté 
l'électoral  à  vingt-cinq  ans,  ce  qui 
écarte  des  urnes  l'élément  le  plus 
jeune,  le  plus  ardent,  le  plus  actif. 
Enfin,  on  a  maintenu  la  gratuité  des 
fonctions  législatives,  dans  le  but  de 
clore  la  porte  du  Parlement  aux  élus 
ouvriers,  privés  d'indemnité  et  par  con- 
séquent de  pain.  Il  faut  que  le  parti 
salarie  lui-même  ses  représentants. 
Ce  sont  là,  sans  compter  les  restric- 
tions multiples  apportées  à  la  propa- 
gande écrite  ou  parlée,  de  désastreuses 
conditions  de  lutte;  et  cependant,  de 
période  électorale  en  période  électorale, 
s'affirme  la  vitalité  croissante  de  la  so- 
ciale démocratie. 

j'ai  dit  qu'aux  élections  de  1890,  le 
parti  avait  réuni  près  d'un  million  et 
demi  de  suffrages  et  enlevé  35  man- 
dats. En  1893  le  chiffre  des  voix 
monte  à  1.786.738  et  celui  des  élus  à 
44.  En  1898,  la  hausse  s'accentue  : 
56  députés  et  2.107.076  voix.  Enfin, 
cette  année,  le  parti  obtient  un  gain 
de  près  d'un  million  de  \oix,  puisqu'il 
a  groupé  exactement  3.010.472  voix, 
qui  lui  donnent  81  sièges. 

L'effort  de  cette  année  est  le  plus 
considérable  qui  ait  été  tenté,  depuis 
que  le  parti  existe.  Les  femmes  ont 
«  donné  ))  avec  un  entrain  remarqua- 
ble. Ce  sont  elles  qui  collaient  les  affi- 
ches et  distribuaient  les  bulletins.  A 
Hambourg,  les  ouvrières  se  prome- 
naient dans  les  rues  avec  de  grandes 
pancartes  sur  lesquelles  on  lisait  : 
((  Votez  pour  le  socialiste.  »  A  Leipzig, 
et  dans  plusieurs  villes  importantes, 
les  cabaretiers  et  les  brasseurs  avaient 
refusé  leurs  salles  pour  les  réunions 
publiques.    Le   parti    a  riposté  en   les 


I.  AI.I.E.MACÎNE     SOCIALISTE 


97 


LES    DERX 

Image  de  propagande  d'après  un 

frappant  d'interdit,  et  presque  tous  ont 
capitulé. 

La  campagne  générale  est  dirigée 
par  un  comité  siégeant  à  Berlin,  qui 
prend  le  titre  de  Comité  électoral  cen- 
tral. C'est  à  lui  que  doivent  être  adres- 
sées toutes  les  demandes  de  subsides. 
Bien  avant  la  convocation  des  élec- 
teurs, le  comité  donne  aux  adhérents 
du  parti  toutes  les  instructions  néces- 
saires, les  avisant  en  outre  que,  bien 
que  la  caisse  centrale  soit  à  leur  dispo- 
sition, on  compte  que  chaque  circons- 
cription tiendra  à  honneur  de  couvrir 
elle-même  les   frais  de  sa  campagne. 

Quant  au  programme,  il  est  identi- 
que pour  tous  les  candidats,  du  moins 
dans  ses  parties  essentielles.  Il  n'est 
pas  inutile  d'en  donner  ici  les  considé- 
rants 

((  Le  parti  socialiste  n  a  rien  de  com- 
mun avec  le  socialisme  d'Etat,  c'est- 
à-dire  le  svstême  consistant    dans   la 


1ER?    CANONS 

tableau  du  musée  Wier;z,  h  Bruxelles 

centralisation  de  la  production  au  profit 
de  l'État, dans  lasubstitution  de  l'État  à 
l'initiative  privée,  donc  dans  la  con- 
centration aux  mains  seules  de  l'Etat 
de  l'exploitation  économique  et  de 
l'oppression  politique  des  travailleurs. 

«  L'émancipation  de  la  classe  ouvrière 
doit  être  l'œuvre  des  travailleurs  eux- 
mêmes,  d'autant  plus  que  les  autres 
classes  et  partis  ont  pour  fondement  le 
principe  capitaliste  et  tendent  tous,  en 
dépit  de  certaines  compétitions  d'inté- 
rêts, au  maintien  et  au  renforcement 
des  bases  de  l'organisation  sociale 
actuelle. 

((  Le  parti  socialiste  ne  combat  nulle- 
ment pour  la  conquête  de  nouveaux 
privilèges  de  classe,  mais  pour  l'abo- 
lition des  classes  sociales  elles-mêmes 
ainsi  que  pour  l'égalité  des  droits  et 
des  de\oirs  pour  tous,  sans  distinc- 
tion de  sexe  ni  de  race.  » 

Suivent,  comme  revendications  im- 


29*' 


L'ALLEMAGNE     SOCIALISTE 


médiates,  une  douzaine  d'articles  qui 
reproduisent,  presque  littéralement,  le 
programme  traditionnel  du  radicalisme 
français. 

Un  pointsur  lequel  le  parti  s'est  tou- 
jours montré  intraitable,  c'est  celui  des 
créditsmilitaires,  queses  représentants 
se  font  un  point  d'honneurde  ne  jamais 
voter.  Il  affirme  énergiquement  une 
politique  pacifique,  et  il  n'est  pas  une 
de  ses  glorieuses  déclarations  de  1870 
qu'il  ait  reniées.  Les  gra\  uresque  nous 
publions,  et  qu'on  trouve  piquées  au 
mur, jusque  dansles  chaumières,  mon- 
trent, d  ailleurs,  l'esprit  de  la  propa- 
gande. 

Telle  est,  dans  ses  origines,  dans  son 
développement  et  dans  ses  principes, 
cette  démocratie  socialiste  allemande 
que  nous  a\  ions  à  faire  connaître  à  nos 


lecteurs.  On  se  demande  si  l'empire  ne 
va  pasforger  contre  elle  des  armes  nou- 
velles, s'il  ne  reviendra  pas  aux  moyens 
violents  dont  il  a  usé  et  abusé  ?  Cela 
ne  changerait  rien,  immédiatement,  à 
l'attitude  du  parti.  Mais  il  est  bon  de 
constater,  cependant,  que  dansla  masse 
ouvrière,  une  certaine  vibration  céré- 
brale s'est  produite,  et  qu'on  songe, 
peut-être,  plus  que  naguère,  à  des  éven- 
tualités qu'on  croyait  encore  très  loin- 
taines... C'est  comme  un  nou\el  état 
d'esprit  qui  se  dessine,  et  le  symptôme 
est  a  noter. 

—  ((  En  Allemagne,  disait  Henri 
Heine,  la  foudre  elle-même  est  alle- 
mande; elle  n'est  pas  prompte  et 
roule  lentement  son  tonnerre...  » 

DuC-QuERCY. 


,l)crduicst(|ucl^! 


■'     rU(M.r,l  AIUKS    Lll'.     lOUS    PAYS,     UM.Sï  IV.- VO  L  S  1 
D';iprcs  une  afTichc  de  propatjancle 


Les  souverains  sont  les  dieux  du 
jour.  Il  nest  question  que  d'eux  dans 
les  gazettes.  On  veut  connaître  jus- 
qu'aux moindres  détails  de  leur  exis- 
tence, pénétrer  jusque  dans  leur  plus 
stricte  intimité. 

Comment  mieux  s'y  prendre  qu'en 
analysant  leur  écriture! 

Si  Buffon  a  dit  avec  beaucoup  de 
raison  :  «  Le  style  c'est  l'homme  »).  on 
pourrait  ajouter  avec  plus  de  vérité 
encore:  ((  L'écriture  c'est  l'homme  »,  car 
s'il  y  a  beaucoup  d'hommes  qui  pensent 
et  qui  écrivent,  il  y  en  a  un  bien  plus 
grand  nombre  qui  écrivent  et  qui  ne 
pensent  pas 

Et  que  de  gens  qui  déguisent  leurs 
pensées,     sans 
songer    à    tra- 
vestir leur  écri- 
ture ! 

L  écriture  est 
bien  \raiment 
le  miroir  de 
l'âme  et  les  ré- 
sultats obtenus 
par  les  maîtres 
en  grapholo- 
gie, sont  là,  du 
reste,  pour  con- 
firmer mes  pa- 
roles. 

On  comprend 
donc    tout    l'intérêt   que   présente    une 
collection  d'autographes. 


SlGNATl'RE    DR    NICOLAS     II,     KMPI-RF.UK     DE    RUSSIE 


Malheureusement  pour  les  collec- 
tionneurs, il  est  très  difficile,  pour  ne 
pas  dire  impossible,  de  se  procurer  des 
autographes  de  souverains,  car  n'allez 
pas  croire  que  les  lettres  qu'échangent 
entre  eux  les  souverains  soient  des 
lettres  autographes.  Le  soin  d'écrire 
ces  lettrés  est  confié  à  des  calligraphes 
et  à  des  artistes  enlumineurs  de  grand 
talent,  qui  font,  de  chacune  d'elles,  une 
^éritable  pièce  d'art. 

Ce  fut  le  président  Carnot  qui,  le 
premier,  adressa  a  l'empereur  de  Rus- 
sie Alexandre  III,  une  lettre  qui  était 
un  vrai  chef-d'œuvre  de  calligraphie  et 
d'enluminure.  Ce  beau  travail  était  dû 
à  la  plume  d'un  noble  inconnu,  qui  fut 
aussitôt  sacré 
grand  artiste. 
Le  protocole 
des  affaires 
étrangères 
s'empressa  de 
se  l'attacher. 
Et  ce  fut  une 
excellente  re- 
crue, car  ce 
virtuose  d'un 
art  particulier 
est  arrivé  à  faire 
de  vraies  mer- 
veilles, com- 
parables aux 
chartes  danlan.  C'est  surtout  dans  les 
lettres  adressées    aux    souverains  des 


SIGNATURES     DE    SOUVEFÎAINS 


pays  exotiques  que  cet  artiste  peut 
donner  libre  cours  à  son  réel  talent. 
Pour  ces  documents  en  effet,  la  richesse 


SIGNATURE    n  ALPHONSE    XIII, 
ROI     d'eSPAGNE 

du  décor  est  particulièrement  recom- 
mandée. Les  messages  sont  écrits  en 
gothique  sur  un  grand  parchemin, 
encadré  d'un  élégant  dessin  de  fine 
dentelle  bleue,  gaufrée  d'or  par  petits 
fers  spéciaux  et  portant  une  calligra- 
phie en  couleurs  et  que  rehaussent  de 
superbes  initiales  d'or.  L'artiste   peut 


Et  voilà  comment  nos  souverains 
correspondent  entre  eux. 

Leurs  lettres  sont  toujours  écrites 
par  des  calligraphes  distingués,  les 
sou\'erains  ne  font  qu'apposer  leur 
signature. 

C'est  donc  leur  signature  qu'il  fau- 
dra étudier,  pour  connaître  leur  carac- 
tère. Mais  la  signature  seule  est  d'une 
indiscrétion  extrême.  On  peut,  en  effet, 
changer  son  écriture;  mais  en  général 
la  signature  ne  varie  pas. 

D'un  coup  de  plume,  l'homme  met, 
dans  sa  signature,  l'essence  même  de 
son  caractère.  Les  personnages  les  plus 
considérables  eux-mêmes  n'échappent 
pas  à  cette  loi,  et  si  vous  le  voulez  nous 
allons  passer  en  revue  les  signatures 
des   principaux   souverains   d'Europe. 

((  A  tout  seigneur  tout  honneur!   » 


SIGNAT!  RE    LE    M  A  R  I  E-CHRISTIN  F,     REINE    D  ESPAGNE 


tracer  à  son  gré  sur  ce  parchemin  les 
arabesques  les  plus  capricieuses  et 
dessiner  les  fantaisies  les  plus  origi- 
nales. 

Le  protocole  exige  plus  de  sobriété 
pour  les  lettres  aux  souverains  d'Eu- 
rope. Au  parchemin  est  substitué  le 
papier.  La  feuille  de  ce  papier  est  un 
peu  plus  grande  que  celle  du  format 
dit  papier  ministre;  elle  est  plus 
épaisse  et  sa  tranche  est  dorée.  On 
écrit  au  recto  et  au  verso.  La  lettre 
commence  toujours  par  ces  mots  écrits 
en  grosse  ronde:  <(  Emile  Loubet,  Pré- 
sident de  la  République  française,  à...» 
Les  lettres  adressées  au  Pape  de- 
mandent un  autre  format  et  une  autre 
écriture.  La  feuille  de  papier  est  simple 
et  rectangulaire,  de  la  forme  d'une 
grande  carte  de  visite.  L'écriture  doit 
être  de  l'anglaise  du  style  le  plus  pur. 


Commençons  d'abord  par  celle  de 
notre  ami  et  allié  l'empereur  de  Russie. 

La  signature  de  Nicolas  II  est  recti- 
ligne  horizontale,  ce  qui  indique  la 
persévérance;  l'orgueil  énergique  est 
dans  le  grand  N  qui  commence  son 
nom  et  l'opiniâtreté  dans  le  crochet 
qui  le  termine.  Un  point  sur  1'/,  très 
fortement  accentué,  dénote  une  grande 
vigueur  de   réalisation.  Son  paraphe. 


^-^   ^//  Jf'^^ 


sicN  A  nui':   nu   pape  li:on    xmi 

large  et  vigoureux,  est  celui  d'un  volon- 
taire implacable. 

lu    le  tsar  passe  pour  un    doux,    un 


SIGNATURES     DE     SOUVERAINS 


301 


Imaginatif,  mais  derrière  son  exquise 
bonté,  se  dresse  l'autocrate  de  toutes 
les  Russies,  fier  de  sa  grandeur  et  de 
sa  puissance,  a  écrit  un  graphologue 
des  plus  érudits,  portant  bien  haut 
l'orgueil  de  son  nom  en  lequel,  olym- 
pien, gigantesque  et  calme,  il  s'isole 
de  la  foule  qu'il  domme  et  protège  de 
toute  sa  majesté. 

La   signature  d'Edouard  ,\'II  révèle 


minutieuse  analyse  qu'en  a  donné  un 
graphologue  autorisé  : 

La  première  chose  qui  se  manifeste. 


un  pacifique, 
mais  aussi  un 
C'est  encore 
ferme  et  iné- 
se  manifeste 
dans  les  signa- 
ture s  de  M . 
R  0  o  s  e  V  e  1 1 , 
d'AlphonseXIlI 
et  du  pape 
Léon  XIII.  Le 


un      pondéré, 
volontaire, 
une   volonté 
branlable   qui 


SIG.NATURE    D  ALEXANDRA, 
REINE    D'AN(iLETERRE 

c'est  un  crochet  (opiniâtreté)  sui\"i  d  un 
trait  vertical  ascendant,  plein  de  har- 
diesse   (audace    extrême,    énergie    ne 
connaissant  pas  d'obstacle),  puis  un 
angle  suraigu  (dureté,  agressivité) 


SIGNATURE    DE    GUILLAUME    II.     EMPEREUR    D  ALLEMAGNE 


parafe  de  ce  dernier  est  très  signifi- 
catif. 

De  toutes  les  signatures  de  souve- 
rains, la  plus  intéressante  est  assuré- 
ment celle  de  l'empereur  d'Allemagne. 

Guillaume  II  a  l'une  des  signatures 


SIG.VATURE    DE    FRANÇOIS-JOSEPH,     EMPEREUR     D  .VUTKICIIE 


les  plus  extraordinaires  qui  soient  au 
monde.  Elle  mérite  d'attirer  tout  spé- 
cialement   noire     attention.     N'oici     la 


qui  commence  la  première  hampe  énor- 
mément surélevée  du  W  (sentiment 
éclatant  de  sa  propre  supériorité  sur 
tout  le  reste  de  l'univers),  lequel  \V  se 
termine  par  une  tête  empâtée  que  pos- 
sèdent aussi,  du  reste,  plus  ou  moins, 
toutes  les  lettres  à  boucles 
supérieures  à  la  ligne,  intel- 
ligence parfois  troublée  soit 
par  l'abondance  des  idées, 
soit  par  la  puissance  des  ins- 
tincts. Passons  à  Vm.  Bien 
curieuse  en  semblable  écri- 
ture, cette  lettre  finale,  la 
plus  petite  de  la  signature 
gladiolée  (diplomatie  impé- 
sa  largeur  de  base  (expan- 
sivité  des  manifestations  extérieures, 
cncombiancc,  besoin  d'occuper  le  plus 


nétrable) 


SIGNATURES     DE     SOU'VERAINS 


de  place  possible)  concorde  bien  avec 
la  hauteur  impériale  du  W.  Enfin, 
un  parafe  monumental  souligne  son 
nom.  D'abord,  une  courbe  très  gra- 
cieuse    (sens    esthétique    indéniable), 

SIGNATURE      DE     ROOSEWELT,      PRESIDENT     DES     ETATS-UNIS 


puis  une  suite  dondulationsde  boucles 
(souplesse  d'esprit  et  de  caractère,  dé- 
sir de  plaire,  besoin  d'être  aimé),  puis 
encore  un  grand  trait  horizontal,  sou- 
lignant le  nom  (orgueil  du  nom  créé, 
fierté  d'être  lui-même),  et  tout  en  haut, 
un  immense  crochet  bien  différent  du 
dur  crochet  initial.  Celui-ci  est  doux  et 
signifie  le  goût  marqué  de  l'approba- 
tion, la  volonté  d'occuper  les  esprits  et 
d'être  approfondi.  Guillaume  II  écrit  sa 
signature  d'un  seul  trait  (déductivité 
poussée  aux  dernières  limites). 

Bien  différente  de  celle-ci  est  la  si- 
gnature de  François-Joseph. 

Son  écriture  très  inclinée,  indique 
une  sensibilité  féminine.  Ce  monarque 
est  d'une  extrême  franchise  (lettres  ou- 
vertes par  le  haut  et  toutes  de  même 
hauteur),  mais  c'est  un  taciturne  (écri- 
ture illisible).  11  souffre,  mais  son  ima- 
gination est  très  vive  (grands  mouve- 
ments de  ÏF  et  du  parafe),  toutes  les 
lettres  liées  révèlent  une  logique  puis- 
sante. Son  graphisme  est  ferme  et 
ardent,  et  l'ensemble  de  son  écriture 
dénoie  une  intelligence  fort  éle\  ée. 

Quant  à  la  signature  de  M.  Loubet, 
c'est  celle  d'un  phi- 
losophe content  de 
son  sort. 

Jetons  mainte- 
nant un  '^oup  d'œil 
sur  les    signatures 

des  souveraines,  et  commençons  par 
la  malheureuse  reine  de  Serbie,  qui 
\  ientde  mourir  si  lâchement  assassinée. 

Je  ne  vois  dans  cette  écriture  lien  de 
tragique,    rien  d'agité,    rien    de    tour- 


SIGNATURE   DE  URAliA,    REINE    DE  SEUlilE 


mente,  a  dit  quelque  part  M™'  de  Thèbes. 
J'y  remarque,  au  contraire,  les  signes 
d'un  esprit  pondéré,  équilibré,  sachant 
ce  qu'il  fait  et  où  il  va.  Aucune  éléva- 
tion d'âme,  poursuit  la  célèbre  chiro- 
mancienne, instruc- 
tion des  plus  ordi- 
naires... senti- 
ments... bas,  grand 
sentiment  de  person- 
nalité. Un  détail  tout 
à  fait  intéressant,  note  M""^  de  Thèbes, 
c'est  l'absence  du  paraphesouslasigna- 
ture  de  Draga.  C'est  là  un  signe  qui 
ne  trompe  jamais.  Toutes  les  personnes 
qui  ont  joué  un  rôle  tout  à  fait  impor- 
tant dans  le  monde,  par  leur  puissance, 
par  leur  savoir,  par  leur  génie,  par 
leur  bonté,  par  leur  méchanceté  ou  par 
leurs  vices,  ont  eu  des  signatures  sans 
paraphe. 

Et  maintenant,  ne  trouvez-vous  pas 
que  la  signature  énergique  et  posi- 
ti\e  de  la  reine  d'Angleterre  Alexandra, 
ressort  bizarrement  à  côté  de  l'écriture 
fine  et  délicate  de  la  reine  douairière 
d'Espagne  Marie-Christine > 

On  peut  affirmer,  avec  des  gra- 
phologues éminents,  qu'une  signature 
détermine,  aux  yeux  des  initiés,  l'ex- 
pression d'un  caractère. 

Mais,  m'objecterez-vous,  il  y  a  des 
gens  qui  changent  cinq  ou  six  fois  leur 
signature  pendant  leur  vie. 

Je  vous  répondrai  à  cela  que  ces 
changements  sont  toujours  en  rapport 
a\ec  une  variation  de  caractère,  et 
j'ajouterai  même  que  les  hommes 
ayant  toujours  conservé  leur  signature 
première  sont  très 
rares,  car  c'est  là  la 
preuve  d'une  gran- 
de ténacité,  et  dam  ; 
«  Souvent  homme 
\  ai'ie  !  » 
En  tous  cas,  quelle  qu'elle  soit,  la 
signature  révélera  toujours  l'état  d'âme 
de  celui  qui  l'a  tracée. 

KOUKKT    1*>LDE. 


REGINE,    LA   CUISINIERE 


—  irfaut^que  maman  en  prenne  une 
vieille,  il  faut  absolument  que  ce  soit 
unevieille  —  oui  —  je  lexige.  Madame 
ma  mère  n'est  vraiment  pas  assez 
sérieuse. 

C'est  ainsi  que  parlait  mon  père 
avant  que  Régine  n'entrât  dans  la 
maison. 

—  Voyons  Ilermann.  répondait 
grand'mère,  et  son  doux  visage  de 
vieille  femme,  encadré  d'un  petit  bon- 
net, se  le\ait  tout  effaré  de  son  assiette 


à  soupe.  Elle  mangeait  chc/.  nous, 
comme  toujours,  deux  fois  par  semaine. 
Quand  ce  fait  devait  se  produire,  il 
fallait  chaque  fois  qu'on  aille  inviter 
solennellement  Madame  la  Conseillère 
de  légation,  qui  habitait  l'étage  au- 
dessus.  Mais  à  ce  moment-là,  elle  était 
forcée  de  venir  prendre  ses  repas 
chez  nous,  car  elle  n'avait  pas  de 
cuisinière. 

Dans  la  maison,  on  parlait  de  la  cui- 
sinière  de    grand'mère  avec  des    airs 


3"4 


RÉGINE     LA     CUISINIERE 


mystérieux,  presque  sans  paroles,  mais 
d'une  manière  qui  en  disait  long. 

Nous,  les  jeunes,  nous  étions  aucou- 
rant.  Nous  savions  que  la  cuisinière 
de  grand'mère  avait  eu  un  enfant. 
Pourquoi  ne  le  disait-on  pas  tout  sim- 
plementr  pourquoi  se  cachait-on  en 
chuchotant  mystérieusement  >  Cela 
nous  paraissait  tout  à  fait  ridicule. 
Tout  le  monde  a  des  enfants,  pourtant  ! 
Après  nous  êtremisd'accord  là-dessus, 
nous  décidâmes  avec  générosité  de  ne 
pas  troubler  par  des  questions  cette 
bizarrerie  des  grandes  personnes. 

—  Donc,  maman,  je  veux  que  tu  en 
prennes  une  vieille.  C'est  déjà  la 
seconde,  sinon  la  troisième  fois,  que 
là-haut....  non...  non...  c'est  impos- 
sible   —    avec    ta    légèreté,    maman, 

—  je  te  demande  pardon  —  mais... 

—  Comme  tues  drôleldit  notregrand- 
mère  en  riant,  comme  elle  seule  savait 
rire.  Oh,  ce  rire  !  Je  donnerais  beau- 
coup pour  l'entendre  encore  une  fois. 
Les  jeunes  gens  d'aujourd'hui  ne  rient 
plus  comme  cela,  avec  cette  vraie  jeu- 
nesse de  tempérament.  C'était  le  rire 
d'une  autre  époque,  qui  résonnait 
encore  chez  nous  de  temps  à  autre  — 
l'écho  dune  époque  heureuse  et  insou- 
ciante. Je  crois  que  c'est  un  bonheur 
sans  égal  que  nous  ayons  grandi  au 
son  de  ce  rire. 

—  Je  ne  vois  là  aucune  raison  de 
rire,  mère,  dit  mon  père  avec  dignité. 
Je  trouve  que  le  cas  est  assez  sérieux. 
Tu  ne  surveilles  pas  tes  domestiques, 
ilsfont  ce  qu'ils  veulent,  tu  ne  t'occupes 
de  rien. 

—  .\h!  répliqua  grand'mère,  je 
commence  à  comprendre.  Je  menti- 
rais en  disant  que  j'aime  les  vieilles; 

—  mais  pour  te  faire  plaisir,  j'en 
choisirai  une  vieille  —  oui,  tu  peux  y 
compter. 

Et  voilà  comment  Régine,  la  cuisi- 
nière, entra  dans  la  maison. 

—  Regarde-la.  dit  grand'mère,  le 
jourdeson  arrivée,  pendantque Régine 
traversait  la  cour. 


Grand'mère  fit  venir  mon  père  à  la 
fenêtre. 

—  Eh  bien.  • —  tu  sais...  dit  mon 
père  quand  il  eut  regardé. 

—  C'est  une  vieille,  insinua  grand' 
mère,  la  voix  malicieuse. 

—  Oui,  je  le  vois  bien,  répondit  mon 
père  d'un  ton  vexé. 

—  Elle  doit  être  très  vertueuse. 

—  Et  sûre,  ajouta  mon  père  —  mais 
il  y  en  a  de  moins  laides. 

—  Monsieur  mon  fils,  on  ne  peut  pas 
avoir  tout  à  la  fois,  vous  le  savez. 

A  la  vérité,  grand'mère  n'avait  pas 
pris  Régine  par  pure  plaisanterie, 
grand'mère  était  une  femme  pleine  de 
grâce  qui  aimait  ses  aises.  Puisqu'elle 
n'était  plus  entourée  par  une  jolie  fille 
très  soignée,  elle  voulait  du  moins  que 
la  cuisine  fut  parfaite  et  tout  très  bien 
servi,  et  Régine  s'y  entendait  à  mer- 
\'eille. 

Mais,  par  exemple,  elle  était  laide. 
Une  petite  créature  grosse  et  courte, 
avec  une  petite  touffe  de  cheveux 
rouges,  une  natte  mince,  mince,  bête 
et  sans  fin  qui  était  roulée  comme 
un  escargot  sur  son  crâne  presque 
chauve. 

Il  semblait  que  ses  os  étaient  deve- 
nus trop  petits  et  son  volume  de  chair, 
qui  était  important,  pendait  en  bour- 
relets et  en  plis,  très  en  désordre  autour 
de  la  charpente. 

C'est  ainsi  que  Régine  se  promenait 
à  travers  la  vie;  et  dans  notre  maison, 
elle  ne  réjouissait  les  yeux  de  personne, 
mais  elle  rassurait  mon  père  qui  se 
disait  qu'il  n'y  avait  plus  de  folies  ni 
d'imprudences  à  craindre  là-haut  chez 
sa  mère.  Il  oubliait  que  l'homme  n'est 
jamais  sans  péché.  Nos  fautes  de  jeu- 
nesse s'en  vont  avec  les  Heurs  de  prin- 
temps de  la  vie  et  bien  sou\ent  les 
péchés  de  vieillesse  ne  sortent  que 
pour  pleurer  ce  printemps  disparu 

C'est  ce  qui  avait  dû  arriver  à  Ré- 
gine ;  elle  avait  aimé  et  \écu  ;  à  pré- 
sent elle  voulait  oubher. 

Mais  tout  ceci   est  imlicipc;   il   nous 


KNKIN,     RKGINE     lUF     :     ClÎTAIT     UNK    DES     FLUS     VIEILLES. 


XVIll.  —  20. 


3o6 


RÉGINE     LA     CUISINIÈRE 


fallut  beaucoup  de  temps  pour  arriver 
à  comprendre  Régine. 

Elle  commençait  à  s'habituer  à  la 
maison  et  à  se  sentir  à  son  aise,  quand 
un  matin,  mon  père  entra,  visiblement 
contrarié,  dans  la  salle  à  manger,  après 
sa  promenade  au  jardin.  On  découvrit 
qu'il  avait  rencontré  Régine  qui  des- 
cendait l'escalier, .tandis  que  sa  natte 
rouge  et  grosse  comme  le  petit  doigt 
la  suivait  en  frétillant  le  long  des 
degrés.  Car,  par  extraordinaire,  l'é- 
pouvantable petite  natte  dépassait 
Régine  en  longueur  de  plusieurs  pou- 
ces, et  elle  aimait  la  promener  ainsi 
derrière  elle,  le  matin.  Peut-être  s'ima- 
ginait-elle alors  être  revenue  à  l'épo- 
que où  la  petite  ficelle  rouge  était  une 
natte  épaisse  comme  le  bras. 

En  tout  cas,  elle  croyait  avoir  fait 
sur  mon  père  une  impression  bien  dif- 
férente de  celle  qu'il  avait  éprouvée  en 
présence  de  cette  longue  et  rouge 
exhibition  naturelle.  La  vanité  de 
Régine  à  propos  de  sa  parure  capil- 
laire était  inquiétante.  Oui.  elle  était 
longue,  la  petite  natte,  terriblement 
longue.  Nous  autres  enfants,  nous  en 
avions  le  frisson  et  mon  père  avait  eu 
sérieusement  peur. 

—  C'est  bien  fait  pour  lui,  dit  grand'- 
mère,  pourquoi  ma-t-il  imposé  cette 
vieille.  J'aimerais  cent  fois  mieux 
qu'elle  ait  un  enfant  qu'une  natte  aussi 
horrible. 

—  Madame  ma  mère,  tu  ne  com- 
prends rien  à  ces  choses-là.  Tu  es  d'une 
époque  trop  frivole,  lui  répondait  mon 
père. 

—  Veux-tu  te  taire,  disait  grand'mère 
avec  un  sourire  à  l'adresse  de  son  cher 
vieux  temps. 

—  Alors,  tu  as  rencontré  Régine  > 
Oui,  oui,  c'est  sa  toilette  du  matin. 
C'est  dansce  costume  qu'elle  balaye  ma 
chambre,  'l'u  peux  être  bien  tranquille. 
elle  a  des  mœurs  sévères,  celle-là. 

—  Mais  je  doute  fort  qu'elle  ks  ail 
toujours  eues,  dit  mon  père  qui  com- 
mençait  à  se  fâcher. 


—  Ne  demande  pas  l'impossible.  Je 
ne  me  séparerai  plus  de  Régine. 

—  Maman,  quand  donc  apprendras- 
tu  ce  que  c'est  qu'un  juste  milieu  >  Ou 
tu  t'entoures  de  personnes  si  jeunes  et 
si  légères  qu'elles  sont  capables  de 
toutes  les  folies,  ou  bien  tu  choisis  des 
monstres  pires  que  l'imagination  la 
plus  dévergondée  pourrait  inventer. 
J'aurais  voulu  pour  toi  une  matrone  rai- 
sonnable portant  le  tablier  blanc  avec 
dignité  et  importance.  Est-ce  que  cette 
idée  ne  te  sourit  pas  r 

—  Oui,  certainement,  si  la  matrone 
savait  faire  la  cuisine  comme  Régine, 
j'y  consentirais.  Mais  les  matrones  que 
j'ai  vues  ne  m'inspiraient  aucune  con- 
fiance. Tu  verras  dimanche  prochain, 
quand  vous  dînerez  chez  moi,  que 
Régine  vaut  de  l'or. 

C'est  vrai,  elle  valait  de  l'or.  Elle 
faisait  la  cuisine  comme  si  son  père 
avait  été  poète  et  qu'elle  eût  hérité  de 
son  talent,  mais  appliqué  à  autre  chose. 

Et,  en  réalité,  c'était  la  fille  d'un 
poète.  Tout  finit  par  se  décou\rir. 


Il  y  avait  grande  lessive  à  la  maison, 
et  maman  pria  grand'mère  de  lui 
prêter  Régine  pour  quelques  heures 
afin  de  soulager  un  peu  les  bonnes. 

.Mais  Régine  refusa  avec  une  dignité 
calme  de  venir  aider. 

—  Non,  dit-elle  à  grand'mère,  je  le 
regrette  beaucoup,  mais  aujourd'hui 
c'est  impossible  ;  une  autre  fois,  ce  sera 
avec  le  plus  grand  plaisir.  Aujourd'hui 
on  joue  une  pièce  de  feu  mon  pèie  et 
je  pense  que  Madame  me  permettra 
d'aller  au  théâtre. 

—  Mais,  pour  l'amour  de  Dieu,  qu'est- 
ce  que  \ous  me  raconlez-là>  s'écria 
grand'mère  en  cherchant  l'alliche  du 
théâtre  avec  son  coupon  d'abonnement 
qu'elle  avait  toujours  sous  la  main;  et 
clic  \it  qu'on  jouait  une  pièce  oubliée 
depuis    plusieurs    dizaines     d'années. 


RÉGINE     LA     CUISINIERE 


307 


qu'on    allait  essayer  de    reprendre   et 
dont  l'auteur  s'appelait  Ranpach. 

—  Et  vous  êtes  la  fille  de  Ranpachr 
Bontédivine, comment  est-ce  poseibler 

Oui,  tout  cela  était  possible.  A  mes 
yeux,  un  enchaînement  de  circons- 
tances d'intérêt  palpitant  enveloppa, 
comme  un  nuage,  Régine,  la  cuisinière. 
Elle  n'était  pas  seulement  la  fille  de 
Ranpach.  Non  —  elle  avait  vécu  pen- 
dant de  longues  années  dans  la  maison 
de  Gœthe,  elle  avait  été  élevée  avec  les 
petits-enfants  du  grand  poète,  puis  elle 
était  devenue  danseuse  de  ballet  et  elle 
avait  eu  bien  des  malheurs  —  bien  des 
malheurs.  —  Un  flot  de  larmes  étouffa 
ses  dernières  paroles,  et  ses  dernières 
aventures. 

Je  la  vois  encore  debout  devant 
nous,  la  fille  de  Ranpach;  la  petite 
natte-serpent  rouge,  roulée  au  sommet 
du  crâne  chauve,  se  chauffait  à  la  clarté 
lumineuse  du  soleil  et  prenait  des 
teintes  ardentes.  Sous  le  corsage  d'in- 
dienne, se  dessinaient  des  lignes  irré- 
gulières et  informes.  Mes  jeunes  yeux 
ne  voyaient  plus  rien.  Une  auréole  de 
gloire  entourait  la  misérable  créature. 
J'aurais  voulu  lui  baiser  les  mains 
comme  à  une  sainte. 

—  Asseyez-vous,  Régine,  je  vous  en 
prie,  asseyez-vous,  lui  dis-je  timide- 
ment. 

Il  m'était  insupportable  de  voir  cette 
personne  sacrée  debout.  Grand'mère 
ne  bougeait  pas  et  ouvrait  les  yeux 
tout  grands,  tout  grands.  Elle  avait 
glissé  ses  lunettes  en  l'air,  et  on  les 
voyait  collées  sur  son  front.  Je  poussai 
Régine  sur  une  chaise. 

—  Oh!  Régine,  Régine:  répétai-je. 
Quelques  jours  auparavant  j'avais  lu 
l''aiist  pour  la  première  fois  et  j'étais 
allée,  tout  éperdue  d'adoration,  m'age- 
nouiller  sous  les  grands  arbres  du 
jardin  de  Gœthe.  Mon  âme  passionnée 
d'enfant  s'était  épanouie  sous  l'in- 
fluence de  cette  profonde  impression. 

Grand'mère  aussi  avait  connu  Gœthe 
—  mais  je  sentais  bien  que  c  était  autre 


chose;  je  devinais  l'intimité  de  la  vie 
commune,  sous  le  même  toit  ;  sans 
que  Régine  eût  besoin  d'ouvrir  la 
bouche,  je  savais  tout,  —  tout  ce  qui 
s'était  passé  ou  ce  qui  aurait  pu  arriver. 
Elle  avait  respiré  le  même  air  que  lui, 
il  l'avait  caressée  —  il  lui  avait  donné 
des  ordres.  Elle  l'avait  vu,  quand  il 
venait  se  mettre  à  table,  elle  l'avait  vu 
manger  et  boire,  elle  l'avait  entendu 
parler.  Parler  !  et  rire  aussi  —  et  gron- 
der peut-être. 

La  stupéfaction  ne  me  quittait  pas. 
Je  ne  me  lassais  pas  de  regarder  la 
personne  sacrée  de  Régine  et  j'étais 
secouée  de  frissons.  Grand'mère  non 
plus  n'avait  jamais  été  aussi  étonnée 
de  sa  vie. 

—  Eh  bien,  parlez  donc,  comment 
est-ce  possible? 

Ainsi  Régine,  la  cuisinière,  cette  mi- 
sérable ruine,  était  tout  ce  qui  restait 
de  l'ancienne  splendeur  de  Weimar. 

—  Oh!  madame,  tout  est  possible. 

—  Ranpach  n'a  donc  rien  fait  pour 

VOUSr 

—  Ah,  mon  Dieu!  mon  Dieu!  On 
sait  ce  que  c'est  qu'un  poète,  répondit 
Régme.  Non,  Madame,  ils  ne  se  font 
pas  tant  de  soucis;  mais  ma  mère 
était  très  liée  avec  feue  Madame  Gœthe, 
alors  ça  s'est  arrangé  comme  ça. 

—  Et  ainsi  Régine,  vous  a\  ez  vrai- 
ment vécu  auprès  de  Gœthe  > 

—  Ben,  bien  sûr,  dit  Régine.  La  com- 
pote que  nous  avions  dimanche  dernier, 
les  cynorrhodons  avec  les  raisms  secs, 
c'était  la  compote  préférée  de  son  Ex- 
cellence Monsieur  Gœthe.  J'ai  appris 
à  faire  la  cuisine,  toute  jeune,  chez  les 
Gœthe,  en  la  regardant  faire,  il  fallait 
aussi  mettre  beaucoup  de  thym  avec 
le  gigot  de  mouton,  comme  je  l'ai  fait 
l'auti-e  jour,  quand  on  l'a  trouvé  si 
bon.  Oui,  Monsieur  le  Conseiller 
Intime  tenait  à  une  bonne  table. 

—  Est-ce  que  \ous  n'avez  rien  de 
Gœthe)  demandai-je. 

—  Oh!  si.  dit  Régine,  —  elle  était 
d  un  laconisme  inébianlable. 


So8 


REGINE     LA     CUISINIERE 


—  Montrez-moi  ce  que  vous  avez, 
suppliai-je. 

Elle  fit  un  signe  de  consentement. 

C'est  ainsi  que  je  fus  admise  à  péné- 
trer dans  sa  mansarde  que,  d'habitude, 
elle  fermait  jalousement  à  toutes  les 
curiosités. 

le  ne  crois  pas  que  ce  soit  à  cause 
des  reliques  qu'elle  cachait,  mais  pour 
avoir  un  refuge,  où  elle  pouvait,  en 
toute  sécurité,  se  plonger  dans  l'oubli 
ou  en  sortir. 

En  effet,  nous  la  trouvâmes  là,  plu- 
sieurs années  après,  plongée  dans  l'ou- 
bli le  plus  profond,  i\re-morte. 

Il  avait  fallu  appeler  le  serrurier 
pour  forcer  la  porte.  Après  cet  événe- 
ment, elle  nous  quitta  et  entra  comme 
première    cuisinière  dans  un  hospice. 

A  cette  occasion,  grand'mère  dut 
essuyer  des  propos  forts  désobligeants 
de  la  part  de  mon  père,  à  propos  de  la 
conduite  immorale  de  ses  domestiques; 
elle  les  écouta  ou  plutôt  les  ignora  avec 
son  charme  accoutumé. 


Je  pénétrai  dans  la  chambre  de 
Régine  a\ec  un  frisson  sacré.  Elle  m'y 
introduisit  le  jour  même,  avant  d'aller 
au  théâtre  assister  à  la  représentation 
de  la  pièce  de  son  père.  En  entrant, 
elle  désigna  du  doigt,  sans  rien  dire,  un 
petit  bout  de  papier  jauni,  encadré,  sur 
lequel  était  épinglée  une  boucle  de 
cheveux  gris 

—  Je  l'ai  ramassée  moi-même,  un 
jour  qu'on  coupait  les  cheveu.x  à  Son 
Excellence. 

—  Oh  !  demandai-je,  racontez. 

—  Eh  ben  !  voilà.  Le  coiffeur  Eber- 
wein,  qui  le  frisait  toujours,  était  là. 
Alors  Son  Excellence  a  sonné  pour  que 
quelqu'un  monte,  et  j'y  suis  allée  parce 
qu'en  bas  tout  le  monde  avait  quelque 
chose  à  faire.  «  C'est  pour  que  ces 
cheveux  ne  traînent  pas  »,  m'a-t-il  dit. 
Et  je  me  mis  à  les  ramasser;  —  il  n'y 
en  a\ait  pas  beaucoup 


Sous  la  boucle,  Régine  avait  écrit,  — 
il  y  avait  bien  longtemps,  l'encre  était 
devenue  toute  jaune  —  en  vers  libres, 
d'après  Goethe  : 

Celui  qui  ti' a  jamais  pleuré^ 
Qui  n'a  jamais  passé  ses  nuits 
A  verser  des  larmes,  éveillé  dans  son  lit^ 
Celui-là  ne  vous  connaît  point^  ô  puis- 
sances divines. 

Pauvre  Régme. 

Là-dessus  elle  ouvrit  sa  malle,  qui 
l'avait  sans  doute  accompagnée  sa  vie 
durant,  à  travers  les  misères  les  plus 
variées,  et  elle  en  sortit  un  paquet. 
Sans  dire  un  mot,  elle  déploya  une 
chemise  d'homme  usée,  ornée  d'un 
plissage  bizarre  sur  le   devant. 

Une  chemise  de  Gœthe  ! 

Cette  toile  fine  avait  touché  son 
corps.  Elle  avait  été  si  près  de  lui,  elle 
a\ait  fait  partie  de  lui-même.  J'étais 
saisie  de  peur,  comme  devant  une 
apparition  de  revenants,  pendant  que 
Régine,  la  fille  de  Ranpach,  vêtue  de 
sa  robe  du  dimanche,  dans  sa  misé- 
rable chambre  de  bonne,  dépliait  la 
chemise  de  Gœthe,  sans  prononcer 
une  parole. 

Elle  ne  troubla  pas  ma  rêverie. 
J'étais  profondément  émue  par  la  sen- 
sation terrible  que  tout  passe  dans  la 
vie,  même  les  choses  les  plus  divines. 

Enfin  Régine  dit  : 

C'était  une  des  plus  vieilles.  Elle 
n'était  plus  mettable. 

Puis  elle  déplia  une  robe  rouge  écar- 
late,  garnie  de  galons  bleu  foncé. 

—  Ma  mère  avait  déjà  cette  robe  dans 
sa  jeunesse,  b^lle  \ient  de  Madame  de 
Gœthe. 

—  Oh  !  montrez,  Régine.  Je  la  tou- 
chai. C'était  une  soie  molle  des  Indes. 
Le  rouge  vif  ressemblait  à  un  amour 
ardent  et  heureux.  Ses  yeux  avaient 
contemplé  cette  étoffe  délicate  avec 
amour.  —  Comme  (^hristiane  a\  ail  dû 
être  petite  et  gracieuse,  det.  formes 
sveltes  et  pleines  —  Et  elle  a\ait  été 
tant  aimée  I  —  tant  aimée  par  l'homme 


RÉGINE     LA     CUISINIERE 


309 


le  plus  merxeilleux.  O,  comme  ton 
cœur  a  dû  battre  sous  cette  douce  robe 
rouge,  bienheureuse  Christiane  ! 

On  ne  retrouve  plus  ta  tombe.  Tu  as 
disparu  depuis  longtemps,  longtemps, 
tu  n"es  plus  que  poussière  —  et  ta 
robe  rayonne  encore  dans  son  éclat  de 
pourpre  comme  aux  jours  où  il  l'em- 
brassait. Ses  mains  ont  touché  cette 
soie  fraîche,  fine  et  souple. 

J'étais  accablée  d'émotion  et  je  m'é- 
criai : 

—  Ah!  Régine,  c'est  effrayant  que 
rien,  rien  ne  dure. 

Régine  dit  :  «  Je  trouve  que  ça  n'est 
pas  si  mauvais  que  ça.  Je  n  ai  plus 
envie  de  rien  du  tout.  )) 

A  partir  de  ce  jour,  j'étais  sans  cesse 
fouri-ée  auprès  de  Régine,  partout  où 
je  pou\ais  l'attraper.  Je  la  regardais 
repasser,  faire  la  cuisine,  nettoyer  les 
chambres,  et  sa  langue  se  déliait  de 
plus  en  plus.  Les  vieux  potins  de  do- 
mestiques de  cette  maison  bénie  furent 
ainsi  remués,  en  même  temps  qu'une 
foule  de  détails  intimes  et  exquis;  qui 
faisaient  revi\re  cette  belle  époque 
d'une  manière  plus  intense  et  plus  forte 
que  bien  des  dissertations  conscien- 
cieuses. 


A  présent,  aux  dîners  du  dimanche 
chez  grand'mère,  on  nous  servait  de  la 
soupe  aux  pommes  à  la  Gœthe,  avec 
des  raisins  de  Corinthe  et  des  croûtons 
frits;  du  lièvre  rôti  à  la  Gœthe,  assai- 
sonné de  feuilles  de  sauge;  la  compote 
sacrée  de  cynorrhodons  mélangée  de 
raisins  secs.  Moi,  jeune  adolescente, 
je  mangeais  de  ces  plats  avec  un  pro- 
fond recueillement,  comme  pour  célé- 
brer la  sainte  communion  ;  mais  aussi 
avec  un  appétit  excellent.  Car,  en 
vérité,  Gfcthc  avait  mangé  de  la 
poésie. 

—  .\h  !  on  savait  faire  la  cuisine, 
dans  la  maison  de  Gœthe.  Mon  jher 
papa  était  réconcilié  avec  F^égine  depuis 
longtemps.  Cette  union  bizarre  du  mé- 


nage de  Gœthe  avec  le  nôtre  avait 
quelque  chose  de  terriblement  mysté- 
rieux pour  nous  autres  enfants.  Chaque 
fois  que  Régine  apportait  un  nouveau 
plat,  je  croyais  assister  à  un  miracle 
ou  a  une  révélation,  et  la  plupart  du 
temps,  il  me  semblait  que  nous  étions 
les  hôtes  du  grand  poète.  Je  le  sentais 
présent  dans  ces  mets  exquis  comme 
dans  ses  œuvres,  mais  d'une  présence 
plus  réelle,  presque  corporelle.  Je  le 
sentais  et  je  le  goûtais,  comme  les  pre- 
miers chiétiens  communiaient,  plongés 
dans  une  extase  silencieuse  et  profonde. 
Il  était  là!  — Jamais  je  n'oublierai  les 
repas  sacrés  de  Régine,  chez  la  chère 
vieille  femme. 

—  Vous  avez  beau  l'aimer,  le  grand, 
le  magnifique  poète,  l'aimer  de  tout 
votre  cœur,  de  tout  votre  être  —  il  ne 
\ous  a  pas  été  donné  de  communier 
en  lui  par  le  pain  et  le  vm  ! 

A  cette  époque-là  je  l'aimais  comme 
une  âme  de  néophyte  aime  Dieu. 

Après  un  de  ces  repas  merveilleux, 
ma  grand'mère  m'envoya  un  jour  à  la 
cuisme  demander  à  Régine  pourquoi 
elle  n'apportait  pas  le  café. 

Quand  j'ouvris  la  porte,  je  crus  que 
j'avais  une  hallucination,  car  ce  que  je 
voyais  était  invraisemblable  et  impos- 
sible. Je  m'arrêtai  court  et  je  regardai 
—  je  gardai  le  silence  ;  saisie  d'un 
grand  trouble,  je  ne  parlai  pas  du 
café,  je  n'aurais  pas  osé  ouvrir  la 
bouche. 

Régine,  impassible  et  mystérieuse, 
prit  une  assiette  plongée  dans  l'eau  de 
vaisselle  et  l'essuya.  Puis  elle  sortit  de 
la  même  eau  une  petite  pierre  tombale 
en  marbre  et  l'essuya.  C'était  une  petite 
pierre  en  marbre  blanc  avec  une  ins- 
cription dorée.  Parmi  les  autres 
assiettes  j'apercevais  encore  une  stèle 
plus  foncée  et  une  toute  petite  croix  de 
cimetière. 

—  Oh.  F^égine!  demandai-je,  après 
un  certain  temps,  que  faites-vous  là> 

—  1-^iendu  tout,  répondit-elle. 

Je  ne  sa\ais  pas  comment  m  \  pion- 


3IO 


REGINE     LA     CUISINIÈRE 


dre  pour  d'autres  questions.  Elle  ne 
s'occupait  pas  de  moi  et  continuait  à 
essuyer  sa  pierre  funéraire.  Avec  un 
petit  morceau  de  bois  piqué  dans  un 
torchon  elle  nettoya  l'inscription  creuse 
et  dorée.  En  suivant  le  mouvement  de 
ses  doigts  je  lus  :  ((  Annette  »,  la  date 
de  la  naissance  et  de  la  mort.  C'était  la 
pierre  tombale  d'un  petit  enfant. 

—  A  qui  est  cela  >  me  risquai-je 
enfin  à  demander. 

—  C'était  mon  petit,  dit  Régine.  Sur 
la  petite  stèle  noire  on  distinguait  un 
nom  d'homme  presque  effacé,  «  comé- 
dien de  la  cour  »,  c'est  tout  ce  qu'on 
pouvait  lire  sans  effort  —  et  sur  la 
petite  croix  était  tracé  le  propre  nom 
de  Régine:  ((Régine  Moll  ».  —  Tout 
cela  au  milieu  des  assiettes  et  des  plats 
dans  l'eau  de  vaisselle. 


—  Régine,  que  signifie  tout  ceci  >  On 
demande  le  café. 

—  Il  va  être  prêt  dans  un  instant. 
Régine    me    raconta     qu'elle    avait 

cherché  ces  pierres  au  cimetière  en 
faisant  son  marché.  Elle  les  avait 
rapportées  dans  son  filet  et  elle  lavait, 
en  même  temps  que  nos  assiettes,  tout 
ce  qui  lui  restait  de  la  vie,  les  noms  de 
sa  mère,  et  des  êtres  qui  lui  avaient  été 
chers. 

C'était   une    personne    énigmatique 
au.\  habitudes  mystérieuses. 

Hélène  Bohlau. 


Traduit  de  l'Allemand  par 
Marguerite  Lièvre. 


Lt;    TRIAGE     DES     HUITRES    SUR     LES     tàlaids 


MÉMOIRES    D^UNE    CANCALAISE 


Lorsqu  un  homme  bien  élevé,  à 
l'heure  où  les  franchises  se  débouton- 
nent, veut  qualifier  sévèrement  son 
prochain,  il  le  traite  A' huître  ou  de 
moule.  L'un  vaut  l'autre.  C'est  une 
affaire  ..  d'espèces,  comme  l'on  dirait 
au  Palais.  Mais  le  quidam  n'en  reste 
pas  moins  nanti  d'une  réputation 
d'être  inférieur,  sans  énergie  ni 
consistance,  veuie  et  simple  d'esprit, 
mollusque. 

Et  cependant,  ne  sommes-nous  pas 
victimes  d'une  injustice  criante  ?  1  luître 
si  vous  voulez  !  mais  nous  avons  une 
bouche  aux  lèvres  minces,  un  estomac 
en  poire,  un  foie  qui  secrète  de  la  bile, 
des  branchies ,  disposées  comme  les 
dents  d'un  peigne  et  qui,  séparant, 
de  l'air  dissous  dans  l'eau,  le  gaz  o.xy- 
gène,  nous  font  respirer;  un  cœur  con- 
fortablement meublé  d'oreillette  et  de 
ventricule   et   du    sang,    du    joli    sang 


limpide  et  incolore,  qui  n'offusque 
pas,  par  une  couleur  rouge  malséante, 
la  sensibilité  de  nos  bourreaux.  Je  sais 
que  tout  le  régime  de  nos  nerfs  aboutit 
à  la  bouche,  mais  beaucoup  d  hommes 
en  sont  là. 

On  prétend  aussi  que,  dépourvues 
de  tête  et  de  cerveau,  nous  ne  voyons 
ni  n'entendons,  vibrant  tout  juste  au 
contact  du  toucher.  Qu'en  savez-vous. 
hommes  présomptueux  qui  ignorez 
encore  l'existence  d'un  sens  spécial, 
que  nous  partageons  avec  les  aveugles, 
et  qui  nous  permet  de  connaître  le 
monde  extérieur  tout  au  moins  aussi 
imparfaitement  que  vous  le  percevez 
\  ous-mêmes  > 

Aussi  bien,  nous  portons  mUic  mai- 
son avec  nous.  Que  dis-jer  nous  la 
bâtissons  avec  les  éléments  calcaires 
que  secrète  une  membiane  ciliée,  joli- 
ment    appelée     par   la    science    notre 


312 


MÉMOIRES     DUNE     CVNCALAISE 


((  manteau  ».  ISous  sommes,  à  la  iois. 
amant  et  maîtresse,  père  et  mère  : 
chacune  de  nous  produit  ses  œufs  et 
les  féconde;  nous  avons,  par  portée, 
deux  millions  denfants,  que  nous  fai- 
sons seules,  à  notre  aise,  sans  ces 
querelles  de  ménage  qu'engendre 
toujours  le  principe  de  dualité  qui  pré- 
side ailleurs  à  la  génération.  Je  me 
demande,  après  cela,  quel  est  le  plus 
inférieur  des  deux  :  l'Homme  ou  11  iuî- 
tre. 

Maintenant  que  je  suis  vieille  et 
qu'après  avoir  parcouru  le  monde. 
d'Ostende  à  Marennes,  en  passant  par 
le  lac  italien  de  Fusaro,  je  finis  mes 
jours  dans  un  parc  abandonné  de 
Cancale,  l'idée  m'est  venue  de  conter 
mes  -Mémoires. 

J'ai  toujours  étémépriséedeshommes 
parce  que  ma  coquille  était  irrégulière. 
Chez  nous,  c'est  un  peu  comme 
partout  :  les  séductions  extérieures 
l'emportent  sur  les  qualités  moins 
brillantes  du  cœur.  On  peut  avoir 
une  âme  savoureuse  et  rester 
ignorée. 

J'eusse  été  jolie,  dodue  et  d'aspect 
.sympathique,  on  n'eût  fait  de  moi 
qu'une  bouchée,  pas  plus  ni  moins. 
Mais  je  portais  mal  la  toilette,  j'ac- 
cueillais sur  ma  robe  mal  lamée  tous 
les  vagabonds  de  la  mer,  madrépores, 
coquillages,  oursons  ou  polypieds  :  je 
manquais  de  chic,  on  m'a  délaissée. 
Et,  bien  que  ce  soit  dans  notre  peuple 
une  honte  de  n'être  point  mangée  et 
d'ignorer  la  petite  secousse  de  la  goutte 
de  citron,  je  me  console  en  bavardant 
avec  la  vase.  Les  coquilles  vides  de 
mes  camarades  mortes  jonchent  le  sol 
à  mes  côtés.  J'y  puise  cette  philosophie 
réconfortante  qu  on  ne  trouve  que 
dans  les  cimetières.  \a  je  m'éteindrai 
paisiblement  à  mon  tour,  abandonnant 
ma  demeure  aux  humbles  de  la  mer 
qui  viendront  y  chercher   un  refuge. 

Je  suis  née  à  Cancale.  Je  ne  me  sou- 
viens  pas  de   mes  sœurs,   nous  étions 


trop.  Mais  ce  que  je  n'oublierai  jamais 
c'est  que  ma  mère,  à  l'époque  du.  frai, 
était  blanche  comme  du  lait.  Je  m'ha- 
bituais à  la  douce  chaleur  de  son  man- 
teau, quand,  un  beau  matin,  elle  me 
rejeta  cruellement  à  la  mer.  Ce  jour-là 
nous  étions  si  nombreuses  sur  le  banc 
que  nous  formions  un  nuage  de  pous- 
sière vivante  qui  troublait  l'eau  et  s'en 
allait  au  hasard  du  Destin.  En  ai-je  vu 
mourir  de  mes  sœurs  I  La  violence  du 
courant  les  perdait  au  large;  certaines 
s'étouffaient  dans  la  vase;  d'autres 
étaient  dévorées  par  les  crustacés  et 
les  vers  ou  s'engouffraient  dans  la 
bouche  béante  des  poissons. 

Moi,  je  n'avais  pas  peur;  je  nageai 
bravement  de  droite  et  de  gauche,  à 
l'aide  de  ce  petit  bourrelet,  garni  de 
cils  vibratiles.  que  la  nature  nous  donne 
en  naissant  et  nous  retire  dès  que  nous 
sommes  assez  raisonnables  pour  nous 
fixer  sur  une  roche  et  fonder  un  foyer. 
Je  choisis  une  pierre  où  se  tenaient 
déjà  plusieurs  de  mes  compagnes.  J'y 
passai  les  meilleurs  mois  de  mon  exis- 
tence, à  bâiller  délicieusement  entre 
deux  anémones;  des  algues  brunes 
formaient  un  joli  berceau  de  lianes 
luisantes  ;  je  voyais  jouer  les  crevettes 
avec  leur  corselet  transparent  ;  un  crabe 
avait  élu  domicile  sui-  ma  coquille.  11  y 
avait  aussi  un  oursin  qui  bougonnait 
toujours  et  un  petit  corail  épanoui 
comme  une  fleur. 

Mais  ce  bonheur  délicat  dura  peu  : 
une  tempête  me  détacha  le  talon  et  je 
m'en  allai  rouler  à  la  merci  des  cou- 
rants. 

Un  jour  que  je  sommeillais  sur  deux 
rides  de  sable,  je  \  is  un  monstre  qui 
s'avançait  \ers  moi.  11  avait  la  forme 
d'un  rectangle  de  fer  dont  la  gueule 
béante,  large  d'un  mctrc.  raclait  le 
fond  avec  un  bruit  Iciriblc  :  une 
longue  corde  le  leliail  à  une  ombre 
gigantesque  qui  glissait  sur  la  surface 
de  la  baie  et  que  je  reconnus  être  un 
bateau  à  ses  rames  qui  battaient 
comme  des  antennes,   La  bêle  prenait 


MÉMOIRES     D'UNE     CANCALAISE 


3'3 


mes  compagnes  dans  une  sorte  de 
poche  que  la  vitesse  de  la  marche 
tendait  et  où  elles  roulaient,  péle-méle, 
coquilles  froissées  et  sens  dessus  des- 
sous. 

Je  sus.  plus  tard,  que  c'était  une 
drague  et  que  je  comptais  parmi  les 
victimes  de  la  C.travane  des  Huîtres. 

Chaque  année,  les  hommes    s'unis- 


11s  n'épargnent  rien.  Petites  ou 
grosses,  coquilles  ordinaires  ou  pieds 
de  cheval,  nous  tombons  toutes  dans 
leurs  filets.  Les  insensés  ne  s'aperçoi- 
vent pas  qu'ils  nous  dépeuplent,  telle- 
ment est  grande  leur  âpreté  au  gain; 
et  si  ceux  d  entre  eux  qui  détiennent 
l'intelligence  créatrice  et  le  bon  sens 
n'avaient    pas    institué,    sur    d'autres 


LF    DEPART     DE     LA    CARAVANE    POUR     l-A     PKCIIE    AUX     III    Ifl'IS 


sent  vers  la  fin  d'axiil  pour  \enir 
dévaster  nos  villages.  Ils  partent  à 
l'aube,  montés  sur  tout  ce  qui  peut 
prendre  la  mer,  nacelles,  doris  ou 
petites  goélettes.  Leur  fièvre  est  grande 
car  ils  nous  revendront  25  francs  le 
mille;  —  notre  mort  n'est-ce  pas  du 
pain  pour  les  petits?-  —  et  quand  un 
coup  de  canon,  de  la  rive,  donne  le 
signal  de  la  pêche,  le  meurtre  com- 
mence. Cinq  dragues  tombent  à  la  fois 
de  leurs  sabords,  une  à  l'arrière  et  deux 
à  chaque  flanc,  les  voiles  se  hissent, 
l'esquif  marche  à  petite  allure  et  c'est, 
jusqu'au  crépuscule,  où  un  second 
coup  de  canon  sonne  la  fermeture,  le 
viol  méthodique  de  nos  retraites  pleines 
de  silence. 


points  de  la  terre,  de  confortables  parcs 
où  nous  puissions  frayer  en  paix,  c'en 
serait  fait  des  joies  que  nous  procurons 
aux  gourmets. 

Leur  acharnement  à  nous  détruire 
ne  connaît  pas  de  bornes.  Au  Mexique 
nous  poussons  sur  les  racines  de  man- 
gliers;  les  indigènes  n'ont  qu'à  les 
couper  et  nous  nous  offrons  par  grap- 
pes ,  toutes  prêtes  pour  le  marché  : 
mais  aux  Etats-Unis,  c'est  avec  une 
immense  pince,  dont  les  extrémités 
inférieures  sont  garnies  de  râteaux, 
qu'on  nous  cueille.  Ln  l^urope.  autour 
de  l'île  Minorque,  des  plongeurs,  que 
larrêt  de  la  respiration  rend  forcément 
maladroits,  nous  assassinent  à  coups 
de  marteau. 


MEMOIRES     D'UNE     CANCALAISE 


Mais  éloignons-nous  de  ces  visions 
brutales.  Je  les  ai  relatées  parce  qu'elles 
me  rendront  plus  doux,  tout  à  l'heure, 
le  souvenir  des  heures  vécues  dans  les 
claies  et  les  ruchers  de  Marennes  ou 
dans  les  ondes  paisibles  du  lac  Fusaro. 

Dégagée  de  la  drague,  on  me  dépose 
à  fond  de  cale;  j'entends  la  joie  de 
l'équipage,  le  clapotement  de  l'eau  qui 
indique  la  rentrée  au  port,  le  grince- 
ment de  la  chaîne  de  l'ancre  et  l'arrêt 
subit  de  la  quille  ensablée. 

En  un  tour  de  main  des  mousses 
nous  jettent  par-dessus  bord,  et  nous 
voici  entassées  sur  la  grève,  en  tàlards, 
comme  ils  disent  à  Cancale,  et  nos 
précieuses  personnes,  recouvertes  de 
filets  surmontés  d'une  marque  distinc- 
tive,  pour  que  la  marée  qui  remonte 
ne  nous  ramène  pas  dans  nos  demeures. 

Le  lendemain,  les  femmes  des  pê- 
cheurs procèdent  à  notre  triage.  Ce 
sont  des  monstres,  vêtus  de  corsages 
en  loques  et  de  châles  troués  :  elles 
portent  des  bottes  de  cuir  jusqu'aux 
genoux  ou  des  galoches  cerclées  de 
zinc;  elles  s'accroupissent  sur  nous 
comme  des  bêtes:  leurs  langues  vont 
vite,  s'interpellant  d'un  tâlard  à  l'autre 
et  leurs  mains  aussi,  qui  séparent 
soigneusement  cellesd'entre  nous  qu'un 
diamètre  de  six  centimètres  destine  à 
une  consommation  immédiate.  Les 
marchands,  qui  sont  les  intermédiaires 
obligés  entre  le  marin  et  le  restaura- 
teur vont,  le  cigare  aux  lèvres,  entre 
les  groupes. 

Ils  attendent,  pour  acheter,  que  la 
crainte  de  garder  pour  compte  notre 
armée  formidable  qui  jonche  le  sol 
diminue  les  exigences  des  femmes  et 
fasse  baisser  les  cours.  Ils  ne  se  déci- 
dent souvent  qu'au  bout  du  deuxième 
jour,  et  nous  partons,  précieusement 
emballées  dans  des  algues  fraîches, 
\ers  la  destination  qu'il  leur  plaît  de 
nous  donner. 

Comme  je  n'a\  ais  que  quinze  mois 
on  me  trouva  trop  jeune  et  je  connus 
la  douce  somnolence  des  parcs. 


Imaginez  des  portions  de  grèves  con- 
quises sur  les  lais  de  la  mer  et  entou- 
rées de  claies  d'osier,  tout  ébouriffées 
de  chevelures  d'algues.  Quelques-unes 
sont  au  bord  des  rochers  et  ne  se  cou- 
vrent d'eau  qu'aux  marées  d'équinoxe: 
la  plupart  sont  plus  au  large  et  nous 
baignent  à  chaque  flux.  Nous  sommes 
là  toute  une  colonie,  rangées  à  quelque 
distance  les  unes  des  autres,  pour  que 
nos  coquilles  grandissent  à  l'aise.  Ces 
parcs  sont  une  source  de  querelles  et 
de  déboires  sans  fin.  En  dépit  des  gar- 
diens assermentés  dont  le  zèle  modéré 
est  celui  des  fonctionnaires  rétribués, 
nous  sommes  volées  fréquemment  par 
des  propriétaires  peu  scrupuleux  :  les 
gelées  qui  nous  déciment,  les  tempêtes 
qui  nous  dispersent,  les  redevances  à 
payer  et  les  frais  de  clayonnage  grè- 
vent nos  maîtres  à  tel  point  qu'ils  se 
ruinent.  C'est  à  cette  circonstance  que 
je  dois  d'avoir  vécu  aussi  longtemps 
dans  ce  parc  abandonné  où  je  finis  mes 
jours. 

Un  matin,  on  m'empaqueta  comme 
mes  sœurs  de  la  caravane  :  je  perçus  le 
cahot  d'une  voiture,  le  sifflement  d'un 
train,  et  je  ne  sus  que  par  un  employé 
de  chemin  de  fer  qui  cria  ma  destina- 
tion, que  j'allais  à  Marennes. 

Le  climat  de  Cancale  nous  est,  pa- 
raît-il, défavorable  :  nous  devenons 
anémiques  et  grasses;  et  c'est  à  Ma- 
rennes que  nous  allons  acquérir  cette 
coquette  couleur  verte  qui  séduit  tant 
les  palais  délicats. 

Pour  ma  part,  j'ai  souvent  entendu 
discuter  par  mes  gardiens  l'origine  de 
cette  robe  d'émeraude  qui  nous  sied  si 
bien.  De  combien  de  bêtises  ai-je  été  le 
témoin  silencieux  !  Les  uns  pronosti- 
quaient une  maladie  de  foie  dont  la 
sécrétion  teindrait  en  \ert  nos  pou- 
mons ;  les  autres  mettaient  notre  viri- 
dilc  sur  le  compte  de  la  nature  du  sol 
ou  des  plantes  immergées.  Les  imbé- 
ciles !  Ils  ont  des  yeux  et  ne  savent 
point  voir  le  petit  animalcule  impon- 
dérable  ciMnme   une    poussière  qui  se 


.MÉMOIRES     D'UNE     CANCALAISE 


LE    TRIAGE    DANS     LES     PARC: 


glisse  entre  nos  valves  et  nous  pare  de 
cet  éclat  que  nous  payons  en  l'héber- 
geant. Le  Maître  de  l'Heure  qui  fit 
l'Huître  et  les  Hommes  leur  révélera 
peut-être  un  jour  leur  erreur.  Il  aime 
à  jouer  ainsi  avec  eux  en  leur  permet- 
tant de  découvrir  peu  à  peu  les  \érités 
de  la  science.  11  est  vrai  qu'ils  n'en 
usent  que  pour  le  nier  avec  une  cruelle 
ingratitude.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  Mé- 
cènes qui  nous  mangent  trou\eront 
dans  l'existence  confirmée  de  nos  infu- 
soires  colorants,  en  même  temps  qu  une 
explication,  une  leçon  :  c'est  que  ce 
sont  le  plus  souvent  les  parasites  qui 
donnent  aux  riches  oisifs  tout  leur 
reflet. 

AMarennes,  l'ingéniosité  des  indus- 
triels qui  nous  exploitent  a  disposé  le 
long  des  deux  rives  de  la  Seudre  des 
claires  ou  bassins  de  300  mètres  carrés 
de  superficie,  destinés  à  nous  rece\oir. 
Ces  claires  ne  communiquent  a\ec  le 
large  que  par  des  écluses  primitives 
susceptibles  de  régulariser  le  débit  de 
l'eau  de  mer. 


J'ai  été  l'objet,  dans  ce  pays,  d  at- 
tentions particulières:  je  passai  d'abord 
par  un  vivier  d'entrepôt  que  le  flot 
recouvrait  deux  fois  par  jour.  J'a\ais 
alors  18  mois,  l'âge  requis  pour  être 
placée  dans  les  claires.  J'y  fus  admise 
après  un  nouveau  triage.  J'y  trouvai 
une  vase  onctueuse,  qu'un  séjour 
prolongé  dans  l'eau  de  mer  a\ait 
parfumée  d'un  sel  vivifiant.  Aux 
époques  des  nouvelles  et  pleines  lunes, 
les  vagues  venaient  nous  apporter  les 
regrets  des  bancs  pittoresques  où  nous 
vîmes  le  jour.  Mais  nous  n'y  pensions 
pas  trop,  heureuses  de  nous  laisser 
vivre  dans  ces  bassins  dont  la  propreté 
nous  paraissait  admirable  comparée  a 
ceux  de  (bancale. 

C'est  là  que  je  fus  initiée  aux  mys- 
tères bienfaisants  de  l'ostréiculture. 
J'en  conçus  une  telle  admiration  que 
maintenant  encore  je  ne  puis  résister 
au  désir  de  la  conter. 

l'ai  déjà  dit  comment  et  pour  quelles 
raisons  la  mortalité  infantile  faisait 
tant   de  \ictimes    parmi    nous.    Notre 


-^i6 


MEMOIRES     D'UNE     CANCALAISE 


n.nssain,  abandonné  à  lui-même,  erre 
pendant  longtemps  à  l'aventure  sans 
éprouver  le  besoin  de  se  fixer  sur  les 
corps  solides  qui  constituent  pourtant 
notre  sauvegarde.  Certains  de  nos 
enfants,  moins  entreprenants  que  les 
autres,  s'accrochent  à  la  coquille  ma- 
ternelle, et  si  les  hommes  nous  mépri- 
saient moins,  ils  ne  manqueraient  pas 
de  trouver  touchantes  ces  maisons 
da'ieules  dont  le  toit,  rongé  par  les 
intempéries  et  la  vétusté,  soutient 
encore  les  foyers  des  jeunes.  Mais  celles 
que  ne  retient  pas  l'esprit  sédentaire 
courent  à  leur  perle  certaine  si  rien 
ne  se  trou\e  sur  leur  passage  pour 
les  recueillir.  Nos  maîtres  l'ont  com- 
pris et  voici  les  deux  artifices  qu'ils 
ont  employés  pour  fonder  ce  qu'ils 
dénomment  «  nos  métairies  sous- 
marines  ». 

Le  premier  consiste  à  semer  le  iond 
de  la  mer  de  coquillages  susceptibles 
de  retenir  nos  semences.  Le  second 
établit  de  longues  lignes  de  f.iscines. 
disposées  en  travers  comme  des  bar- 
rages et  échelonnées  d'une  extrémité  à 
l'autre  de  chaque  champ  sous-marin. 
Leplussou\  ent.  les  deux  systèmes  sont 
combinés  pour  permettre  à  celles 
d'entre  nous  qui,  entraînées  par  les 
tourbillons,  ne  s'arrêteraient  pas  dans 
les  mailles  des  fascines  de  retomber 
sur  les  corps  solides  qui  pavent  le 
fond. 

Le  principe  trouvé,  l'ingéniosité  de 
nos  ((  cultivateurs  »  ne  devait  pas  s'en 
tenir  là.  Elle  trouva  des  appareils 
assez  simples  pour  ne  mettre  à  contri- 
bution que  les  ressources  locales 
et  destinés  à  recueillir  dans  les  meil- 
leures conditions  possibles  notre  pro- 
géniture. 

Les  uns  soni  fixes  et  les  autres  mo- 
biles :  ceux-ci  utilisés  sur  les  fonds  que 
nous  habitons  déjà,  ceux-là  destinés 
aux  terrains  vierges,  bassins  ou  parcs 
artificiels. 

Les  premiers  comprennent  le  pivc 
et  le  loil.  r)ans  les  endroits  où  la  pierre 


est  abondante,  on  jonche  le  sol  de  pavés 
inégaux  qui  reçoivent  notre  frai  de 
première  année  ;  on  les  retourne  la 
seconde  année  et  la  troisième  on  nous 
détache  du  roc  pour  nous  diriger  vers 
le  parc  d  élevage.  .Malheureusement, 
beaucoup  d'entre  nous  y  déforment 
leur  coquille  ou  s'incrustent  si  soli- 
dement qu'elles  se  laissent  briser 
plutôt  que  d'abandonner  leur  point 
d'attache. 

Cet  inconvénient  ne  se  présente  pas 
avec  les  toits^  qui  ne  sont  autre  chose 
que  des  tuiles  posées  sur  des  traverses, 
clouées  elles-mêmes  à  des  pieux  fichés 
en  terre.  Les  parois  plus  lisses  de 
l'argile  nous  empêchent  d'avoir  mau- 
vais caractère. 

Les  appareils  collecteurs  mobiles 
comprennent  les  planchers  et  les  ruchers 
collecteurs.  Le  plancher  collecteur  est 
formé  de  plusieurs  rangées  parallèles 
de  pieux,  rapprochés  deux  à  deux  et 
formant,  au  moyen  de  clavettes,  des 
sortes  de  chevalets  à  double  échelon. 
Ils  portent  des  traverses  d'une  seule 
pièce  dont  l'ensemble  constitue  des 
cadres  carrés  contigus  sur  lesquels  on 
établit  un  plancher  de  sapin  portant, 
par  ses  extrémités,  sur  les  traverses 
intérieures.  Ces  planchers  sont  hérissés 
de  copeaux  soulevés  au  ciseau  ou  char- 
gés de  coquillages  enduits  de  goudron 
et  de  branchages  di\ers.  dont  les  aspé- 
rités sont  particulièrement  propices  à 
nos  naissains. 

Le  maniement  en  est  facile,  car  pour 
nous  transporter  par  mer,  il  suffit  de 
suspendre  le  plancher  dans  un  cadre 
llottant  qu'on  tire  à  la  remorque.  Par 
terre,  une  enveloppe  d'herbes  marines 
mouillées  nous  permet  de  faire  les  plus 
longs  voyages. 

Le  rucher  collecteur  se  compose  d'un 
coffre  enveloppant  de  bois  léger,  rec- 
tangulaire et  garni  de  treillages  hori- 
zontaux. Nous  en  occupons  les  diffé- 
rents étages  en  compagnie  de  coquil- 
lages ou  de  pierres  rugueuses;  et  à 
l'époque  de  notre  Ir.ii,  chacun  des chàs- 


MEMOIRES     D'UNE     CANCALAISE 


J'7 


sis  se  garnit  de  nos  nombreuses  fa- 
milles qu'il  est  aisé  de  déplacer  en 
retirant  leur  base  d'attache. 

Nous  récompensons  tous  ces  efforts 
par  une  fécondité  extraordinaire  qui 
atteint  le  plus  souvent  le  chiffre  res- 
pectable de  vingt  millions  de /eî^/zcs  par 
ponte  annuelle. 

J  ouvre,  à  cet  endroit,  les  plus  jolies 


face  salée  nous  mettait  à  l'abri  de  1  in- 
cursion des  crabes,  ces  ennemis  terri- 
bles qui  joignent  la  ruse  à  la  force  de 
leur  pince  et  savent  profiter  de  Iheure 
où  nous  somnolons,  valves  ouvertes, 
pour  y  glisser  sournoisement  un 
petit  caillou  qui  les  empêche  de  se 
refermer. 

La  brise  et  les  courants  nous  balan- 


LA    PECHE    DES    HCHRES    AU     BAS     DE    LEAU 


pages  de  mes  mémoires  :  les  souvenirs 
qui  s  y  rattachent  font  la  joie  de  mes 
dernières  années  : 

C'est  à  Fusaro,  sur  les  bords  de  ce 
lac  enchanteur  qui  étend  ses  eaux  pai- 
sibles à  dix-neufkilomètres  de  Naples. 
Les  riverains  qui  vivent  de  notre  in- 
dustrie ont  semé  l'eau  de  rochers  atti- 
ficiels  et  d'abris  pittoresques,  fa\o- 
rables  à  nos  n.iissains.  Imaginez  un 
cercle  de  pieux,  plantés  dans  la  vase  et 
leliés  entre  eux  par  des  coudes  aux- 
quels sont  suspendus  des  fagots  de 
menu  bois.  Ce  fut  là  mon  domicile 
pendant  deux  années.  J'occupai  a\ec 
mes  camarades  du  golfe  de  Tarente 
une  branche  voisine  du  rivage.  Notie 
situation,  à  deux  centimètres  de  la  sur- 


çaient  mollement.  Les  grands  arbres 
faisaient  osciller  leurs  ombres  sur  le 
miroir  argenté  du  lac  et  nous  regar- 
dions béatement  la  maisonnette  du 
professeur  Mandolini,  Ihomme  émi- 
nent  auquel  nous  de\  ions  notre  pra- 
tique installation. 

Je  le  revois  encore,  le  professeur, 
faisant  les  honneurs  de  son  parc  aux 
étrangers,  ou  devisant  sur  la  terrasse 
de  sa  villa.  Il  avait  les  che\eux  blancs 
bouclés  et  les  traits  reposés  de  ceux  qui 
coulent  leurs  jours  dans  la  paisible 
compagnie  des  bûtes  et  des  li\  res.  Ses 
gestes  étaient  miè\res,  son  affabilité 
exquise  et  quand  il  nous  prenait,  on  eut 
dit  que  ses  mains  caressaient,  l'out  ce 
que  j'ai  appris  sur  nos  nueurs  et  notre 


MEMOIRES     D'UNE    CANCALAISE 


LES    l^AKCb    Uli    CANCALli 


histoire,  c'est  à  lui  que  je  le  dois.  Sa 
mémoire  fourmillait  d'anecdotes.  Il  les 
disait  simplement  avec  cette  pureté  de 
langage  qui  est  la  caractéristique  des 
vieux  savants.  Je  crains  presque  de  les 
abîmer  en  les  répétant. 

L'origine  de  notre  nom  paraît  être 
Hothi,  expression  aryenne  signifiant 
noyau,  pierre,  et  par  suite  semblable  à 
la  pierre.  11  est  du  reste  curieux  de 
constater  que  dans  presque  toutes  les 
langues  la  racine  est 
la  même:  grec  ostreon  ; 
latin  ostrea  ;  Scandi- 
nave ostra;  allemand 
ausler  ;  russe  uslursu; 
polonais  ostrzyo  a,  clc... 
Chez  les  1  lébreux  nous 
passions  pour  un  mets 
impur,  les  lois  sacrées 
ne  réser\ant  leur  fa- 
veur qu'aux  bétes  de 
la  mer  munies  de  na- 
geoires et  d'écaillés. 
.Vlais  les  autres  peu- 
ples ne  tardèrent  pas 
à  relever  notre  crédit. 
Au  cours  des  fouilles 
effectuées  dans  les 
pays  du  nord  de  l'I'vU- 
riipe.  il  n'est  pas   rare 


de  retrouver,  a  côté 
d'armes  de  silex  et  de 
vases  en  terre  cuite, 
les  écailles  admirable- 
ment conservées  de 
nos  ancêtres. 

Les  Grecs  nous  con- 
sommaient avec  déli- 
ces :  nous  servions 
même  à  des  usages 
publics  et  le  mot  ostra- 
cisme tire  son  origine 
de  ce  fait  que  la  sen- 
tence de  bannissement 
était  inscrite  sur  nos 
coquilles  avec  un  sty- 
let dont  la  pointe  était 
de  pierre  précieuse. 
Sur  le  chapitre  des 
Romains,  le  professeur  était  intaris- 
sable. Ce  peuple  avait  poussé,  paraît- 
il,  le  raffinement  gastronomique  jus- 
qu'à ses  dernières  limites. 

C'est  à  nous  qu'incombait  la  belle 
mission  d'ouvrir  le  repas:  nous  pa- 
raissions souvent  au  cours  des  ser- 
vices, à  côté  des  loups  péchés  entre  les 
deux  points  du  Tibre,  du  turbot  de 
Ravenne,  de  la  murène  de  Sicile  ou  de 
Veslurgeon    de     Rhodes.     Nos     chairs 


••.■'  ■•»»■.  ■     t'  »»»»--vip<'wv;-«<?»,'^'^">*R)r'7vrK' 


UA     l)UA(iUE    MEURTRIi:»!': 


.J 


MEMOIRES     D'UNE     CANCALAISE 


319 


glauques  et  ambrées 
inspiraient  les  poètes. 
Horace  nous  chanta 
dans  ses  S.itircs,  et  le 
piofesseur  répétait  sou- 
^  ent  ces  vers  qu'il  trou- 
vait harmonieux  et  caus- 
tiques : 

((  \'otre  ventre  pares- 
seux   est   il   en    retard  ? 
Débarrassez-le  avec  des 
moules,  des  coquillages 
communs  et  de  la  petite 
oseille   sans    oublier   le 
vin  blanc  de  Cos.  C'est 
aux  lunes  nouvelles  que 
se   remplissent   les    co- 
quillages     émoUiants  ; 
mais     toute     mer    n  en 
produit  pas  d'une  égale 
délicatesse  :  la  palourde  du  lac  Lucrin 
vaut  mieux'que -le   murex   de   Ba'ies; 
on  tire  les  [huîtres  du  lac  de   Circé  et 
les  hérissons  de  Misène;  les  larges  pé- 
toncles   font    l'orgueil    de    la    volup- 
tueuse Tarente  )). 

L'idée  de  faciliter  artificiellement 
notre  reproduction  remonterait  à  la 
plus  haute  antiquité.  Un  certain  Pline 
l'Ancien,  dans  son  Histoire  Naturelle. 


UN    .SAI.ON     IJK    CON  VKKSA  1  lO.V     A  .^C  ANC  AI.  K 


LE    FAMKUX     ROCHER     DE    CANCALE 

désigne  l'époque  ou  florissait  l'orateur 
Crassus,  avant  la  guerre  des  Marses; 
mais  deux  monuments  historiques  dé- 
cou\erts,  l'un  dans  la  Pouille  et  l'autre 
aux  environs  de  Rome,  semblent  dé- 
montrer que  c'est  au  siècle  d'Auguste 
qu'il  faut  placer  les  débuts  de  l'ostréi- 
culture. 

(>es  monuments,  sont  deux  ^■ases 
funéraires  en  matière  vitrifiée  ;  leur 
forme  est  celle  d'une 
bouteille  antique  à  ven- 
tre large,  à  goulot 
allongé.  Des  dessins 
grossiers  tapissent  leurs 
parois  :  on  y  reconnaît 
cependant  la  perspecti^■e 
de  viviers  attenant  à  des 
édifices  et  communi- 
quant avec  la  mer  par 
des  arcades.  On  lit  sur 
la  première  les  mots 
Staoniim  Palaluiii,  nom 
de  la  villa  que  Néion 
possédait  sur  les  bords 
du  lac  de  Lucrin,  et 
Oslrcan'.i  ou  huîtrerie. 
L'autre  porte  Sl.ionuni 
A^croins()slrL\in\i.S\h\i, 
ILii\t,     toutes     appella- 


320 


MEMOIRES     D'UNE     CANCALAISE 


tions  rappelant  les  édifices  célèbres  de 
Pouzzoles  et  de  Baïes. 

Mais  dans  ses  entretiens,  le  profes- 
seur Mandolini  paraissait  sceptique  à 
ce  sujet.  Ses  certitudes  le  ramenaient 
toujours  à  Sergius  Orata,  ((  le  patron 
deTOstréiculture  »  disait-il.  Et,  la  ciga- 
rette aux  doigts,  avec  le  charme  enve- 
loppant des  lettrés  italiens,  il  évoquait 
de^■ant  ses  auditeurs  la  vie  de  l'homme 
d'affaires  romain  :  ((  Ce  Sergius  devait 
faire  partie  de  ces  accapareurs  dont 
les  nombreux  navires  sillonnaient  les 
mers.  Il  était  chevalier  et  maître  d'élé- 
gance. Son  commerce  s'étendait  si  loin 
que  le  soleil  ne  se  couchait  jamais  sur 
les  voiles  de  ses  bateaux.  Je  le  vois,  les 
cheveux  parfumés,  le  visage  enduit  de 
fard  et  la  tête  couronnée  de  roses,  pré- 
sider les  banquets  somptueux  de  sa 
villa  deTusculum.  Il  dirige  une  armée 
d'esclaves;  il  ne  connaît  pas  l'étendue 
de  ses  terres. 

((  Apre  au  gain,  il  spécule  sur  les 
blés,  accapare  le  commerce  des  tissus 
et  possède  des  caravanes  qui  lui 
ramènent  d'Orient  la  myrrhe .  le 
cinnamone  et  d'autres  parfums  pré- 
cieux. 

((  L  idée  lui  \  ient  de  mettre  à  proHt 
l'engouement  de  ses  contemporains 
pour  les  huîtres.  Il  fait  \enir,  conservées 
dans  un  lit  de  neige,  des  pétoncles  de 
Brindes,  réputées  pour  leur  saveur  par- 
ticulière, il  les  dépose  sur  les  fonds  du 
lac  Lucrin  qu'il  sait  particulièrement 
fertile  en  vase  douce  et  feutrée  ;  et  bien- 
tôt le  mollusque  lancé  par  cet  cirbiter 
elegatilix  paraît  à  toutes  les  tables.  On 
s'arrache  les  produits  de  ce  Sergius 
Orata  dont  l'aclixité  industrielle 
était  si  connue  qu  on  disait  de  lui 
«  qu'il  ferait  pousseï-  des  huîtres  sur 
les  toits.  » 

Ici.  le  professeur  riiiil  inujours.  heu- 
reux du  bon  mot,  et  quand  sa  \uix 
s'était  élevée,  tremblante  de  vieillesse, 
comme  un  bruit  de  crécelle  cassée, 
nous  I  entendions  qui  reprenait,  plus 
grave  : 


«  Ce  lac  de  Lucrin  n'est  plus  aujour- 
d'hui qu'un  étang  désolé  au  creux  de  la 
Campanie.  Un  tremblement  de  terre  l'a 
bouleversé  en  1538,  créant  le  Monte 
Niiovo  qui  le  boucha  en  partie.  Et 
maintenant  les  anguilles  de  vase  se 
jouent  dans  ses  eaux  jaunâtres.  Et 
cependant  combien  de  légendes  virent 
naître  ses  bords!  Son  emplacement 
voisin  des  Champs  phlégréens^  et  des 
Solfatares  de  Pouzzoles.  au  centre  de 
cette  région  volcanique  qui  environne 
Naples  et  le  Vésuve,  donnait  à  ses  eaux, 
sur  lesquelles  planaient  toujours  des 
odeurs  méphitiques,  une  acre  saveur  de 
soufre  et  de  goudron.  Aussi  les  anciens 
qui,  plus  que  nous,  savaient  peupler 
la  nature  de  symboles  mythologiques 
y  voyaient-ils  la  décevante  entrée  des 
Enfers.  Le  cataclysme  du  xvi''  siècle  fut 
un  grand  malheur  pour  la  région.  )) 

Et  si  l'interlocuteur  ricanait  d'un  ait 
sceptique,  le  professeur  l'empoignait 
par  le  bouton  de  sa  veste  et,  l'index 
levé  dans  un  geste  de  pédagogue  : 

((  L'huître,  monsieur,  est.  dans  sa 
modeste  part,  bienfaitrice  de  l'huma- 
nité. Elle  ne  fut  jamais  un  animal 
sacré,  à  moins  que  \"OUS  ne  la  consi- 
dériez comme  telle  en  raison  de  l'usage 
inexpliqué  qu'en  faisaient  les  pèlerins, 
parsemant  leur  robe  de  bure  de  la 
nacre  de  leur  coquille.  Elle  ne  fut  pas 
davantage  un  animal  philosophique 
bien  que  M.  Benoît  de  Maillet  dans  ses 
Entretiens  d'un  philosophe  indien  avec 
un  missionnaire  français^  parus  au 
grand  siècle,  ail  expliqué  la  forma- 
tion des  continents  par  la  retraite  des 
eaux  de  la  mer  et  fait  sortir  tous  les 
être  vivants,  y  compris  l'Homme,  du 
sein  de  l'onde.  Ce  qui  lui  valut  cette 
\  erte  réplique  de  Voltaire  : 

«  Maillet  aura  beau  dire,  il  ne  me 
persuadera  jamais  Ljue  je  descends 
d  une  huître.  » 

Ses  bienfaits  sont  plus  pratiques.  Ses 
écailles  sont  précieuses  à  l'agriculteur 
pour  amender  les  leirains  qui  ne  sont 
pas  ass'JZ  calcaires.  Elles  peu\  eut  aussi 


MEMOIRES     DUNE     CANCALAISE 


macadamiser  les  routes  sur  les  cotes 
de  sable  où  le  sol  manque  d'éléments 
de  fermeté.  Consumées,  leurs  prin- 
cipes chimiques  sont  une  source  de 
chaux  aussi  économique  que  facile  à 
recueillir. 

Je  passe  sous  silence  les  perles  que 
sécrètent  certaines  d'entre  elles.  Elles 
furent  dans  l'antiquité,  comme  de  nos 
jours,  l'occasion  d'un  luxe  effréné  pour 
les  femmes.  A  Rome 
on  les  accrochait  aux 
oreilles,  où  elles  por- 
taient le  nom  de  cro- 
lalia  ou  grelots. 
((  comme  si  le  son  et  le 
cliquetis  des  perles, 
disait  Pline,  étaient 
aussi  une  jouissance 
pour  nos  dépravées  ». 
On  les  fixait  également 
aux  chaussures,  dans 
les  cheveux,  le  long 
des  toges  de  pourpre 
syrienne,  cette  pour- 
pre deux  fois  teintequi , 
pour  mériter  quelque 
\aleur,  devait  être  de 
la  couleur  dusangfigé. 

A  n  envisager  que 
le  comestible,  l'huître 
est  de  toutes  les  fêtes. 
Elle  ou\re  l'appétit, 
qu'on  la  déguste  avec 
du  vin  blanc,  dans  sa  coquille,  comme 
en  France,  soit  à  la  mode  anglaise, 
transvasée  et  assaisonnée  de  citron  et 
de  gros  sel,  soit  à  la  mode  bre- 
tonne accompagnée  d'une  sauce  à  l'ail 
pilé. 

A  Londres,  la  soupe  à  l'huître  fait 
fureur,  après  le  théâtre,  dans  les  Oystcr- 
Hoiises. 

On  les  mange  aussi  en  pâtés,  dans  la 
choucroute  ou  rôties.  Il  faudrait  tout 
un  volume  pour  consigner  les  gour- 
mets qu'elles  ont  séduits,  depuis  Cali- 
gula  qui  en  gnbail  six  cents  chaque 
jour  et  le  maréchal  Junot  trois  cents 
avant  son  déjeuner  quotidien,  jusqu'à 
xvin.  —  2  1. 


cet  étudiant  qui  fit  le  pari  d'en  avaler 
douze  douzaines  pendant  les  douze 
coups  de  midi  et  y  parvint  en  les  réu- 
nissant dans  du  lait. 

L'huître  ne  s'en  tient  pas  là  :  elle 
sait  être  démocratique  et  donner 
au  pauvre  l'illusion  d'être  riche.  Pour 
quelques  sous  on  s'en  légale  en 
plein  vent  sur  la  jetée  d'Arcachon;  et 
chez     les     troquets,    avec    six   portii- 


L'NE    IJliGUSTATlON     EN     PI-KIN    AIR    A    ARCACllON 


gaises,  le  débardeur  est  l'égal  d'un  roi. 
((  Quant  à  moi,  concluait  le  Profes- 
seur, je  ne  les  mange  point:  je  sais 
qu'elles  vivent,  et  de  les  voir  se  replier 
quand  je  les  ouvre  pour  les  observer,  je 
m'en  veux  de  créer  de  la  souffrance  inu- 
tilement, pour  satisfaire  mon  appétit 
de  bête  civilisée.  Voyez-vous,  quand 
on  a  étudié  jusqu'à  soixante-dix  ans  les 
habitudes  et  les  amours  des  êtres,  fus- 
sent-ils les  plus  infimes  de  la  création. 
nn  répugne  à  les  tuer,  à  moins  que  ce 
ne  soil  pour  le  bien  de  la  science.  Cha- 
cun de  nos  repas  nous  révèle  criminels 
endurcis;  notre  conscience  est  bourrelée 
de  meurtres;  nos   instincts   carnivores 


MEMOIRES     D'UNE     CANCALAISE 


sont  en  raison  directe  de  notre  barbarie, 
puisque  les  Chinois  cruels  se  nourrissent 
de  leurs  chiens  aux  yeux  pleins  de  fidé- 
lité. Et  je  ne  connais  guère  que  les 
Hindous  qui  paraissent  se  conformer 
aux  traditions  d'indulgence  et  de  bonté 
féconde  qui  sont  les  éternelles  lois  du 
monde.  Ils  respectent  les  animaux  quels 
qu'ils  soient  :  ils  ne  connaissent  ni  bou- 
cherie, ni  marchands  de  volailles  et  les 
corbeaux  qu'ils  épargnent  font  de 
grands  vols  noirs,  dans  leur  ciel  de 
Paradis  terrestre,  qui  n'abrite  jamais  la 
mort  violente  dune  parcelle  d'exis- 
tence inoffensive.  )) 

Ce  disant,  le  Professeur  prenait  une 
prise  d'un  revers  de  main  et  retournait 
dans  son  laboratoire  où  l'attendaient 
déjà  acéphales  et  gastéropodes. 

C'est  ici  que  j'arrêterai  mes  sou- 
venirs. J'ai  assez  bavardé  pour  ce  soir. 


La  brise  fraîchit.  J'entends  la  mer 
gronder.  Autour  de  moi  les  Cancalaises 
réparent  les  fascmes,  enlèvent  les  vases 
trop  profondes  et  je  reconnais  à  ces 
préparatifs  que  ce  sera  demain  jour  de 
grande  marée..  Je  songe  à  mes  compa- 
gnes qu'on  ramassera  au  bas  de  l'eau  : 
elles  connaîtront  l'ennui  des  parcs,  le 
manque  d'air  dans  les  paniers  barbares 
et  le  baiser  froid  du  couteau  perçant 
notre  manteau,  à  l'instant  ou  nous 
sommes  le  plus  prospères. 

Moi,  je  n'ai  plus  d'illusions,  je  me 
réjouis  de  dessécher  lentement  dans 
mon  vieux  cimetière  blanchissant  d'é- 
cailles  vides,  et  c'est  sur  un  sentiment 
de  bien-être  égo'iste  que  je  referme  ma 
coquille. 

Pour  invention  con/onne 

G.   MùXTlGNAC 


-A     .MOUT     l)K    I.  llUnHK 


56  &s  ^s  ^s  &c  &s 

LES 
MÉFAITS 

DU 
MONOLOGUE 

se  se  se  S8  m:  as 


M.    1  UU  FF  IKR 


■i 


YVEriE    GUIl.BERr 


Qu'est-ce  qu'un  monologue  " 

Nous  le  savons  tous,  hélas!  et  s'il  ne 
nous  est  jamais  venu  à  l'esprit  dedélinir 
ce  genre  de  ((  littérature  »,  il  n'est 
personne  qui,  bon  gré  mal  gré,  n  ait 
été  sa  victime. 

Le  monologue  !  Un  écrivain  de  beau- 
coup d'esprit  l'a  qualifié  «  un  microbe 
littéraire,  un  crime  de  lèse-littérature  ». 

Les  frères  Coquelin,  qui  se  sont  lait 
une  réputation  de  monologuistes  hors 
pair,  aflirment  au  contraire,  que  cer- 
tains monologues  sont  de  petits  chefs- 
d'œuvre  exigeant  beaucoup  de  talent 
chez  l'écrivain  qui  lescompose  et  encore 
plus  détalent  chez  l'artiste  qui  les  dit. 

Sans  prendre  parti  pour  l'une  ou 
l'autre  opinion,  nous  constaterons  sim- 
plement que  le  monologue  est  la  plaie 
des  réunions  mondaines.  Des  salons  où 


il  sévit  avec  fureur  pendant  l'hiver,  il 
émigré  aux  champs  quand  viennent  les 
beaux  jours  et  il  faut  le  subir  aux  villes 
d'eaux,  aux  bains  de  mer,  aux  villégia- 
tures cynégétiques  d'automne,  en  un 
mot  toujours  et  partout. 

Que  faire,  en  effet,  dans  les  plages 
dépourvues  de  casinos,  pendant  les  lon- 
gues soirées  inoccupées,  lorsqu'on  est 
las  de  regarder  la  mer  et  que  la  série 
des  jeux  innocents  est  épuisée!  Com- 
ment tuer  le  temps  après  dîner,  au 
retour  d'une  journée  de  chasse,  dans 
ces  châteaux  en  pleine  campagne,  loin 
de  toute  ville  et  de  toute  distraction? 

C'est  à  cette  heure  qu'apparaissent 
invariablement  les  diseurs  de  mono- 
logues. 

On  voit  surgir  quelque  ingénue, 
discrètem.cnl  poussée  par  sa  mère.  qui. 


1-M 


LES     MEFAITS     DU     MONOLOGUE 


Cadet  expos3  1  ennuyeuse  hislniie  qui  lui  arrive... 

toute  modeste  et  rougissante,  débite 
une  de  ces  lamentables  saynètes  pour 
jeunes  filles,  navrantes  de  platitude  et 
dineptie.  Tout  en  récitant,  l'aimable 
personne  coule  de  suggestifs  regards 
vers  le  groupe  des  jeunes  gens:  elle 
cherche  à  pécher  un  mari  dans  1  au- 
ditoire. 

Puis  apparaît  le  jeune  gommeu.x. 
généralement  oisif  sans  être  riche,  et 
dont  l'unique  occupation  consiste  à 
valser  tous  les  soirs,  à  jouer  la  comé- 
die ou  à  réciter  des  monologues.  Il 
bostonne  agréablement  et  danse  à  ra- 
vir le  cake-waik. 

Celui-là  ne  se  baigne  que  pour  faire 
valoir  son  anatomie,  il  ne  chasse  que 
pour  avoir  le  prétexte  d'endosser  cer- 
tain costume  qui  l'avantage.  Son  seul 
but  dans  la  vie,  c  est  d'agripper  une 
dot  qui  lui  permettra  de  continuer  son 
existence  d'inutile.  Pas  de  timidité  chez 
lui.  il  s'avance  la  tête  haute,  plastron- 
nant, faisant  des  grâces,  et,  accoudé  a 
la  cheminée  ou  au  piano,  ou\re  l'écluse 
par  où  s'échappent  les  monologues. 


Le  plus  fâcheux,  c'est  qu  il  faut  en- 
durer le  martyre  jusqu'au  bout.  Après 
quoi,  la  plus  élémentaire  courtoisie 
vous  oblige  à  vous  exclamer  admira- 
tivement:  «  Exquis!  Délicieux  !...»  alors 
qu'au  fond  de  soi  grondent  de  sourdes 
malédictions. 

Nos  pères  ignoraient  ce  supplice.  De 


Le  ca.s  csl  grave  et  inérile  rédexian. . . 

leur  temps,  on  savait  causer  et  le  be- 
soin ne  s'était  pas  encore  fait  sentir 
d'un  expédient  comme  le  monologue 
pour  supplée!'  à  1  indigence  de  la  con- 
\  ersation. 

Car  le  monologue  est  d'origine  toute 
récente.  Comme  la  chanson  rosse  et 
tant  d'autres  inventions  dont  Paris 
s'honore,  il  a  pris  naissance  à  Mont- 
martre, sur  la  ((  Hutte  sacrée  »  dans 
l'oflicine  «  ultra-littéraire  i>  de  l'inou- 
bliable Salis  :  le  dhil  Xoii .  H  ne  pou- 
\ail  a\uir  un  plus  glorieux  berceau. 


LES     MEFAITS     DU     MONOLOGUE 


3-^5 


L'in\enteur  du  genre  est  M.  Charles 
Gros,  un  humoriste  à  froid  qui  voulait 
sans  doute  se  rendre  compte  jusqu'à 
quelle  limite  on  pouvait  se  moquer  du 
public  sans  le  faire  hurler.  C'est  à  lui 
que  l'on  doit  le  premier  monologue,  et 
quel  monologue,  avec  quel  titre  ! 

Le  ILireni^  S.iiir  ! 

Il  était   un  f^rand  mur  blanc,   nu,    nu, 
Cuntre  le  mur  une  échelle  haute,  haute,  haute, 
Et  pai'  terre  un  hareng  saur,  sec.  sec,  sec. 
Il  vient,  tenant  dans  ses  mains  sales,  sales,  sales 
Un  marteau  Inui'd,  un  gi^and  chiu  pu  intu,  p(jintu, 

pciintu,  etc. 

Au  lieu  de  se  fâcher,  la  salle   trépi- 


Kiirckal.  ..    Min  id.'C  vous  parait    binnt-?...    Oui:.. 

gnait  d'enthousiasme.  M.  Ch.  Cros, 
qui  n  avait  prétendu  faire  qu'une  scie 
extravagante  ne  devant  pas  dépasser 
le  caboulot  montmartrois,  venait  de 
créer  un  genre.  Il  était  le  pt\c  du  mo- 
nologue comme  Corneille  fut  le  père 
de  la  iraji-édie. 


Le  Hareng  Saur  eut  vite  fait  son 
tour  de  France,  soulevant  partout  les 
mêmes  acclamations,  réclamé  tous  les 
jours  au  café  concert  et  même  favora- 
blement accueilli  dans  les  salons.  Quel 
psychologue  nous  dira  le  secret  de  cet 
inexplicable  engouement) 

Tout  sec  qu'il  fût,  le  flareng  Saur 
ne  tarda  pas  à  avoir  d'innombrables 
petits  et  M.  Ch.  Cros  de  nombreux 
imitateurs. 

Ce  fut  une  fureur.  Les  auteurs  se 
mirent  fébrilement  à  la  besogne  et  pu- 
rent à  peine  suffire  à  la  consommation 
fabuleuse  de  monologues  qui  se  faisait 
en  France  à  ce  moment. 

Pour  comble  de  bonheur  —  ou  d'in- 
fortune —  ce  genre  nouveau  trou\a 
dans  les  frères  Coquelin  deux  parrains 
qui  l'accueillirent,  le  prônèrent  et 
contribuèrent  par  leur  talent  à  l'accli- 
mater et  à  le  répandre.  Comment  le 
trouxer  mauvais,  lorsque  d  aussi  éini- 


l''Ul.nl  .  .  .  .   .ni'il  MoiiiK- dciiic,  m;\uiti.-ii;uil . 


3  26 


LES     .MEFAITS     DU     MONOLOGUE 


Monsieur,  je  vous  écoute... 

nents  artistes    le  prenaient   sous   leur 
protection  r 

II  se  trouva  cependant  quelques 
esprits  chagrins  pour  regimber  et  dé- 
noncer la  pauvreté  de  ces  compositions 
en  style  haché,  télégraphique,  ou  en 
poésie  de  mirliton. 

Francisque    Sarcey  fut   du    nombic 
Tout  d'abord  attiré   par  l'étrangeté  de 
ces  œuvrettes,  son  bon   goût  ne  taida 
pas  à  se  révolter,  et  il  se  déclara  cou- 
rageusement l'ennemi  du  monologue. 

Plusieurs  fois  l'éminent  critique 
lança,  dans  ses  chroniques,  lexcom- 
munication  majeure  contre  un  genre 
qui  l'horripilait  : 

((  Je  trou\e  le  genre  exécrable, 
écrit-il,  et,  qui  pis  est,  insuppoilable.  » 

Les  Coquelin,  devenus  les  champions 
du  monologue  lipostcrent  par  un 
argument  .id  homincm  : 

—  («  l^'a\antage  du  monologue, 
assurent-ils,  c'est  qu'il  est  court  et  que, 
s'il   est   mau\ais.  il    n  ennuie    pas   plus 


de  cinq  minutes.  Tel  lundiste  qui 
l'attaque  est  conférencier.  Or, 
qu'est-ce  qu'une  conférence,  sinon  un 
monologue  très  long,  le  comble  du 
monologuer  » 

Et  plus  loin,  cette  déclaiation  —  une 
véritable  déclaration  de  guerre  : 

— •  M.  Sarcey  nous  permettra  de  nous 
inscrire  en  faux  quand  il  prophétise 
avec  une  joie  barbare  la  lin  d  un  genre 
que  nous  croyons,  en  somme,  utile  et 
agréable,  et  chaque  fois  qu'il  criera  : 
Le  monologue  meurt  !  il  se  trouvera  un 
Coquelin  pour  lui  répondre  qu  il  ne  se 
rend  pas. 

Sous  l'élégante  périphrase,  on  devine 
sans  peine  la  réponse  véritable  que 
cette  réminiscence  de  ^^'aterloo  amène 
sur  les  lèvres  des  frères  Coquelin,  à 
l'adresse  du  bon  Sarcey. 

Au  demeurant,  les  événements  sem- 
blent avoir  donné  raison  aux  Coquelin. 
Sarcey  est  mort  et  le  monologue  \"it 
encore. 

11  \"it  si  bien  que  les  deux   frères  ont 


Ol,     01      Mo: 


<|UI    1.1U>1./.   \oU.-.    |lillltl 


LES     MEI-AITS     DU     MONOLOGUE 


écrit  un  livre  consacré  au  monologue, 
où  les  amateurs  du  genre  trouveront 
d'utiles  conseils  sur  le  choix  de  la  pièce 
à  dire,  sur  la  manière  de  la  dire,  sur 
l'attitude  à  prendre,  etc. 

Pour  bien  dire,  il  faut  être  convaincu 
de  ce  qu'on  dit.  «  Ayez,  dit  Coquelin. 
l'allure  d'un  monsieur  qui  arrive  de  la 
lune,  sans  exagération  bien  entendu. 
Soyez  -oncentré,  obsédé,  très  inquiet, 
mais  pas  halluciné.  » 

Nous  avons  connu  des  amateurs 
qui  paraissaient,  en  effet,  arriver  direc- 
tement de  la  lune  et  qui  disaient  très 
mal  le  monologue.  Peut-être  était-ce  la 
faute  du  monologue. 

Coquelin  reconnaît  très  volontiers 
que  la  valeur  du  produit  n  est  pas  de 
premier  choix:  aussi  recommande-t-il, 
avant  de  réciter  un  monologue,  de  ne 
pas  l'accueillir  sans  discernement. 

A  ce  propos,  veut-on  savoir  quel  est 
le  fournisseur  ordinaire  des  mono- 
logues que  récite  Cadet  ■;■  Ne  cherchez 
pas.  vous  ne  trouveriez  pas.  L  auteur 


Vous  diles  un  hôlcl,  des  chevaix,  une  voilure 


Non?!..   Monsieur,  je  suis  votre  servante... 

des  plus  désopilantes  fantaisies  dites 
par  Coquelin  est  tout  simplement...  un 
industriel  parisien  qui  a  su  trouver 
le  genre  s'adaptant  le  mieux  à  la  ma- 
nière du  joyeux  comédien. 

Quelle  que  soit  la  valeur  littéraire  — 
et  elle  estsouventnulle  —  dumonologue 
à  dire,  il  est  juste  de  reconnaître  que 
le  talent  des  Coquelin  lui  donne  un 
prix  qu'on  ne  soupçonne  pas  à  la  lec- 
ture. La  seule  façon  de  se  présenter  au 
public,  l'extraordinaire  mimique  dont 
ils  accompagnent  le  moindre  mot  dilate 
la  rate  laplus  rebelle.  On  rit,  nonpas  de 
ce  que  dit  Coqnelin,  mais  de  la  drô- 
lerie de  son  geste,  de  sa  voix,  de  son 
attitude. 

Si  Cadet  ne  permet  pas  qu'on  attaque 
le  monologue,  il  lui  est  arrivé  de  le  bla- 
guer lui-même.  Témoin  cette  pièce  de 
son  répertoire 

A  vingt  ans  un  n'est   jDas  parfait  : 
J'avais  commis  un  monologue. 
Si  vous  sas  iez  ce  que  ça  m'valait 
D'avoir  écrit  un  monologue,  etc. 


328 


LES     MÉFAITS     DU     MONOLOGUE 


Le  nombre  des  monologues  dits  par 
Cadet  est  incalculable.  Parmi  les  plus 
connus, citons  .Les  âcrei'isses  en  cabinet 
particulier,  qui  fit  monter,  dit-on,  dans 
les  restaurants  à  la  mode,  la  consom- 
mation des  écre\  isses  dans  des  pio- 
portions  invraisemblables.  Plus  de 
parties  fines  sans  écrevisses  et  sans  le 
monologue  obligé.  A  citer  aussi  Ma 
belle-mère,  de  P.  Bilhaud,  le  Cro.yne- 
mort,  le  Ver  de  terre  amoureux,  l 'n  duel 
de  Barbassou,  le  Volapuck,  etc. 

Et  la  fameuse  tirade  du  nez,  de  Cy- 
rano —  un  hors-d 'œuvre  dans  un 
chef-d'œuvre  —  qu'est-ce  autre  chose 
qu'un  monologue,  écrit  par  Rostand 
pour  Coquelin  aîné> 

Parmi  les  artistes  qui  excellent,  à 
côté  des  Coquelin,  dans  Fart  de  dire  le 
monologue,  le  meilleur  est  sans  con- 
tredit M.  Truffier,  de  la  Comédie- 
Française.  Il  est  impossible   de  mon- 


trer plus  de  spirituelle  bonhomie  et  de 
finesse  souriantequecet  éminentartiste 
dans  l'interprétation  de  ces  œuvres  lé- 
gères, ténues,  qui  ne  valent  souvent 
que  par  la  manière  dont  on  les  dit.  On 
éprouve  surtout  une  véritable  joie  de 
lettré  à  entendre  Al.  Truffier,  ainsi 
d'ailleurs  que  les  frères  Coquelin,  réci- 
ter une  fable  delà  Fontaine.  Le  Chêne 
et  le  Roseau,  par  exemple,  dit  par  ces 
incomparables  comédiens,  devient  un 
véritable  drame  dont  nous  suivons  tous 
les  épisodes  aAec  autant  d'intérêt  que 
s  il  s'agissait  d'une  réalité. 

Il  serait  injuste  de  clore  la  liste  des 


N'est-ce  pns  rju'cDc  esl  cliiirinanlc. 


Kl  clic  ni  aiinr.  .  . 

monologuistes  en  renom  sans  citer 
Yvette  Cuilberl,  la  grande  ^'\ette.  celle 
que  l'I'^urope  nous  en\  ie  et  que  IWmé- 
riquea  voulu  nous  prendre. 

Ses  chansons  ne  sont,  en  somme, 
que  des  monologues  accompagnés 
d'une  \  ague  musique. 


LES     MEl-AITS     DU     MONOLOGUE 


3 -'9 


Elles  ne  \  aient  que  par  la  note  per- 
sonnelle de  1  aimable  artiste,  par 
sa  façon  de  souligner  les  mots,  par  son 
talent  à  mettre  de  l'esprit  où  l'auteur 
n'en  avait  souvent  pas  mis,  par  son 
impeccable  diction.  Cela  est  si  vrai  que 
les  mêmes  œuvres,  interprétées  par 
d'autres  artistes,  ne  se  ressemblent  plus 
et  ne  retrouvent  leur  saveur  originale 
qu'à  la  condition  de  copier  exactement 


Attendez,  vous  allez  voir. . . 

legeste,  l'attitude  et  même  la  voix  d'\- 
veite. 

Que  prouve  cela  ? 

Tout  simplement  qu'Yvette  Guilbert, 
les  frères  Coquelin  et  M.  Trufiier  ont 
beaucoup  de  talent. 

Mais  s'ensuit-il  naturellement  que  le 
monologue  est  par  lui-même  attrayant 
et  que  les  amateurs  qui  s'y  adonnent 
doivent  nécessairement  nous  intéres- 
ser r 

J  entends  bien  (^oquelin  s'écrier  lyi-i- 
quement  : 


Trompé,  OUI...   mais  je  me  vengerni 

((  Il  iaut  en  finir  avec  cette  mau\aise 
plaisanterie  qui  consiste  à  s'écrier  : 
((  Mon  Dieu  !  que  c'est  inepte  !  Et  peut- 
on  rire  de  cela  ?  »  Du  moment  qu'une 
chose,  qualifiée  d'idiote,  vous  emporte 
dans  un  éclat  de  rire,  soyez  persuadé 
qu'elle  n'est  pas  bête.  Si  elle  n'avait  été 
que  bête,  elle  ne  vous  aurait  pas  fait 
rire.  )> 

\'oilà  bien  le  malheur!  Coquelin  et 
les  quelques  monologuistes  de  talent 
ont  le  secret  de  nous  faire  rire.  Mais 
bien  tares  sont  les  privilégiés  pouvant 
s'offrir  le  régal  d'un  monologue  récité 
par  ces  artistes.  Combien  nombreux, 
au  contraire,  les  malheureux  condam- 
nés par  les  exigences  mondaines  à 
subir  les  monologues  à  jet  continu  de 
jeunes  personnes  en  quête  d'un  mari 
ou  d'insupportables  \i\eurs  à  l'affût 
d'une  dot  ! 

Il  semble  toutefois  qu'une  détente 
s'est  produite  depuis  quelque  temps, 
cl   que.  à   part  les  spécialistes  irréduc- 


LES     MÉI'AITS     DU     MONOLOGUE 


tibles  dont  nous  avons  parlé,  les  mo- 
nologuistes  tendent  à  devenir  plus 
rares. 

Beaucoup  s'en  réjouissent,  au  risque 
d'encourir  les  foudres  de  Cadet. 

Mais  de  ce  discrédit  naissant  Coque- 
lin  ne  veut  pas  convenir.  Parrain  du 
monologue,  il  le  défend  avec  opiniâ- 
treté contre  toutes  les  attaques  et  il  ne 
laisse  échapper  aucune  occasion  d'af- 
firmer sa  vitalité  : 

—  ((  Je  tiens  Te'spèce  pour  bien  vi- 
vante et  ce  n'est  pas  une  oraison  funèbre 
que  je  viens  prononcer  devant  vous.  Je 
n